Les Extrêmes droites et l’antisémitisme en France
Primo, le rapport à la violence : si extrêmes droites et antisémitisme sont d’abord si étroitement liés dans nos représentations, ce n’est pas dû qu’à l’ombre du Troisième Reich et à la collaboration du régime de Vichy. Les formations françaises ont pu faire montre d’un antisémitisme débridé, qui s’est radicalisé durant la guerre : on pouvait ainsi débattre à Paris en 1943, lors d’une réunion publique du groupe Jeune Europe, du procédé le plus performant pour exterminer « définitivement » les juifs[1]. Cependant, l’idée s’est répandue d’une quasi-évaporation instantanée de cette pratique violente depuis la Libération. Sur la base essentiellement d’archives de police on verra que la dynamique s’avère plus complexe.
Secundo, l’antisémitisme comme bien culturel. Dès l’origine, il en fut un : en témoigne ce qui est très probablement la première critique française de de La Victoire du judaïsme sur le germanisme, publié à Berlin en 1879 par Wilhem Marr (année où il fonde la Ligue Antisémite et où il invente ce concept). Face aux dix éditions allemandes connues par la brochure outre-Rhin, le critique français se rengorgeait et considérait que de telles lubies étaient inexportables en France[2]. Edouard Drumont devait le premier le contredire avec le succès de La France juive (1886), vendue à 62 000 exemplaires la première année et à un millier par an jusqu’en 1910[3]. Le marché des biens culturels antisémites n’a pas disparu : il s’est renouvelé dans ses thématiques. Le négationnisme a joué un rôle essentiel, pas seulement pour nier ce qui fut mais pour produire un nouveau mythe mobilisateur antisémite.
Tertio, la place de l’antisémitisme dans le champ des formations partisanes. La question est celle qui a le plus retenu l’attention au détour des polémiques lancées par Jean-Marie Le Pen. Néanmoins, on ne saurait faire l’économie ni de l’observation des évolutions du Front National (FN) en la matière, ni des changements de la demande sociale. En guise de conclusion, il s’agira donc de déplacer la focale des agents sociaux engagés dans les extrêmes droites aux réponses qui leur ont été opposés depuis 75 ans.
Les violences antisémites
L’antisémitisme et sa pratique violente ne deviennent pas ipso facto des tabous socio-politiques à la Libération, comme en témoignent les manifestations et violences antisémites de mai 1945, en opposition à la restitution des biens spoliés aux juifs. Elles sont organisées en sous-main par trois associations fondées entre décembre 1944 et avril 1945, entraînant leur dissolution par décret le 13 juin 1945. Cette décision gouvernementale met fin aux violences et provocations autour des biens qui avaient été aryanisés. Les pouvoirs publics sont d’autant plus vigilants qu’ils connaissent une double pression : de la part du Parti communiste français (PCF), d’une part, qui voit dans les manifestations antisémites une tentative de relance du fascisme, de la part de la Direction de la sûreté du territoire d’autre part, qui estime en mai 1945 que s’ébauche une organisation terroriste antisémite évaluée à 200 membres[4].
Pour l’essentiel le peu d’énergies mobilisables par l’activisme d’extrême droite est dérivé par les guerres de décolonisation – mais cela n’empêche pas le mouvement Jeune Nation de Pierre Sidos d’ébaucher un projet d’attaque des locaux de la Ligue Internationale Contre l’Antisémitisme (LICA) en 1951[5]. La vague la plus impressionnante de violences antisémites se situe toutefois trois décennies après la Seconde guerre mondiale.
De 1979 à l’été 1980, 325 actes de violences, dont 50 attentats à l’explosif, sont imputés à l’extrême droite[6]. Cette phase implique essentiellement des militants néo-nazis, ce qui est souligné tant par les signatures des groupes clandestins que par le choix des cibles visées. L’exemple prototypique en est le Groupe Joachim Peiper, dont le nom renvoie à un ancien Waffen-SS. Sa signature se retrouve lors des attentats contre le siège de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH, juillet 1976), de la LICA (août 1976), de l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide (octobre 1976), du Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples (août 1976 ; novembre 1976 ; juillet 1977), contre deux des avocats de ce dernier (juillet 1977), etc.
