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Le Panekhthrisme : un mal universel

Première parution  Jean-Loïc Le Quellec, « Le panekhthrisme: un mal universel », Critica Masonica, numéro spécial «L’Altérité», juin 2019, pp. 11-21.

Résumé: Le panekhthrisme est le fait de voir en tout étranger un ennemi hostile, et il se manifeste notamment dans les appellations données par nombre de peuples à leurs voisins. Alors que les autonymes — noms que les peuples se donnent à eux-mêmes — peuvent très généralement se traduire par « Les Humains », les exonymes — noms qu’ils donnent aux autres — désignent ceux-ci comme des sauvages incapables de parler, se nourrissant de viande crue, et donc non-humains, au comble de l’altérité.

Le mot panekhthrisme est un néologisme forgé par l’islamologue Maxime Rodinson, à partir du grec pán (πάν) « tout » et echthrós (ἐχθρὀς) « ennemi, homme du dehors étranger à toute relation sociale »1, pour désigner le fantasme selon lequel « Tout peuple, tout groupe social tend à voir dans les attaques dont il est l’objet — voire dans les résistances à ses propres attaques — les manifestations d’une haine gratuite du reste de l’humanité envers lui, d’une conjuration universelle du Mal contre le Bien qu’évidemment il représente ». Ce terme désigne donc l’altérophobie radicale, la prénotion selon laquelle tout autre est forcément hostile.

Le grand islamologue montrait alors que, dans le cas de la judéophobie, ce fantasme est double: « Les explications données (par exemple, dans le judaïsme religieux, la jalousie des ‟nations” contre le peuple élu par Dieu) ne sont que des explications de cette vision mythique. En contrepartie, parallèlement, la démarche antisémite a précisément pour mythe central la malfaisance permanente, fondamentale, essentielle des Juifs, à travers l’histoire, que l’explication de cette caractéristique imaginaire soit recherchée dans une problématique religieuse ou laïque psychologique, sociologique, biologique ou autre »2.

Le panekhthrisme désigne donc l’inimitié, voire l’affrontement, entre un « nous » se considérant comme menacé et  des « autres » omniprésents et tous perçus comme inquiétants, dangereux, agressifs et redoutables. Plus largement, cette altérophobie généralisée est la forme la plus large du racisme, considérant que tout autre est hostile par essence. Or cette variante obsidionale de l’ethnocentisme est très largement partagée, pour dire le moins. Dans une fameuse intervention à l’Unesco, Claude Lévi-Strauss avait fait remarquer que, pour un grand nombre de groupes humains,

« L’humanité cesse aux frontières de la tribu, du groupe linguistique, parfois même du village; à tel point qu’un grand nombre de populations dites primitives se désignent d’un nom qui signifie les ‟hommes” (ou parfois — dirons-nous avec plus de discrétion — les ‟bons”, les ‟excellents”, les ‟complets”), impliquant ainsi que les autres tribus, groupes ou villages ne participent pas des vertus — ou même de la nature — humaines, mais sont tout au plus composés de ‟mauvais”, de ‟méchants”, de ‟singes de terre” ou d’‟œufs de pou” »3.

De fait, nombre de peuples de par le monde s’autodésignent comme étant « Le Vrai Peuple » ou « Les Humains ». C’est par exemple le sens du nom des Hondi Kuí ou Yora du Brésil, des Anišinābeg (« Les Hommes Bons ») qui sont les Amérindiens que d’autres appellent Odawa et Ojibwe, des Ayoreo (« Hommes ») du Paraguay et de Bolivie, des Hač Winik (« Vrais Hommes ») plus connus en Europe sous le nom de Lacandons, des Harakmbut (« Les Hommes ») péruviens, des Jaqi (« Les Hommes ») généralement connus sous le nom d’Aymara en Amérique du Sud, des Lygoravetlat (« Vrais Hommes ») en Sibérie, des Haro-Ko (« Les Hommes ») du Madhya Pradesh en Inde, des Jakun (« Les Hommes ») de Malaisie, etc.

