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Terroirs et identités, un bref aperçu historique

Première publication : Stéphane François, « Terroirs et identités. Un bref aperçu historique », Mucem, janvier 2021.

Source inconnue.

Lorsqu’on parle de terroir viennent aussitôt en mémoire différentes images : l’enracinement, les tenues et les pratiques folkloriques, les produits locaux de qualité, etc. Le terroir serait, a priori, un conservatoire de pratiques et de coutumes immuables. Cela est particulièrement intéressant car, malgré ces images, il n’y a rien de naturel dans cette idée. En effet, si les terroirs se situent dans un temps historique long, il s’agit de constructions humaines. Les terroirs peuvent changer, évoluer, voire disparaître sous le coup de l’évolution des sociétés. Les pratiques culinaires ou les tenues vestimentaires ne viennent pas du néant : elles ont été inventées à un moment donné ; elles évoluent dans le temps. Parfois même, elles sont inventées de toutes pièces. Pensons, par exemple aux tenues bavaroises de l’Oktoberfest, dont l’origine est à chercher dans une reconstruction nazie.

En France, les terroirs ont évolué au gré des politiques de la République. Si les identités régionales étaient préservées sous l’Ancien Régime, elles furent mises à mal par la Révolution française, l’Empire napoléonien et la Troisième République. Les pratiques locales furent progressivement folklorisées, devenant des objets de musées. D’ailleurs, une structure nationale fut créée pour les conserver : celui des Arts et Traditions populaires. Les terroirs étaient muséifiés et les pratiques locales devenaient des sujets d’études ethnologiques. C’était une façon de les préserver, mais aussi de les fossiliser : elles étaient fixées et ne pourraient plus évoluer.

En effet, il ne faut pas oublier que les terroirs sont porteurs d’identité(s). Notre vieux pays centralisateur et uniformisateur a tenté, surtout à partir de la Troisième République, de les faire disparaître au nom de la Raison et du Progrès. En retour, des mouvements essayèrent de les protéger ou de les mettre en avant. Les régionalismes et les folklorismes, en France, se sont construits contre la République. Il s’agissait de protéger ces terroirs de l’uniformisation, tant culturelle que linguistique. Dès lors, différents mouvements se constituèrent. Ce furent, par exemple, les régionalismes breton, flamand, alsacien, bourguignon. Ce fut aussi l’association Félibrige portée en particulier par Frédéric Mistral…

Très rapidement, cette volonté de préservation fut récupérée par des mouvements d’extrême droite. Il s’agissait de promouvoir les « patries charnelles », nom donné par ces militants aux terroirs et aux provinces d’Ancien Régime, contre la « Gueuse », sobriquet de la République tant détestée. Les terroirs devenaient des enjeux idéologiques. L’Action française fit de ce combat l’un de ses fondements. N’oublions pas que son fondateur, Charles Maurras, occitan, était proche des félibriges. Le régionalisme fut récupéré par l’extrême droite au fur et à mesure que les pratiques locales se muséifiaient.

Lors de la seconde guerre mondiale, le régime de Vichy, fondamentalement hostile à la République, mit en avant ces pratiques. Il s’agissait alors de montrer la diversité de la France dans son unité, dans un moment douloureux : la défaite et l’occupation par l’Allemagne nazie. Tout était bon pour promouvoir une « terre qui ne ment pas ». Ainsi, plusieurs séries de timbres célébrèrent les provinces françaises ou les pratiques folkloriques.

Après-guerre, des mouvements d’extrême droite, à la fois régionalistes et faisant l’éloge des différences ethniques et culturelles (l’ethnodifférentialisme), reprirent ces discours : ils louèrent les qualités et les mérites de l’« enracinement » dans une région ou un terroir, associant une ethnicité à des particularismes culinaires, linguistiques et culturels. Pour ce différentialisme s’opposant à l’assimilationnisme, c’est-à-dire aux politiques gommant les différences au profit d’une uniformisation des pratiques culturelles et linguistiques, il s’agissait de retrouver ses « racines », son « identité », à la fois locale et ethnique. Dans ce discours, il n’y avait plus de « Français », mais uniquement des « Bretons », des « Basques », des « Picards », des « Flamands », des « Catalans », etc. Cette ethnicisation se fit avec l’aide de militants des années 1930 et 1940 qui transmirent les discours régionalistes, tels ceux forgés et défendus par d’anciens SS français, en particulier l’écrivain Saint-Loup.