Cette dynamique connaît une amplification à la suite de l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic le 3 octobre 1980 (4 morts et 46 blessés)[7]. Le massacre engendre une déferlante de violences d’extrême droite, qui font plus que doubler par rapport à 1979. Le tiers d’entre elles est constitué de 76 actes antisémites (contre 25 l’année précédente), et 85% de ces faits antisémites d’extrême droite se déroulent dans les quatre derniers mois de l’année[8]. Le nombre d’actions antisémites va ensuite s’écrouler au bénéfice d’une envolée des actes anti-maghrébins. La dynamique fonctionne dès lors avec des sursauts provoqués par des stimuli, comme consécutivement à l’attentat de 1980. Ainsi, le nombre d’actes antisémites attribués à l’extrême droite passe-t-il de 2 en 1986 à 15 en 1987, lors du procès de l’ancien gestapiste Klaus Barbie. La raréfaction n’est pas la disparition : le 2 août 1984 un militant néo-nazi assassine Henriette Barsky à cause de sa judaïté – l’assassin a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Néanmoins, globalement, les actes deviennent des gestes symboliques et se défont de l’agression physique ; par exemple, le premier juin 1988 à Paris l’inscription « mort aux juifs » est peinte sur la permanence de Jean-Pierre Pierre-Bloch (à la fois figure de la LICRA et homme politique de droite). Les menaces antisémites peuvent également surgir à l’occasion de l’actualité moyen-orientale : le déclenchement de la Première Intifada en 1988 provoque une floraison de menaces antisémites réalisées par des militants néofascistes[9].
Il n’existe hélas pas de données aussi précises pour les dernières décennies, de par la réorganisation des services de renseignement. Grâce aux travaux de Nonna Mayer et de la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme on sait toutefois que le regain de violence antisémite n’a pas débuté avec la Seconde Intifada en 2000 mais en 1999, avec les débats quant aux réparations des spoliations antisémites et l’affaire Maurice Papon. Des explosions de violence ont ensuite lieu en 2000 (multiplication par six des violences antisémites, par quatre de l’ensemble des violences racistes), l’année de l’assassinat d’Ilan Halimi (+ 35%, 2006), ou après les attaques perpétrées par Mohamed Merah en 2012 (+58%)[10]. Nonobstant, les données recueillis par le programme « Violences et radicalités militantes en France » (VIORAMIL) de l’Agence Nationale de la Recherche désignent une persistance d’une priorité donnée aux violences symboliques dans le cadre de la violence antisémite d’extrême droite, la violence physique étant amplement concentrée désormais sur les personnes d’origine sud-méditerranéenne. Par exemple, la profanation du cimetière de Carpentras en 1990 a provoqué un phénomène structurel de violences contre les biens mortuaires juifs, mais qui demeure très concentré depuis au Nord-Est du pays[11].
L’antisémitisme comme bien culturel
Le plus productif des antisémites français du XXè siècle, Henry Coston, décrivait Drumont comme le précurseur d’Hitler, et s’en voudra le successeur jusqu’à sa mort en 2001. Editeur des Protocoles des Sages de Sion, il fonda une formation politique en 1933 à qui il revint d’introduire la francisque dans le folklore de l’extrême droite française, ses militants arguant qu’elle aurait un tranchant pour couper la tête des juifs, l’autre pour celle des communistes[12]. Sous l’Occupation, l’antisémitisme fut plus encore le gagne-pain de Coston. Arrêté en Autriche en octobre 1946, Il est emprisonné jusqu’en 1951. Il reprend ses activités éditoriales, et déplace sur la géopolitique ce qu’il disait dans le politique. Là où le Coston d’avant 1945 dénonçait le complot juif dans l’alliance occulte du capitalisme et du communisme, le Coston d’après 1951, traduit et diffusé en Argentine, au Canada, en Espagne et en Italie, voit la main d’Israël derrière les agissements de l’Union soviétique et des États-Unis[13]. En France, il a vendu environ quarante mille exemplaires de ses ouvrages[14].
Il existe donc encore un marché de l’antisémitisme mais dont la régulation nécessite des ajustements. Au premier chef, la négation des crimes qu’il a provoqués. Le négationnisme est lancé par deux hommes qui ont été partisans du Nouvel ordre européen mais ne se sont pas engagés sous l’uniforme : le Suisse Gaston-Armand Amaudruz, dès 1946, et le Français Maurice Bardèche, dès 1948. Pour Amaudruz, l’horizon géopolitique est fortement corrélé à l’utopie raciale : antisémitisme et européisme sont deux aspects indissociables de sa pensée jusqu’à son décès en 2018. Dans le journal qu’il fonde en 1946, Le Courrier du continent, il pose d’emblée quelques grands thèmes de la littérature négationniste : les Allemands juifs émigrés auraient provoqué le conflit, les crimes imputés aux nazis ne seraient que bobards des vainqueurs[15].
