La Vie dissolue de l’humanité : une solitude sans avenir au royaume des nanos
Le cyberdocumentaire de Julien Colin apparaît sous une nouvelle forme, après une première mouture diffusée en 2005, dans l'attente d'une diffusion en DVD. Le cinéaste nous renvoie le dossier des nanotechnologies en pleine poire, en détournant les dispositifs narratifs, et en les retournant contre la machine informationnelle. Le film se transforme en cri d'alerte, laissant un sentiment d'angoisse et de terreur. Entre fiction et science, les nanotechnologies révèlent une nouvelle terra incognita, un nouvel espace de production, un nouveau cadre stratégique : une nouvelle société et un nouvel homme. Ce cyberdocumentaire présente un dispositif de recherche sur internet pour bien dé-montrer, aux sceptiques comme aux incrédules, aux imbéciles comme aux ignorants, que le savoir est à portée d'un clic. Cette forme narrative n'est pas qu'innocemment agréable à l'entendement. Elle permet de présenter, dans la structure même de l'exposé, que la vérité n'est pas ailleurs.
Cette vérité est là, toute proche, presque trop près pour pouvoir la percevoir comme la lettre volée de Poe. On constate, sans que cela soit pour autant un objet de reproche, que l’auteur emprunte le cheminement thématique et historique de l’entrée « nanotechnologie » de wikipédia. Mais le film se présente, non comme une histoire enfermée par sa linéarité répétée, mais plus justement comme une généalogie des pratiques technoscientifiques de notre temps, jusqu’à leurs fondations, et ainsi, comme un examen des conditions possibles de la réalisation de cette histoire des sciences du miniature et des convergences des savoirs et techniques. L’auteur rappelle dans la présentation écrite du documentaire qu’il s’agit d’un film réflexif sur les technologies émergentes, d’une mise en questionnement critique et néanmoins rationnelle de l’activité scientifique et du développement technologique d’un point de vue anthropologique. Cette volonté théorique, cette rigueur formelle de présentation des thèses et des faits, laissent librecours à Julien Colin pour présenter ce document par une mise en forme singulière.
Non seulement parce que l’image est échantillonnée puis mixée, comme un dj le ferait d’un disque, quand d’un coup de doigt, il accélère, ralentit ou bloque un des vinyles, mais également, parce que la diversité des sources et des grains plus ou moins pixélisés de l’image donne un relief aléatoire et signifiant. Comme dans les documentaires de Pierre Carle et Stéphane Goxe, l’apparent inachèvement est une mise en forme narrative donnant toujours le sentiment de la fragilité de la vérité, du doute à figer le temps en image, de l’hésitation à communiquer sur le complexe et le sensible.
Produire la nanovie : l’échelle des révolutions
Jordi Vidal l’avait prédit, cette petite production tournée en DV est le film d’horreur de l’année. À l’origine des nanosciences, la découverte de mode de vision à l’échelle du milliardième de mètre (le nanomètre) rend possible l’exploration de la matière et de son fonctionnement, voire même de son fondement. La vision de l’infiniment petit met en lumière les formes et les structures du territoire de l’atome, mais surtout, les forces invisibles, l’ondulation, cette énergie pure développée par ces nanomachines au chœur de la matière ; celle là même qui a désormais un comportement reconnu. La quantification de l’énergie et de la chaleur permet de calculer la probabilité des positions de structures et d’atomes. Sur la base de la découverte de l’échelle de l’infiniment petit, nous détenons la capacité de voir et de produire à la vie, puisque ce niveau de l’investigation et de la création est l’espace de la vie. Cette vie, mécanique et énergétique, n’est plus un mystère religieux.
Au sens où Deleuze et Guattari en disposent comme intuition théorique, la nanovie est une usine électrique prenant la forme d’un système à hélice. Dieu meurt une nouvelle fois. La croyance biblique rejoint inexorablement le texte de la fiction, au même niveau de n’importe quelle histoire de science-fiction, celle de Lafayette Ronald Hubbard par exemple. Au-delà de cette révolution scientifique du religieux, dont il est difficile de savoir s’il faut s’en féliciter ou s’en plaindre, une autre s’annonce : la nature se révèle être une machinerie moléculaire.