Dans ces discours, les identités locales furent essentialisées. Surtout, certains militants d’extrême droite virent dans ces pratiques, folkloriques le conservatoire d’autres, encore plus anciennes, venant de l’Antiquité, voire de la Préhistoire. Elles n’étaient plus seulement des vestiges superstitieux, bien au contraire, elles étaient les traces diverses laissées par un peuple antique, créateur de la civilisation européenne : celui des Indo-Européens. Cette vision de l’ethnicité est au fondement de l’idéologie que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’« identitaire », cherchant à défendre les différents particularismes locaux dans le cadre d’une unité raciale et civilisationnelle au niveau continental.

Si l’extrême droite a rapidement vu les bénéfices qu’elle pouvait tirer d’un recours, politique et culturel, au terroir et au folklore, elle ne fut pas la seule. Ce discours rentra ultérieurement en résonance avec certains discours régionalistes de l’extrême gauche. L’âge d’or de l’idéologie régionaliste fut de ce point de vue dans les années 1970, une époque qui fit la promotion à la suite de l’émancipation des peuples dits du Tiers Monde, du droit à la « libération des peuples ». C’est par exemple en 1976 que naît le Front de libération nationale corse (FLNC).

 Certains militants politiques d’extrême gauche, mais aussi de régionalistes et d’alternatifs issus de la mouvance de Mai 1968, y virent plusieurs intérêts : l’enracinement local ; un mode de vie plus traditionnel et donc plus authentique, en particulier dans le domaine de l’agriculture, notamment biologique (on ne disait pas encore « bio » à l’époque) ; la nécessité, sur le plan ethnologique, de préserver ces cultures locales qu’on ne considérait plus comme de simples vestiges linguistiques ou folkloriques.

Bref, cet attrait dans les années 1970 pour les terroirs portait en germe ce que l’on appellerait 30 ans plus tard le « localisme ». Surtout, cette promotion des terroirs s’est nourrie de la chute de l’URSS et du bloc soviétique, rouleaux compresseurs destructeurs des identités locales, au nom d’un progrès marxiste. La faillite de ceux-ci, en plus des dégâts écologiques provoqués par leur productivisme à outrance, donna une nouvelle image, positive, à des expériences locales vues précédemment comme archaïques ou antimodernes. D’une certaine façon, il s’agissait de la victoire posthume de l’enracinement proudhonien sur l’universalisme de l’idéologie marxiste. Non seulement, le terroir avait retrouvé sa place, tant géographique que culturelle, mais il devenait le lieu de l’opposition à la troisième mondialisation : l’enracinement local permettrait de tenir tête à l’uniformisation mondiale, à la « mcdonaldisation du monde ».

En effet, pour nombre de militants écologistes, le terroir est le lieu d’où doit partir la lutte contre la mondialisation. Comme il est « authentique », paré de toutes les vertus (lieu des liens communautaires, expression de la sobriété naturelle des « paysans », de la diversité « naturelle » des produits de la culture et de l’élevage, de sa « médecine naturelle » (sic) , etc.), le terroir, et ses manifestations folkloriques, serait un modèle pour lutter contre une mondialisation incarnée par des firmes transnationales comme Monsanto. Et cela d’autant plus que le régionalisme a mis en parallèle la défense du terroir et du folklore avec le tiers-mondisme : la France est un pays colonial ayant aussi asservi et détruit les particularismes breton, basque, corse et autres. Si ce lien, entre régionalisme, folklorisme et indépendantisme, est aujourd’hui devenu discret, il fut largement mis en avant entre les années 1970 et les années 1980, défendu par l’extrême gauche et certains mouvements écologistes, par plusieurs mouvements écolo-régionalistes flirtant ouvertement avec le terrorisme. Pensons évidemment au FLNC corse, mais aussi à l’Armée révolutionnaire bretonne, active entre le milieu des années 1960 et les années 2000.

Le terroir se parait d’une nouvelle identité, qui fut également récupérée par l’extrême droite, identitaire et plus seulement régionaliste. Les structures identitaires font, en effet, la promotion du localisme, des circuits courts, des pratiques culturelles locales, etc., au nom du rejet de la mondialisation, du métissage et de l’ouverture à l’Autre, à celui qui n’est pas « d’ici ». En d’autres termes, l’étranger est rejeté, tout comme l’était au XIXe siècle celui qui n’était pas originaire de la région. En à peine une centaine d’années, nous sommes donc passés d’une vision condescendante du folklore et du terroir, comme traces archaïques d’un passé révolu à une promotion de ceux-ci comme lieux de préservation à la fois d’une identité antique et d’une authenticité retrouvée. Après avoir été voués aux gémonies, le terroir et le folklore ont retrouvé leurs lettres de noblesse. Ils sont même devenus des arguments publicitaires : tout est devenu local et « authentique », du fromage de chèvre vendu par telle grande enseigne commerciale aux vacances à la campagne…

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