Tout aussi nombreux sont les peuples désignés par leurs voisins « humains » comme étant par contre, eux, des « sauvages ». C’est par exemple le cas en Inde pour les Birhor (bir– « jungle » et –hōṛ « peuple ») aussi appelés Bandar-lok « Hommes-Singes » par leurs voisins, ou en Afrique du Sud pour les Bushmen, « hommes du bush », c’est-à-dire « sauvages ». Parmi les Amérindiens, les nom des Commanches est tiré de l’exonyme Kɨmantsi « Ennemi » que leur donnèrent leurs voisins Ute, alors qu’eux-mêmes s’appellent Nʉmʉnʉʉ qui signifie « Peuple », ce qui n’empêche que les Kiowa les dénomment Bódălk’-iñago « Hommes-Serpents » ou Gyaí-ko « Ennemis », les Wičita Nátăta « Serpents » (au sens de « Ennemis »), les Tsitsistas Šĭšĭnówŭtz-hitä́neo « Ennemis », et les Navaho Ná-’lani « Ennemis Nombreux » ou « Étrangers Nombreux »En Amérique du Sud, les Karihona ont été appelés Murciélago « chauve-souris » par les conquérants espagnols qui les considéraient comme des êtres assoiffés de sang. En Asie du Sud-Est, Semang est un terme dépréciatif signifiant en Khmer « esclave pour dette », et il est employé par les Malais pour désigner toutes les populations « aborigènes » de la péninsule, tels les Sakai (Sakae) — terme qui signifie « sauvage » —, alors que tous se donnent à eux-mêmes des noms comme Mani et ses variantes, signifiant « Être humain » en mon-khmer.

Un peu partout sur le globe, le peuple voisin est ainsi régulièrement considéré comme une horde de sauvages incultes, incapables de parler un langage articulé, ignorant toute pratique culinaire, et même suspects de pratiques cannibales.

La langue est donc l’une des pierres de touche permettant de désigner les autres comme sauvages. En Grèce ancienne, le « barbare » (βάρβαρος) était celui qui ne savait s’exprimer que par des sons incompréhensibles, balbutiants, tenant d’une sorte de protolangue composée d’absurdes « borborygmes » (du grec βορβορυγμός, dérivé de borborúzō — βορϐορύζω « gargouiller »). Il me souvient à ce propos d’une file d’attente dans une pharmacie québécoise du début des années 1980, où deux grands Noirs, qui se trouvaient devant deux vieilles dames, échangeaient entre eux dans une langue africaine en attendant leur tour. Après leur départ, ces dames tinrent ce dialogue:

« — C’est drôle, comme ils parlent. On ne dirait pas vraiment une langue.

— Oui, c’est plutôt des sons…

— Ah oui, c’est étonnant. Et le plus fort, c’est qu’ils se comprennent, hein ! »

La proximité — peut-être accidentelle4 — de ce mot (« barbare » ) avec l’ethnique « Berbère » motive chez les berbéristes, qui défendent la langue et l’identité berbères, le refus de ce terme au profit de celui d’Imazīɣen (ⵉⵎⴰⵣⵉⵖⴻⵏ), qu’ils traduisent par « Hommes libres ». C’est le pluriel d’Amazigh (Amazīɣ), autonyme d’une tribu du Maroc central et nom de famille kabyle, également en usage chez les Touareg sous diverses variantes5. Or ce sens d’« hommes libres » n’est apparu que dans le contexte de la société targuie, très stratifiée. À l’origine, il s’agit vraisemblablement d’une variante du nom de peuple attesté dans l’Antiquité sous les formes Machlyes, Mazaces, Maxyes, Mazices, Mazigh… et dont la signification est inconnue. Cette appellation a donc le double avantage de s’ancrer dans un héritage antique vertigineux, et donc d’assurer une autochtonie revendiquée face aux Arabes, et de rejeter l’exonyme « Berbère » justement utilisé par les arabophones, et considéré comme insultant par les Berbères.