Cette révélation impose une rupture transformant toute condition technologique d’approche de notre milieu. C’est le règne de l’artificiel au cœur même de la matière. Il ne s’agit plus de reproduire la nature, mais de la dépasser, en reproduisant les modes de la vie humaine, à son rang biologique, par la chimie, la mécanique, la thermodynamique et la physique. La recherche s’oriente ainsi vers la découverte d’assemblages spontanés, vers la recherche tâtonnante des phénomènes d’autoproduction. Le but à atteindre de bon nombre d’investigateurs apparaît comme une recherche de ces nanousines fonctionnant spontanément, dont ils prendraient le contrôle pour que tout soit tout à fait dirigé (sic.). La nature n’offre plus de royaume à l’homme comme le matériau brut qu’il pourra modeler en ce qui lui est utile ; l’homme pénètre la loi du matériau pour modeler ce qui lui est vital et repousse progressivement le purement naturel, le simplement humain. La frontière du naturel, du vivant, et de l’artificiel devient de plus en plus ténue.
L’homme et la nature ne se produisent plus l’un dans l’autre ; Terence Mellick peut revêtir ses films d’un linceul. La coextensivité du corps et de la nature s’inverse et s’efface. Les gradients d’intensité du milieu ayant atteint la plus basse échelle de vision, le corps humain devient irréductible à son milieu. Le corps devient plat. À l’intérieur, des intensités circulent, intensités que l’homme produit et distribue dans un espace intensif, inétendu.
Les nanosciences imposent une révolution épistémologique : s’achève pour parti l’ère de la mécanique de Newton, pour débuter pleinement l’univers quantique d’Einstein. La physique, la chimie, la biologie, etc., sont reliées par les transformations d’échelles qu’impose la manométrie. C’est la loi du crossoving qui prévaut et qui permet la production d’idées qui apparaissaient hier encore comme pure fiction. Ce que l’on appelle incidemment, comme source de nouveauté ou de renaissance sociale, le croisement des cultures, devient dans le domaine des sciences un fleuve d’incertitudes. L’échelle du milliardième permet de trouver des connexions possibles, et faire qu’ainsi, les frontières entre chacune des sciences préexistantes s’effondrent d’un coup net, l’instant de création scientifique cinglant l’air comme la hache s’abattant sur la nuque. La nanoscience permet de construire des machines entières, molécule par molécule, au sens biologique où l’hémoglobine constitue une machine. Le contrôle de cette auto-organisation moléculaire de la vie permet d’affirmer à certains, que celui qui la détient, contrôle le futur. Car, c’est une véritable révolution, un nouvel âge de la machine, dont le but avoué de certains est d’arriver à la frontière de l’hybride moléculaire, en l’occurrence une nanomachine médicale, mi-biologique mi-plastique, qui restitue de l’électricité et se comporte comme une cellule nerveuse.
Les technologies convergentes ou convergence NBIC (nanotechnologie, biotechnologie, technologie de l’information et de la communication, sciences cognitives) dépassent largement l’impact des nanosciences. Ce n’est pas la réduction à l’échelle mécanique de la vie qui importe, c’est la convergence de cette miniaturisation vers les cadres jusque-là fermées des sciences biologiques, informatives et cognitives. On peut désormais appliquer une technologie de l’information à la génétique, ou une propriété électronique à la biologie, ou plus pernicieux encore, telle que les lois de Moore le disposent, jouer sur la frontière des lois de l’économie et de l’économie des lois physiques (l’augmentation des performances de la mémoire et de la vitesse informatique, durant 30 ans au moins, d’au moins un million de fois, correspond et réfléchit une déflation des coûts, et une augmentation proportionnelle de la productivité et de la rentabilité, et qui selon la même intensité, en retour, stimule l’augmentation des performances technologiques).
Une technologie à l’échelle nanométrique rencontre trois sciences, selon le principe d’un langage commun : c’est le langage de la métaphore de la machine et de l’électronique moléculaire. L’usage d’un savoir l’emporte ainsi sur le savoir lui-même. L’objet d’un grand nombre de recherche s’articule sur le même sens, faire converger la technologie dans le façonnage de la vie humaine. L’homme, la nature et la machine ne sont plus seulement imbriqués dans le fonctionnement d’une machine-organe qui coupe les flux de désir, d’argent et d’énergie. Les connexions de flux incessant entre les subjectivités sont désormais biotechnologiquement intégrées les unes aux autres selon des lois scientifiques qui conditionnement le développement de l’histoire comme fini, au-delà du corps et de l’esprit, de la relation et de la solitude, à l’échelle de l’atome.