Bardèche travailla à la suite à formuler un antisémitisme qu’il voulait plus serein. Il reste pour lui la question politique centrale, mais en essayant de sauver les bilans des fascismes de celui de l’Extermination, affirmant qu’un « pays qui n’a plus confiance dans les méthodes parlementaires et qui a conscience du péril juif est un pays qui a fait un grand pas dans la voie de son indépendance et de son salut »[16]. Ainsi, s’il fut le premier auteur négationniste en France, Bardèche en paraît moins convaincu que soucieux de sauver une vision du monde, écrivant
« la persécution systématique des Juifs a été (…) une erreur d’Hitler, car elle est une mesure située hors du contrat fasciste. (…) Le fascisme, en tant que système politique, n’est pas plus responsable de la politique d’extermination des juifs que la physique nucléaire, en tant que théorie scientifique, n’est responsable de la destruction d’Hiroshima. Nous n’avons donc pas à en charger notre conscience. Et nous devons même combattre la propagande essentiellement politique qui assimile le fascisme et l’antisémitisme systématique »[17].
Le négationnisme va se répandre dans les extrêmes droites militantes mais ne constitue pas une question dans l’espace public jusqu’à 1978. Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas en tant que bien culturel, participant de l’ensemble des préjugés antisémites. En 1966, entre un tiers et un quart seulement des sondés reconnaissent qu’effectivement entre cinq et six millions de juifs européens ont été assassinés ; 10% se déclarent antisémites et 9% comme ayant de l’antipathie pour les juifs ;13% pensent que les juifs sont trop nombreux en France, 31% qu’ils sont particulièrement nombreux dans la politique, 58% qu’ils sont particulièrement nombreux dans le monde financier, 81% qu’ils sont particulièrement nombreux dans le commerce, et 50% éviteraient de voter pour un pour un candidat à la présidence de la République qui serait juif[18]. 1978 est un tournant puisque, en une longue interview à L’Express, l’ancien commissaire aux Questions Juives, Darquier de Pellepoix professe que l’extermination est une « invention juive » afin de « faire de Jérusalem la capitale du monde »[19]. Puis, après une bataille de procédure autour du droit de réponse, Robert Faurisson parvient quelques jours plus tard à faire publier dans Le Monde une version abrégée de l’article qu’il avait publié précédemment dans la revue de Bardèche[20].
Toutefois, la popularisation du combat négationniste a d’emblée asséché son imagination. Les auteurs ne parviennent guère à se renouveler, et leur propos devient délictuel à compter de la loi Gayssot en 1990. Or, le négationnisme avait valeur de contournement de la loi Pleven de 1972 contre l’incitation à la haine : il perd ainsi une grande part de sa valeur politique.
Ces dernières années, le coup le plus puissant contre l’histoire et la mémoire de l’Extermination a été la perspective révisionniste d’Éric Zemmour à propos de la politique antijuive de Vichy. Pour le polémiste, il y aurait un mythe historiographique à ce sujet dont la raison serait qu’il permettrait de disqualifier les politiques étatiques visant à discriminer juridiquement nationaux et étrangers (un argument avancé jadis par le journal du FN qui affirmait que « la Shoah sert entre autres (d’abord ?) aujourd’hui à rendre impensables certains moyens indispensables d’une juste cause, la lutte contre l’immigration-invasion »[21]. C’est là la version de faible intensité de ce que pensaient les amis d’Amaudruz et les plus radicaux membres de l’extrême droite : l’Extermination serait un mythe destiné à permettre la politique mondialiste menée par le pouvoir juif, passant par l’organisation du métissage de l’Europe et la domination de l’Etat israélien. La fonction politique du négationnisme n’a jamais été une simple contre-histoire : dans les publications les plus antisémites de l’extrême droite des années 1950-1990, il s’agit d’affirmer que s’il y a mensonge historique imposé c’est que le complot juif tient politiques, médias, juges, universitaires, à l’échelle internationale, pour organiser un métissage des populations européennes et instaurer l’ordre mondialiste auquel aspireraient « les juifs ». Le négationnisme vise à démontrer la malignité juive et à justifier des politiques tout à la fois à l’encontre des juifs et des immigrés[22].