Il existe bien d’autres exemples désignant l’autre comme un être incapable de langage, et donc un sauvage. Aujourd’hui en Afrique, les Kurango de Guinée voient leur nom glosé comme « gens au langage inintelligible », soit un équivalent de « barbare » au sens étymologique. Le stade ultime, en ce domaine, est de considérer que les autres seraient totalement dénués de tout moyen de communication orale. C’est ainsi que les Slaves donnent aux Allemands le nom de Nemetz (немец) — littéralement « les muets »6. Slaves, Slovaques et Slovènes ont quant à eux des noms issus de slovo, terme voulant dire à la fois « mot, parole » et « Homme », le sous-entendu étant ici qu’il s’agit bien d’humains, puisque doués de parole… l’absence de celle-ci étant une marque radicale d’altérité.

Les pratiques alimentaires sont une autre pierre de touche entre « nous » et « les autres », suivant la célèbre opposition du cru et du cuit introduite par Lévi-Strauss7. Ainsi, en Asie, les Shēng Fān (生蕃) ou « Barbares crus » constituent l’une des diverses catégories de « Barbares » selon les Han, qui les distinguent des « Barbares cuits » ou Shú Fān (熟蕃), ces derniers étant considérés comme « civilisés » (Shú veut dire « cuit »). C’était notamment le cas à Taiwan pendant la dynastie Qing. Cet usage continua après la cession de l’île au Japon en 1895, et les choses ne changèrent qu’en 1923 quand l’empereur préconisa l’usage du terme Takasago-zoku (高砂族) (« Tribus de Taiwan »). Lors du recensement de 1935, l’administration remplaça officiellement Shēng Fān par ce dernier terme, et celui de Shú Fān par Píng Pŭ (平埔 « Tribu des Plaines »). En 1947, Takasago-zoku fut remplacé par Shān Dì Tóng Bāo” (山地同胞) « Compatriotes des Montagnes », abrégé en Shān Bāo (山胞), et Píng Dì Tóng Bāo (平地同胞) « Compatriotes des Plaines ». Depuis 1994, on ne parle plus à Taiwan que de « Peuples indigènes ».

Dans les îles Andaman, le peuple qu’on appelle Jarawa « Étranger », et dont les membres sont dits Nauv-ter-tok (« tueur ») en aka-bea, qui est l’une des langues andamènes, parce qu’ils ont la réputation d’être cannibales, s’autodésignent pourtant comme Uñg qui signifie « homme » dans leur propre langue. Aux Petites Antilles, le nom des Caraïbes, initialement Karib (avec ses variantes Caribe, Cariña, Galibí, Kalihna, Kalinya), résulte de l’hispanisation de Kaniba, nom que leur donnaient les Taíno, et qui se trouve à l’origine de notre mot « cannibale ». Les colons considérèrent les Caraïbes comme islas inútiles, en grande partie à cause de cette réputation de cannibalisme prêtée aux insulaires, qui furent les seuls Amérindiens à être chassés pour être mis en esclavage; ils résistèrent farouchement aux Espagnols, ce qui explique que ces derniers aient dénommés Caribes tous les Amérindiens qui leur étaient hostiles. Toujours en Mésoamérique, les Mondong (Mondongo, Mondongoués ou Mondongues) descendent d’esclaves originaires du Congo, précisément de l’enclave dite de Cabende ou Cabinda située au nord de l’embouchure du fleuve Zaïre. Ils avaient les dents limées en pointe et leur nom est devenu synonyme d’anthropophage dans toutes les Antilles. Ils ont été parfois identifiés aux légendaires monstres Vien-Vien de la frontière dominico-haïtienne, et dans la division Pétro du Vaudou Haïtien, leur nom a été donné à des esprits cannibales: les Mondong ou Djab (« diables »)8.