Nanofiction : histoire cataclysmique
Il ne s’agit plus, tels que les pères fondateurs de la science et de la fiction l’avaient prévu, de fixer la capacité de miniaturiser le monde ou l’espèce, l’humain ou son savoir. Quid de La vision de Feynman (1959) ou d’Asimov (1966). En à peine moins de 50 ans, on a atteint les sommets de l’anticipation paranoïaque. Nous sommes déjà dans l’ère où l’on réalise de l’auto-organisation moléculaire, où l’on produit la vie à l’état brut. Le glissement linguistique des nanosciences vers les nanotechnologies démontrent clairement que les chercheurs et industriels n’investissent pas un nouvel univers, mais immédiatement, en prennent possession et le réinvestissent à l’échelle de la production, militaire et médicale. C’est cette volonté d’impuissance utilitariste, pour sauver la vie et détruire la vie, qui se fixe dans cet imaginaire de science-fiction seventies. L’ambiance est de celle que l’on retrouvait dans « L’homme qui valait trois milliards » ou « l’homme invisible », une science-fiction de carton-pâte, aux cols pelle à tarte. Pourtant, nous ne sommes plus dans le même imaginaire : les sciences et techniques les dépassant largement.
En réalité, l’anthropomorphisme du robot-homme disparaît, l’inverse s’annonçant : l’homme se réduit à l’état machinique. Le nanoréel submerge l’utopie. Nos imaginations sont en devenir de ce nouveau mode de production du monde. Les nouvelles anticipations sont marquées au fer par cette révolution de l’infime vivant et non vivant. L’humanité entière est réduite à sa propre expérimentation. La hantise des « expérimentations » des camps d’internement et/ou d’extermination ne s’achève pas dans ces marges de l’Histoire, mais se réinvente comme modalité universelle d’expérience.
Les romans de William Gibson, de Neal Stephenson ou de Michael Crichton sont trempés d’une matière paranoïaque lourde. Dans le roman de Crichton, « La proie » (2002), l’anéantissement de la vie sur terre par la « grey goo », une matière visqueuse grise composée de multitudes de nanorobots qui se reproduisent jusqu’à la prise de contrôle de la planète, est symptomatique de l’angoisse de la découverte et des usages de la microvie. Chez Stephenson, la nanotechnologie est poussée au rang de technologie ultime. Elle est le centre industriel de gouvernement des vies. « L’âge de diamant » (1995), c’est le temps totalitaire de la production artificielle de la vie. Les nanosciences recouvrent la forme et l’usage de commandement qui s’établit sur la frontière du réel et de l’anticipation, en investissant le corps jusqu’à sa réduction biologique en physique de la machine. On pénètre la réalité d’un pouvoir déjà établi, et d’une projection constante d’une humanité en fiction. La nature est remplacée par des nanostructures, d’où la pollution nanostructurelle. La marche de cette « évolution » n’est permise que par le brouillard des connaissances. Le savoir n’est plus humain, il est transmis par des ordinateurs moléculaires s’adaptant à chaque lecteur, transformant la quête humaine en un jeu permanent et total.
Le pli de l’histoire s’est une nouvelle fois de plus retourné, par réplication du même et du contraire, par impossibilité de saisir l’utopie comme alternative. L’archéologie du futur de Jameson se teinte de noir. La stratégie est de rendre inéluctable l’histoire selon un mouvement d’impulsion qui procède de sauver et de garantir la vie, tout en préparant activement les moyens de la riposte, de la mort à infliger, dans les rapports de force à venir, pour faire que l’on puisse commander aux autres, que l’on impose son hégémonie. Si l’essor des nanotechnologies est apparemment inéluctable dans le processus d’évolution, c’est à raison de cet optimum dégradé de la quête de puissance intime et de cet optimum généralisé à toutes les échelles de pouvoir. Ce n’est pas tant que nous n’ayons pas le temps physique du recul et de recherche de l’erreur qui nous commande, c’est surtout, l’emprise généralisée des rapports de force qui généralise la loi du profit et la loi de la force.
