« L’Eurafrique » ? Penser l’Europe, déconstruire l’Afrique…
L'idée de l'Eurafrique fut d'abord un débat politique français, vivace à compter de 1921 et jusqu'en 1942. Elle y était présentée comme un moyen de préserver les sociétés européennes de la guerre par la commune exploitation de l'Afrique. Il s'agit, à l'origine, d'aider au rapprochement franco-allemand et à la construction de l'Europe, en faisant des colonies un bien commun des nations européennes. Le thème se mêle à celui du planisme et est également envisagé dans la perspective de la construction d'une autarcie de grand espace. Dans la France de Vichy le thème eurafricain est surtout la rencontre des aspirations technocratiques des équipes de Vichy et du Nouvel ordre européen.
L’idée connaît aussi un succès certain en Belgique, soutenue là aussi par des personnalités aussi bien de gauche que de droite, par exemple par le briandiste Pierre Daye passé ensuite au collaborationnisme.
L’Axe et l’Eurafrique
En Allemagne l’idée d’une coopération européenne faisant des colonies françaises un bien européen séduit au plus haut point certains dignitaires nazis. Otto Strasser (1897-1974), l’un des principaux leaders du parti nazi, organise la scission de l’aile « gauche » de ce dernier en 1930. Il pousse alors encore plus loin l’idée, préconisant l’élaboration d’une zone européenne de coopération économique relative aux ressources de l’Afrique, de l’Est de l’Europe et de l’Asie.
La perspective de colonies allemandes en Afrique renvoie à un dessein des élites du Second Reich (1871-1918). Si de nombreux nazis y adhèrent, Hitler envisage pleinement une exploitation de l’Afrique devant engager des membres de toute l’Europe. Il s’ouvre même de cette question au comte Galeazzo Ciano (1903-1944), ministre des affaires étrangères italien et gendre de Mussolini. Le 25 octobre 1941 il présente à Ciano ses vues en matière de fondation « d’une Europe unifiée au sein d’une zone économique complétée des colonies africaines ». En cet entretien il affirme que seule cette Eurafrique sera à même de mettre à bas les USA. Les fascistes italiens suivent une logique proche puisque leur programme de 1919 prévoyait une fédération européenne colonisant l’Afrique, celui adopté en novembre 1943 au congrès de Vérone donne pour but géopolitique la constitution d’une fédération européenne des Etats nationalistes qui engage la lutte contre la « ploutocratie mondiale » et organise la valorisation de l’Afrique, appuyée sur les nationalistes musulmans.
Walter Funk (1890-1960) fait ensuite entrer ce thème dans la doxa nazie en 1942. Mnistre de l’Economie du IIIe Reich à partir de 1938, déjà partisan de ce qu’il nomme une « union économique européenne » en 1929, il expose en juillet 1940 son projet pour l’après-guerre. Il s’agit d’une zone de libre-échange avec l’Europe occidentale. A l’intérieur de l’Europe (Est inclus) chaque pays s’occuperait d’une production spécifique en laquelle il est spécialisé. Mais en 1942 il précise que par « économie européenne » il faut entendre « économie eurafricaine ».
Mues d’après-guerre
La question de l’Eurafrique a été abordée par les négociateurs tant du Pacte de Bruxelles (en mars 1948, la Belgique, la France, la Grande Bretagne, la Hollande et le Luxembourg créent une alliance défensive, prototype de l’OTAN de 1949) que par ceux du Traité de Rome en 1957. C’est là le chant du cygne du concept. Celui-ci se retrouve marginalisé dans les mouvements politiques nationalistes et il se stabilise d’abord sous la forme que lui en donne le leader historique du fascisme britannique, Sir Oswald Mosley (1896-1980). Le credo de ce dernier est que l’Europe unitaire en devenir se devrait d’user à son profit d’un tiers de l’Afrique. Cette Eurafrique serait blanche, les Noirs devant être relégués en une nation à son Sud qui leur serait dévolue, au motif de la protection de l’arriéré face au civilisé qui ne pourrait être que tenté de réduire le premier en esclavage. Cette zone se constituerait en autarcie, bénéficierait de sa propre doctrine Monroe vis-à-vis de la nation noire, mais partagerait avec les Etats-Unis l’influence sur l’Amérique du Sud, tandis que les pays arabes constitueraient une zone tampon entre elle et l’URSS.
Pierre Poujade adopte le thème a minima en prônant une « union latine » qui regrouperait la France, l’Espagne et l’Italie et sauverait tout ensemble le système colonial. Les groupuscules qui tentent de poursuivre le combat de l’OAS-Métro (ainsi le Mouvement Jeune Révolution) en usent plus peut-être pour moderniser l’image des tenants de « l’Algérie française » qu’en programme politique sincère ou crédible. Au crépuscule du siècle, Jean-Marie Le Pen reprend le terme dans un discours au Parlement européen, mais sans donner aucune définition ni vision claire. En somme, il s’agit d’un mot-valise dont il use car il est disponible.
Un mot comme un canard sans tête…
In fine, le terme connaît une ultime consécration qui est aussi le signe de son absolument dépérissement en tant que concept. En effet, Henri Guiano l’a placé dans le discours de Dakar du Président Sarkozy. Mais, au-delà de la maladresse de plume de cet usage d’un mot connoté, il ne s’agissait plus que de signifier le dépassement de la « Françafrique » pour élaborer une nouvelle donne de développement entre deux continents.