L’antisémitisme dans les partis politiques d’extrême droite
François Duprat (militant néofasciste, diffuseur négationniste, auteur du rapport de création du FN en 1972, numéro deux du parti lors de son assassinat en 1978) estimait que l’Extermination était le « mythe propagé par les sionistes pour mieux assurer leur domination » et le sionisme « l’idéologie pernicieuse de destruction et d’asservissement de nos nations », ce pourquoi : « Nous avons la naïveté de croire qu’il n’existe pas seulement un état sioniste, mais une réalité à tout le moins occidentale du sionisme en tant que force politique dominante, et groupe de pression combien puissant. Nous sommes contre l’état sioniste pour deux raisons et non pour une seule : parce que cet état est fondé sur la spoliation et le vol, et parce que la France doit avoir une politique d’amitié avec les pays arabes ; parce que cet état est le bras séculier d’une force politique que nous avons à combattre au sein de notre propre pays »[23].
Jean-Marie Le Pen ne partageait guère à cette époque les obsessions de Duprat. Dans une formule euphémique parfaitement maîtrisée, il explique dans le second tome de ses mémoires : « Je dois avouer que je me sens plus proche aujourd’hui de Duprat que je ne l’étais à l’époque. L’histoire du Front national, notamment depuis le détail, m’a rapproché de soucis et d’analyses qui alors lui étaient propres »[24]. Jusque-là, il avait même essayé de lier contact avec les mondes juifs, en France comme en Israël. L’ouragan provoqué en 1987 par la déclaration du président du FN sur « le point de détail » n’est pas à rappeler, on ignore plus souvent qu’il provoqua force défections chez les militants de base du FN. La question de l’antisémitisme n’a jamais été aisée dans le parti, comptant aussi bien des personnes radicalement antisémites que d’autres totalement opposées à l’antisémitisme. La presse proche du FN étant plutôt tenue par le premier camp, elle fournit durant des années des exemples de citations condamnables (et souvent condamnées judiciairement) à la presse anti-FN – aujourd’hui Marine Le Pen ne manque jamais de souligner qu’elle est la cible obsessionnelle de l’hebdomadaire antisémite Rivarol. Le refus de Jacques Chirac de sceller alliance avec le FN était répété ad nauseam venir d’un serment effectué par les cadres des partis de droite dans les loges du B’nai B’rith, une internationale judéo-maçonnique d’origine américaine – sans compter la rumeur fantasmatique mais écoutée dans les plus hautes instances du FN selon laquelle Chirac eût été secrètement juif.
La question a été centrale dans la stratégie de normalisation du parti entamée par Marine Le Pen dès avant qu’elle en prenne la présidence. Elle demeure toujours délicate à manier pour elle – elle ouvrit ainsi une polémique en 2017 quant à la non-responsabilité de la France dans la rafle du Vel’d’Hiv’, sujet qu’elle eût politiquement mieux fait d’éviter étant donné que le Parti populaire français de Jacques Doriot fournit les supplétifs, et que le numéro deux du PPF fut plus tard un temps le numéro deux du FN… Toutefois, la prise de la direction du FN par Marine Le Pen a été marquée par l’exclusion de cadres et militants antisémites, et, plus encore, par ses déclarations selon lesquelles « ce qui s’est passé dans les camps » était « le summum de la barbarie ». La présidente du FN a toujours condamné l’antisémitisme, qui est une passion “chaude” dont on n’a aucune raison de la soupçonner de l’entretenir en secret, pas plus qu’on n’en aurait de ne pas constater qu’elle a toujours entretenu des relations privées amicales avec des personnalités issues de l’extrême droite radicale alliant antisionisme radical et références positives à la Waffen-SS, et qu’elle en a fait des élus et prestataires de services de son parti[25].