Le moteur de l’Histoire n’est plus un progrès avoué. L’histoire est entrée dans le monde de l’immanence, où le passé apparaît en pointillé et où le futur s’énonce comme une improbabilité : il est venu le temps sans durée, le temps de l’immanence de soi, qui n’est qu’un temps d’autoblocage de la conscience, un temps de la barbarie ordinaire, où depuis Auschwitz, l’excuse est de ne pas savoir et de ne pouvoir faire autrement pour sauver sa vie ; celle-là même qui vaux plus que toutes autres, plus que des millions d’autres. Dans ce temps-là, tout est permis. La fin foucaldienne de l’homme, en tant qu’objet de science, semble achevée matériellement, concrètement pour parler la novlangue appauvrie de notre époque, historiquement, pour rester dans le champ prédominant des épistémès de la modernité, par l’instauration progressive d’une solitude sans avenir.
Industries et posthumanité : devenir du réel
Il n’y a plus de particules élémentaires. Elles sont toutes des devenirs de laboratoires. Ceux qui les fabriquent sont désormais enclins à développer, selon un bon sens de gargote, sans aucune prévention des risques sanitaires immédiats, un futur qu’ils veulent construire tels des démiurges, pour ne pas rester en reste de l’aristocratie nouvelle de l’argent, et dépassant pour une fois leur temps, pour précéder tous ceux qui concourent à la quête de l’empreinte laissée à l’histoire. Nous sommes très loin de ce que nous annoncez les plus prudents des dénonciateurs des nanotechnologies, tels que Éric Drexler ou Bill Joy. Désormais le groupe international des « transhumanistes » (World Transhumanist association) agissant en réseau d’influence et de lobbying, est au stade d’influer sur les programmes du pentagone. L’enquête scientifique menée par l’estimable Jean-Pierre Dupuy semble, sur ses dires, transformée en enquête policière, à la seule différence, que les posthumanistes, extropiens, mutants de tous poils et autres, sont dans la parfaite légalité.
Ils semblent n’émettre qu’une opinion aussi acceptable qu’une autre, dans le silence et l’indifférence générale, nous montrant une fois de plus à quoi servent les puissances aveuglantes de l’information. La constitution de réseaux d’influences posthumanistes, dont Dupuy à raison de rappeler qu’ils accompagnent le programme scientifique fédéral lancé par Bill Clinton, ne trahit en rien le fonctionnement du pouvoir contemporain. Nous sommes dans la norme de l’ignorance de masse qui s’intègre à la norme de l’usage élitaire d’un savoir/pouvoir hégémonique.
L’avancée des productions nanotechnologiques relève encore de sa phase simplement industrielle : sont déjà produits de la crème solaire, des pare-chocs de voiture, des pneus, des revêtements de surface, des outils de coupe, des médicaments, etc. Entre 1990 et 2000, le nombre de publications sur les nanosciences est passé de 1 à 80, de 20 entreprises dans les années 1990, on est passé à 230 au début 2000, à 1500 en 2005 ; l’aventure industrielle est en marche : la production de nanotubes renforçant la solidité, la fluidité, etc. des matériaux se généralise selon les lois marchandes. Ces technologies font ainsi planer un doute général sur leur prolifération et les risques sanitaires et environnementaux qu’elles pourraient générer. On se souvient, en 2003, de l’émotion suscitée en Grande-Bretagne par les déclarations du Prince Charles. Influencé par la lecture de « La Proie », il avait alors évoqué la possibilité de l’éminence de ces risques. Pourtant, peu on put examiner, dès 2004, les rapports d’expertise des compagnies d’assurances craignant une nouvelle crise, type amiante. Peu n’osent avouer que les nanoparticules puissent perturber le fonctionnement de l’ADN. Comme toute découverte scientifique vitale au développement de l’économie, le processus ne semble pouvoir être interrompu que momentanément.
La recherche et les productions ne s’arrêtent pas avec les faits divers, arrivant et disparaissant comme des histoires de fantômes. Elles ne sont pas stoppées par l’information savante ou commune, chaque fois relancées par de nouvelles découvertes ou de nouvelles potentialités d’application, notamment au secours de la vie humaine : redonner vie à un membre sectionné, construire une rétine artificielle, introduire des nanobots qui soignent intelligemment le corps, etc. Les bénéfices sur le long terme sont nets pour tout ce qui relève de la décontamination des milieux pollués dont le traitement de l’eau sera un enjeu indéniable. Également, les progrès médicaux, notamment par l’amélioration de l’efficacité des médicaments, ou encore, la révolution à venir des greffes ou d’implants, seront sur du long terme très importants. Les nanotechnologies se présentent toujours sous leurs meilleurs parements : la santé, la communication et l’information et le développement durable. Quid des risques bactériologiques évoquaient par Drexler, dès 1986, parce que de telles technologies sont capables de se reproduire ou du moins de se répliquer par elles-mêmes.
