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L’Importation du conflit israélo-palestinien n’est pas une chimère, elle est aussi la part d’un tout

Première parution : Nicolas Lebourg, « L’importation du conflit israélo-palestinien n’est pas une chimère, elle est aussi la part d’un tout », Le Monde, 4 novembre 2023.

Gustav Klimt, « La Vie et la Mort » (1908-1915)

A chaque étape du conflit israélo-palestinien, il est réclamé de ne pas l’importer en France. Mais on répète aussi que, depuis la seconde Intifada (2000), les violences antisémites se répandraient du fait de jeunes d’origine arabo-musulmane, tandis que l’extrême droite aurait renoncé à la violence. Or, sur la base des archives de police sur les violences politiques et les violences racistes de 1976 à 2002, et des données du programme de recherche « Violences et radicalités militantes en France » (Vioramil) pour la phase 1986-2016, nous pouvons élaborer un corpus d’environ 32 000 faits délictuels, y repérer ceux dont le mobile est antisémite ou antimaghrébin, et ainsi calculer comment ce conflit se répercute en métropole. Compter les violences ne doit aucunement aboutir à mettre en concurrence leurs victimes, mais seulement permettre de mieux saisir l’ampleur du phénomène et ses ressorts.

En 1980, l’attentat palestinien contre la synagogue de la rue Copernic (4 morts et 46 blessés) inaugure un système de stimuli qui va structurer la violence antisémite à partir de ce jour. Après Copernic, 44 actes et 144 menaces ont lieu ; après l’attentat palestinien de la rue des Rosiers en 1982 (6 morts et 22 blessés), ce sont 19 actes et 62 menaces antisémites. Cette phase relève de l’extrême droite, responsable de 260 des 270 actes violents antisémites de la décennie 1980. Les stimuli ne se limitent pas au conflit israélo-palestinien : le procès de l’ancien gestapiste Klaus Barbie voit ainsi passer le nombre d’actes antisémites de 2 en 1986 à 13 en 1987.

Néanmoins, en 1982, un changement de régime de la violence d’extrême droite s’opère : entre 1980 et 1983, ses actes antisémites baissent de 73 %, tandis que ses actes antimaghrébins augmentent de 225 %. Les stimuli se lient aux polémiques sur la société multiculturelle : en 1989, l’exclusion de leur collège de Creil [Oise] de trois élèves voilées sature l’espace médiatique. En un mois, de novembre à décembre, 27 des 28 menaces visent les Maghrébins, puis un centre islamique est dévasté et un bar algérien attaqué. La violence ne relève plus de la seule question ethnique mais aussi de la question religieuse : le programme Vioramil recense 87 attaques attribuées à l’extrême droite à l’encontre des lieux de culte musulmans contre 37 à l’encontre de lieux juifs – soit une répartition différente de celles contre les cimetières qui comprend 31 actes antisémites, 11 islamophobes, et deux cas étant les deux à la fois.

Le découplage de la radicalité de droite et de la violence antisémite se marque en 1990. Juste après la profanation néonazie du cimetière de Carpentras [Vaucluse] ont lieu 20 actes et 372 menaces, mais avec des effets de mimétisme qui impliquent des personnes non stimulées idéologiquement ou religieusement. L’entrée de jeunes Maghrébins dans l’activisme antisémite se déroule aussi en 1990, dans les mois d’attente de l’offensive contre l’Irak. Cette polarisation engendre une évolution de la violence des groupuscules de l’extrême droite juive qui se déploie sur des cibles juives jugées déloyales à Israël, avec un pic lors des opérations à Gaza de 2009 à 2014. Perdure aussi l’effet mémoriel, puisqu’en 1999 le procès de l’ancien collaborateur Maurice Papon fait rebondir les actes d’extrême droite. En 2000, l’antisémitisme rugit : 119 actes, dont seulement 5 de droite, et 624 menaces. A l’automne, un rapport de police analyse la dynamique comme un « phénomène de contagion », car « sur la soixantaine d’incidents récemment enregistrés, une infime minorité semble, en effet, imputable à des individus présentant un profil religieux significatif ou aux mouvements de l’extrême droite activiste ». L’antisémitisme est devenu mainstream.