Ce réalignement politique s’opère dans le cadre d’une conjonction spécifique de l’électorat et de l’opinion. L’antisémitisme ne constitue plus un appui social à la construction d’une offre politique : le jugement selon lequel les Français juifs ne seraient pas des Français « comme les autres » a doublé depuis 2009 pour atteindre 14 %, mais il est donc loin du taux de 2000 (23 %) et sans commune mesure avec l’après-guerre (les deux tiers des sondés en 1946). Cet affaiblissement global n’induit pas une fin de la polarisation politique des opinions : un sondage de 2013 visant à comprendre les articulations entre antisémitisme et opposition à l’existence de l’Etat d’Israël montrait que si l’image négative d’Israël est plus marquée à droite (50%) qu’à gauche (34%), les personnes qui rejetaient à la fois les Français juifs et Israël représentaient 45% des proches du FN et 28% des proches de l’extrême gauche (le taux le plus bas de ce double rejet étant à gauche avec 19%). A contrario, le thème de la défense des Français juifs contre l’antisémitisme islamiste s’est avéré électoralement pertinent : l’électorat de confession juive est passé d’un vote FN de 4,5 % en 2007 à 13,5 % en 2012, signe d’une normalisation accélérée, puisque cette progression est quasiment le triple de celle de l’électorat dans son ensemble (de 10,4 % à 17,9 %)[26]
Cette démonétisation de la valeur électorale de l’antisémitisme apparaît également dans l’échec des tentatives de construction d’offres politiques alternatives au FN qui reprendraient ce créneau. Plusieurs ont eu lieu, on en retiendra la plus emblématique. En 2007, Alain Soral a lancé l’association Égalité & Réconciliation (E&R) pour prospecter des segments ethno-confessionnels de la population, et ainsi fournir des cadres « issus de la diversité » au FN. Avec l’ancien directeur de campagne de Dieudonné, ils entrent au Comité Central du parti. Mais, se voyant refuser une tête de liste aux élections européennes de 2009, il en claque la porte et joue la diabolisation jusqu’à se déclarer « national-socialiste », alors même que son absence de racialisme interdit de le comparer au nazisme – son interprétation du « sionisme » est en-somme celle que faisait Duprat, également non racialiste. Le travail sur internet a été couplé avec une recherche de développement militant. Le duo Soral-Dieudonné s’est entendu avec les chiites du Centre Zahra (dissout par l’Etat en 2019 au motif qu’il légitimait « de façon régulière le djihad armé ») et leur Parti antisioniste pour monter une Liste antisioniste aux élections européennes de 2009 (1,3 % des suffrages en Île-de-France, la seule circonscription où ils étaient présents). E&R hésite ensuite à se transformer en parti politique, y renonce non sans avoir exclu les disciples de Duprat qui espéraient en faire un parti nationaliste-révolutionnaire. Finalement, Alain Soral et Dieudonné annoncent la fondation du parti Réconciliation nationale fin 2014… et le projet périclite[27]. L’offre politique s’est repliée sur une seule dimension culturelle : l’antisémitisme peut remplir des salles de spectacle, faire exploser les compteurs de visionnage de vidéos en streaming, mais non remplir les urnes. Cette position elle-même s’est fragilisée : après avoir atteint huit millions de vues mensuelles en 2016, le site d’E&R a depuis longtemps désormais un trafic réduit de moitié.
Les réponses à l’antisémitisme d’extrême droite
Dès la Libération, le combat contre l’antisémitisme a été à l’ordre du jour. L’ordonnance du 26 août 1944, qui définit l’indignité nationale prévoit explicitement son application à ceux qui se sont engagés « en faveur du racisme, ou de doctrines totalitaires »[28].L’ordonnance du 30 septembre 1944 prononce l’interdiction provisoire de paraître d’environ 900 périodiques de France métropolitaine. L’ordonnance du 26 décembre 1944 spécifie dans son article 2 que l’indignité nationale implique la « privation du droit de diriger une entreprise d’édition de presse, de radio ou de cinéma, ou d’y collaborer régulièrement »[29]. En 1945, des listes d’ouvrages prohibés sont établies en janvier, mars et juin. Ainsi la liste de mars comporte-elle 113 livres d’auteurs aussi peu équivoques que Marc Augier, Céline, Jacques Doriot, ou Lucien Rebatet[30]. Précisons que ce sont des œuvres qui sont interdites et non des auteurs qui seraient ostracisés. Rebatet peut bien avoir achevé son dernier article dans la presse des Waffen-SS francophones par les mots « Mort aux juifs ! »[31], et s’être réfugié à Sigmaringen face à l’avancée des Alliés, cela ne l’empêchera pas de tenir une chronique dans Valeurs actuelles.