Elles pourraient être tout simplement cataclysmiques puisque, par exemple, des bactéries créées dans un quelconque intérêt commun pourraient se répliquer à l’infini et causer des ravages sur la flore, sur la faune et sur l’humanité. Quid des risques stratégiques, où toutes factions, tels ces pirates du génome humain, prenant possession de nanostructures proliférantes imposeraient, ce que l’on appelle au Pentagone, un conflit asymétrique. Mais on le sait, il ne s’agit plus de préparer la guerre pour garantir la paix, ce qui était déjà en soi absurde, les armes sont comme la drogue, quand il y en a, on les prend ; mais plus justement, de préparer la guerre pour la faire à ses anciens alliés, équipés, informés, industrialisés, mais dépendants de leurs nouveaux ennemis. Le pacte de la guerre atteint son apogée dans l’institution d’ennemis que l’on entretient et attise au gré des circonstances. Les nanosciences vont être au cœur de cette construction volontaire des conflits asymétriques. Quid, bien entendu, de la surveillance sociale et policière que permet la conjugaison d’un nanoespion inoculé ou implanté, conjugué à la surveillance satellitaire, qui nous renvoie à la société de contrôle type. Le langage politique s’en trouve affecté, tant le terme totalitarisme brûle les lèvres de beaucoup, sans que nous ne puissions l’utiliser que par usage relatif. Car s’il existe un totalitarisme de la surveillance, le libre consentement de ceux qui l’exigent, pour lutter contre les enlèvements au Mexique, ou pour lutter contre l’insécurité dans le monde développé, supprime big brother pour un panoptique dont le cœur est le sujet-roi et volontaire. Sans mot ni sens pour lutter contre cette forme nouvelle de servitude, les nanosciences sont par essence le nouveau moyen des sociétés de contrôle des subjectivités aliénées à leur propre devenir.
Pour Jean-Pierre Dupuy, dont on ressent l’affliction et l’inquiétude, le problème est celui de la taille des enjeux. Ce n’est pas celui de l’incertitude que tendrait à limiter le principe juridique de précaution, dont on se souvient, que le rapport Attali voulait le faire disparaître au nom de la quête de croissance. Le problème, c’est l’état de nécessité qu’impose l’impulsion d’une telle découverte. Le biopolitique foucaldien peut être ainsi décloisonné théoriquement des usages que l’on en faisait jusqu’ici. Les nécessités biomédicales vont devenir le centre d’impulsion de la recherche des nanosciences. Une sorte de métalégitimité qui recouvre toute action envisageable en ce domaine, puisque c’est au nom de la vie humaine que l’on s’engage dans un processus de modification de l’humanité. Alors que par ailleurs, l’homme corps se trouve privé de tous jugements critiques, perdant progressivement possession de l’esprit, du savoir et de l’éthique nécessaires à ce jugement. La révolution technoscienfique tourne au virage de la métaphysique, la source de la vérité, la raison d’être, la raison du fini, du tranché, étant dans l’infiniment petit ; Leibniz retrouvé dans une époque qui ne le lit pourtant plus.
L’ampleur des dégâts serait sans précédent dans l’histoire de l’humanité. L’homme est une machine imputationnelle et informationnelle, s’il se résout à ces fonctions agentiques, s’il répond à la quête totale de la vie, jusqu’à son absurde, au détriment de tous sens éthiques et notamment d’une éthique de la mort, effectivement la prophétie d’une fin d’un devoir-être commun se dessine. Nous pourrions, comme le prédisent certains chercheurs, atteindre une posthumanité robotique vivant par télépathie, selon le principe de la reproductibilité de la machine, et ainsi trouvant l’immortalité, et procédant ainsi d’une conscience collective intuitive, comme l’abeille dans la ruche. Sans un devoir-être commun qui nous lie en tant qu’humanité, nous ne sommes que de nouveaux matériaux avec de nouvelles propriétés, des êtres humains nouveaux avec de nouvelles propriétés physiologiques et morales, des sociétés nouvelles avec de nouvelles propriétés communicationnelles. Des sociétés biotechnologiques, où pour l’immortalité, l’humanité se sacrifierait, non seulement comme espèce vivante, mais aussi, comme sens du devenir d’un être désormais inachevé.
Consulter Julien Colin, Le silence des Nanos, Production À Bout de Champ, 2007.