La situation empire encore en 2002 lors d’une nouvelle phase du conflit israélo-palestinien : en un mois sont attaqués 44 synagogues, 17 écoles et bus scolaires, 5 cimetières, et il y a 11 blessés. En tout, 193 actes entraînent 77 interpellations, dont 55 Maghrébins et 6 personnes d’origine africaine. Quant aux 731 menaces, elles mènent à l’arrestation de 85 personnes dont 46 Maghrébins, 5 militants d’extrême droite et, fait nouveau, 2 militants d’extrême gauche.

Si l’extrême droite est responsable de 67 % des actes racistes en 1992, elle ne pèse donc plus que 9 % en 2002. En dix ans, 2 304 menaces antisémites ont eu lieu, dont 42 % qui lui sont attribuées, et 405 actes antisémites ont été perpétrés, faisant 45 blessés et un mort. Ce décès participe des 68 violences d’extrême droite, mais celle-ci s’investit plus dans les 162 actes et 1 461 menaces visant les Maghrébins. Cette évolution a plusieurs causes.

Il y a l’explosion générale des violences racistes (ainsi les actes ni antisémites ni antimaghrébins passent de 18 en 2001 à 46 en 2002), ce qui a pour effet que la part due à l’extrême droite dans l’ensemble des violences racistes se réduit. Ensuite, une spécialisation des violences racistes a eu lieu : l’extrême droite dans les violences antimaghrébines depuis 1982 ; des jeunes issus de l’immigration dans les violences antisémites après 1990. La dynamique de contrôle de la violence de droite est aussi liée à un apaisement permis par la socialisation de la mouvance. Sur la totalité de ses violences de 1976 à nos jours, le niveau le plus bas se situe entre le congrès de Nice du Front national (1990) et la scission mégretiste du parti (1999). L’accès à un organisme relativement puissant a apaisé la tendance radicale. A rebours, leur externalisation a relibéré leur potentiel activiste, d’autant qu’elle intervient lorsque la critique des Arabo-Musulmans devient à son tour mainstream.

L’excitation de la violence par des stimuli s’avère la norme de l’ensemble des violences et de leurs auteurs. En 2006, avec l’assassinat d’Ilan Halimi, les violences antisémites progressent d’un tiers selon un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, avec une responsabilité des actes et des menaces relevant à 28 % de jeunes Maghrébins, à 10 % de l’extrême droite et d’origine inconnue à 62 %. Ce système s’applique aux autres actes. Après le 11-Septembre, les violences d’extrême droite sont dynamisées (de 21 actes en 2001 à 74 en 2002), tandis que les attentats de 2015 ouvrent un champ de « revanche » (de 28 actes en 2014 à 61 en 2015). Ce dernier n’est pas déconnecté des attentes sociales puisqu’un sondage IFOP consécutif à l’attentat de Magnanville [Yvelines] en 2016 voyait 39 % des sondés déclarer comprendre mais ne pas approuver d’éventuelles « représailles incontrôlées » contre « la population musulmane ».

En somme, l’importation du conflit israélo-palestinien n’est pas une chimère. Elle est aussi la part d’un tout. Comme d’autres césures, allant des attentats à de simples polémiques relevant du récit du « choc de civilisations », elle contribue à l’extension des infractions racistes, passées de 242 en 1992 à 1 636 en 2022 (soit une progression de 576 %). Quelles que soient les limites de l’approche statistique, elle démontre la nécessité d’un sens aigu des responsabilités tant les effets de contagion sont manifestes, l’entretien des conflictualités nourrissant la provocation de violences internes.

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