Enfin, quoiqu’elle fût d’abord prise pour contrer l’influence jugée pernicieuse des comics américains, la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse permet au ministre de l’Intérieur d’interdire exposition et vente aux mineurs d’une publication, mesures renforcées dans les décennies suivantes en incluant explicitement dans les motifs « la discrimination ou l’incitation à la haine raciale ». Furent ainsi interdites d’affichage et de vente aux mineures entre 1945 et 2016, 6 900 publications. Les organes antisémites de certains groupes militants ont été touchés, l’interdiction frappant en 1990 Le Soleil de l’Œuvre française (dissoute par l’Etat en 2013), ou, l’année suivante, Tribune nationaliste, du néo-nazi Parti Nationaliste Français et Européen.
Ce foisonnement juridique a été fortifié jusqu’au niveau constitutionnel puisque le préambule de la Constitution de 1946 indiquait : « Le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés ». La répression de l’antisémitisme devait trouver cependant ses limites dès la parution du premier ouvrage négationniste de Bardèche en 1948. La parution de son livre Nuremberg ou la Terre promise lui vaut d’être arrêté et emprisonné, poursuivi pour « apologie du crime ». Il fait savoir l’aporie juridique : il ne saurait faire l’éloge d’un fait dont il nie l’existence. Il reçoit le soutien d’André Gide comme de François Mauriac. L’universitaire épuré est relaxé, mais le Parquet fait appel. Maître Isorni, son avocat, prévient lors du second jugement : condamner Bardèche pour un délit qu’il n’a pas commis au motif de son idéologie reviendrait à ce qu’il en soit « alors fini avec la liberté de penser ». L’écrivain est condamné à un an de prison et une lourde amende[32]. Il sera vite libéré et jouira d’un prestige formidable dans les extrêmes droites européennes grâce à cette condamnation.
La question est donc posée bien vite : comment réprimer l’antisémitisme sans attenter à la liberté d’expression ni assurer aux antisémites la position d’ennemis du « système » qui pourrait leur assurer une formidable publicité ? On n’aura certes pas l’outrecuidance d’affirmer que l’on dispose de réponses toutes faites, mais on soumettra deux pistes à la réflexion.
La première concerne l’Etat. La mission jadis confiée à la DCRG de procéder à un audit mensuel et annuel des violences politiques lui permettait d’avoir une idée précise des dynamiques à l’œuvre. La commission d’enquête parlementaire sur les groupuscules d’extrême droite tenue en 2019 avait proposé parmi ses nombreuses recommandations de revitaliser cette mission en s’inspirant du travail fait en Allemagne par l’Office national de protection de la constitution ainsi que des programmes de recherche sur les radicalités, pour permettre ainsi une évaluation permanente de l’état des radicalités potentiellement violentes. Un tel dispositif avait le mérite de ne pas restreindre la liberté d’expression et de ne pas se limiter à la cible initiale puisque, comme bon nombre de dispositifs prônés par la commission, il s’appliquerait à l’ensemble des radicalités et en particulier à la lutte contre le djihadisme[33]. Alors que la question du contrôle des radicalisations violentes paraît être un objet consensuel et que le gouvernement a beaucoup communiqué autour d’un projet de loi sur ce qu’il nomme « les séparatismes », notion à laquelle le ministre de l’Intérieur a précisé qu’il incluait le nationalisme blanc, on peut regretter que certaines propositions de cette commission ne soient jusque-là pas intégrés au débat quant à cette future loi.
La seconde piste concerne la société. Une double erreur nous semble perdurer dans le combat antiraciste. La première est sa segmentation en niches thématiques. S’il est du domaine des idées convenues de fustiger « l’antiracisme des années 1980 », force est de constater que, lui, n’était pas impuissant. La manifestation après la profanation du cimetière de Carpentras se fit avec pour mot d’ordre « pour la justice, la liberté et la démocratie » et la banderole de tête portait « non au racisme, non à l’antisémitisme ». Un million de manifestants défilèrent… La deuxième erreur tient du ciblage argumentatif. On répond aux propos antisémites en les qualifiant de « discours de haine » et de « socialisme des imbéciles ». Nul n’a jamais été convaincu après avoir été traité d’imbécile haineux, et il s’avère que rien n’est plus juste que la plaisanterie de Pierre Desproges selon laquelle « l’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui ». Les racistes ne considèrent pas tenir un discours haineux basé sur leur mésinterprétation du réel : ils pensent tenir un discours de libération et défense de leur communauté face à un groupe qu’ils définissent comme allogène et dont ils considèrent avoir analysé l’hostilité du comportement. Conséquemment, la lutte judiciaire contre les « hate speeches » n’est qu’une procédure d’endiguement. Dans des démocraties de marché et des sociétés de l’hyper-connexion le contre-discours ne peut pas consister en cette seule procédure. Ce qui fait la force essentielle des discours antisémites est qu’il propose une explication à la phase de transnationalisation du monde dans laquelle est entrée la globalisation après la Seconde guerre mondiale. Si le monde est devenu plat, les populations mobiles, les cultures hybrides, ce serait le fait de l’action du « sionisme ». Le thème n’est pas disjoint de celui qui nourrit toutes les extrêmes droites actuelles, à savoir que la globalisation est devenue une orientalisation. Il faut s’atteler à la pédagogie de la transnationalisation du monde. Jugées trop complexes, ses structures demeurent hors-champ, ou plutôt elles sont invisibilisées de l’espace public mais peuplent les chaînes de vidéo streaming où chaque crise ou changement s’y voit interprété à l’aune de la monocausalité juive.
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Les contenus des notes et des entretiens du Cercle de la Licra ne représentent ni les positions du Cercle de la Licra ni celles de la Licra mais nourrissent nos réflexions communes. Il en est de même pour l’auteur. Les notes peuvent en revanche faire l’objet de propositions après discussion au sein du Bureau Exécutif de la Licra et d’un vote au Conseil Fédéral de la Licra.
Notes
[1] Renseignements Généraux de la Préfecture de Police (RGPP), dossier Jeune Europe, APP/77W6050/689898.
[2] Jean Bourdeau, « Les Allemands vaincus par les juifs », Le Journal des Débats, 5 novembre 1879, p. 3-4.
[3] Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Perrin, 2008, p. 127.
[4] Pascal Girard , Les complots politiques en France et en Italie de la fin de la Seconde Guerre Mondiale à la fin des années 1950, thèse de doctorat, Institut universitaire européen, Florence, 2012, p. 129-131.
[5] RGPP, « Les groupements et formations politiques d’extrême droite », p. 26-27, AN/20030515/1/DP705. La LICA devient la LICRA en 1979.
[6] Directeur des Renseignements Généraux au Directeur de la Réglementation, 8 février 1979, 3 p. ; idem, 21 juillet 1980, 8 p. (AN/19990426 /5).
[7] Si l’extrême droite en est un temps soupçonnée à tort, c’est d’une part à cause de ce contexte, d’autre part car un militant sioniste s’est infiltré dans le principal groupuscule néonazi de l’époque et a fait une fausse revendication auprès de la presse (voir Jacques Walter, « L’attentat de la rue Copernic (3 octobre 1980) : piste et fausse piste de l’extrême droite. Temporalités, revendications, attributions », Béatrice Fleury et Jacques Walter dir., Violences et radicalités militantes dans l’espace public en France des années 1980 à nos jours, Paris, Riveneuve, 2020, p. 487-524). Les commentateurs qui parlent de manipulation des pouvoirs publics à propos de la fausse piste néonazie affirment des contre-vérités.
[8] Direction centrale des Renseignements Généraux (DCRG), « Extrême droite bilan 1980 », janvier 1981, 2 p., AN/20090417/14.
[9] DCRG, « Le racisme et l’antisémitisme en France en 1988 », 5 janvier 1989, 7 p., AN/20090417/14.
[10] Voir entre autres Nonna Mayer « Les Opinions antisémites en France après la seconde Intifada », Revue internationale et stratégique, n°58, 2005, p. 143-150.
[11] Voir en 2021 aux Presses de Sciences Po le volume final du programme VIORAMIL, dirigé par Isabelle Sommier, Xavier Crettiez et François Audigier.
[12] Zvonimir Novak, Tricolores. Une histoire visuelle de la droite et de l’extrême droite, Montreuil, l’Échappée, 2011, p. 31-39 ;
[13] Olivier Dard, « Permanences et mutations de l’antisémitisme costonien », Archives Juives, vol.49, n°2, 2016, p. 115-127.
[14] Le Monde, 22 novembre 1996.
[15] Damir Skenderovic et Luc van Donge, « Gaston-Armand Amaudruz, pivot et passeur européen », Olivier Dard dir., Doctrinaires, vulgarisateurs et passeurs des droites radicales au XXe siècle (Europe-Amériques), Berne, Peter Lang, 2012, p. 211-216.
[16] Maurice Bardèche, « Progrès et chances du fascisme », préface à François Duprat, Le Fascisme dans le monde, Défense de l’Occident, numéro spécial, octobre-novembre 1970, p.11.
[17] Maurice Bardèche, Qu’est-ce que le fascisme ?, Sassetot-le-Mauconduit, Pythéas, 1995 (première édition : 1962), p. 85.
[18] Christian Delacampagne, « L’Antisémitisme en France », Histoire de l’Antisémitisme (1945-1993), Léon Poliakov dir., Paris, Seuil, 1994, p.134 ; Valérie Igounet, Histoire du Négationnisme en France, Paris, Seuil, 2000, p.116 ; Droit et Liberté, septembre-octobre 1971.
[19] L’Express, 28 octobre-4 novembre 1978.
[20] Le Monde, 28 décembre 1978. Sur l’histoire de la publication de ce texte, voir Nadine Fresco, « Les Redresseurs de morts », Les Temps modernes, n°407, mai 1980, p.2150-2211.
[21] National-Hebdo, 6-12 août 1998. Laurent Joly, un des plus honorables historiens de Vichy et de l’antisémitisme, a relevé quelques errements révisionnistes d’Éric Zemmour ici : https://jewpop.com/opinions/petite-liste-des-enormites-proferees-par-eric-zemmour-sur-vichy-juifs/
[22] Voir Nicolas Lebourg, Les Nazis ont-ils survécu ?, Paris, Seuil, 2019.
[23] Cahiers Européens hebdomadaires, 13 juillet 1976 ; id., 10 août 1976. L’assassinat de Duprat en 1978 dans un attentat à la voiture piégée jamais élucidé a été attribué par les milieux négationnistes à ce travail de diffusion et à l’œuvre du Mossad. La technologie utilisée infirme cette hypothèse (voir Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, François Duprat, l’homme qui inventa le Front National, Paris, Denoël, 2012).
[24] Jean-Marie Le Pen, Mémoires. Tribun du peuple, Paris, Muller, 2019, p. 235.
[25] Voir Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, Dans l’Ombre des Le Pen. Une histoire des n°2 du Front National, Paris, Nouveau Monde, 2012 ; Nicolas Lebourg, « Violence militante juvénile d’extrême droite : le cas du Groupe Union Défense (GUD) », Manuel Boucher dir., Radicalités identitaires. La démocratie face à la radicalisation islamiste, indigéniste et nationaliste, Paris, L’Harmattan, 2020, p. 219-242.
[26]Voir Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach, L’An prochain à Jérusalem ?, L’Aube, La Tour d’Aigues, 2016 ; Commission nationale consultative des droits de l’homme, La Lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. Année 2013, La Documentation française, Paris, 2014 . Doris Bensimon et Jeannine Verdès-Leroux, « Les Français et le problème juif. Analyse secondaire d’un sondage de l’IFOP », Archives de sociologie des religions, n°29, 1970, p. 53-91.
[27] Robin d’Angelo et Mathieu Molard, Le Système Soral, enquête sur un facho business, Paris, Calmann-Lévy, 2015 ; Abel Mestre et Caroline Monnot, Le Système Le Pen. Enquête sur les réseaux du Front National, Denoël, Paris, 2011. Le décret de dissolution du centre Zahra est disponible en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000038252432/
[28] Journal officiel, 28 août 1944.
[29] Ministère de l’Information, « Les séquestres de presse », 6 p., AN/72/AJ/383.
[30] Ministère de l’Information, « Circulaire Hachette n°1 », mars 1945, 3 p., AN/72/AJ/383.
[31] Devenir, juin 1944.
[32] Secrétariat-général de l’Élysée, « Seconde audience du procès intenté contre M. Maurice Bardèche », 26 février 1952, p. 2 ; id., « Procès intenté contre M. Maurice Bardèche », 19 mars 1952 (AN/4AG/67).
[33] Le rapport est disponible en ligne : http://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/celgroued/l15b2006_rapport-enquete