Lorsque l’étymologie ou la signification des noms de peuples ne reflète en rien de telles conceptions, il arrive que des spéculations populaires y suppléent en inventant des interprétations analogues. C’est par exemple le cas pour les Samoyèdes qui regroupent les  Nenets, Ents,  Nganasan, Mator, Kangmadzhy et Sel’kup vivant en zone arctique et dans la taïga de Sibérie occidentale, et qui s’autodésignent volontiers Sāmit ou Nenets « Les Gens », « Les Humains ». L’origine du nom Samoyède fait difficulté. Il semble venir de saam-edne « pays des Same », mais une interprétation populaire voit dans ce nom (en russe: самоед) un composé de сам « soi-même » et ед « manger », donc « [peuple] qui se mange lui-même », selon une fausse étymologie permettant d’assimiler ces gens à des anthropophages, d’où le rejet par eux de ce nom. Les chroniques et la littérature russes évoquent généralement les minorités non-russes (Samoyèdes compris) comme inorodtsy (инородцы) « autres » — littéralement: « allogènes », de inoy (инóй) « autre », et rod (род): « clan, famille, tribu, race, espèce » —, et voient plus particulièrement les Samoyèdes comme des monstres buveurs de sang humain9.

Un exemple souvent cité est celui des Esquimaux (en anglais: Eskimo), à propos desquels on affirme régulièrement que ce serait une appellation dépréciative signifiant « mangeurs de viande crue », raison pour laquelle il serait préférable de les appeler « Inuit ». Ce dernier terme a effectivement été adopté en 1977 par la conférence circumpolaire de Barrow (Alaska) comme dénomination générique pour les populations autochtones de l’Alaska, du Canada (Nunavut, Québec, Territoire du Nord, Labrador) et du Grœnland. « Inuit » recouvre donc officiellement l’ensemble des autonymes que se donnent toujours les Aklavik, Akulivik, Arviat, Aupaluk, Igloolik, Ikpiarjuk, Inugsuit, Inuinnait, Inukjuak, Inuvialuit, Iñupiat, Inuvik, Iqaluit, Ivujivik, Kalaallit, Kangirsuk, Kangiqsualujjuaq, Kangiqsujuaq, Kangiqtiniq, Kangiqtugaapik, Kimmirut, Kingait, Kugluktuk, Kuujjuarapik, Kuujjuaq, Mittimatalik, Netsilik, Pangnirtung, Paulatuk, Puvirnituq, Qikiqtarjuaq, Quaqtaq, Salluit, Sanikiluaq, Sugpiaq, Taloyoak, Tasiujaq, Tuktoyaktuk, Tunumiit, Umingmaktok et Umiujaq.

L’affaire semble donc réglée. Sauf que les Yupik de l’Alaska et de la Sibérie préfèrent garder leur propre autonyme, qui signifie aussi « Humains », mais ne ressemble en rien à Inuit, tandis que certains de ceux du Labrador préfèrent le nom Labradormiut. En 1875, John Simpson rapportait que ceux de Point Barrow se donnent à eux-même le nom de En′-yu-in, « peuple », pluriel de ē-nyu′k, désignant une personne, en préfixant si nécessaire le nom de sa nu-na ou « nation », comme dans Nu-wu′k En′-yu-in « peuple de Point Barrow [Nu-wu′k] »10.

Il reste que les Esquimaux / Eskimo préfèrent qu’on ne les appelle pas de ce nom qui signiferait « mangeur de viande crue », même s’il n’y a rien d’infamant à s’alimenter de la sorte, comme en conviendront sans doute les amateurs des steak tartare et, en Éthiopie, les dégustateurs de ketfo (viande de bœuf hachée pimentée, servie crue). Au xixe siècle, il y avait dans le Tamaulipas, au nord-est du Mexique, un groupe amérindien parlant le comecrudo, c’est-à-dire le « mangeur de [nourriture] crue ». On ne saura jamais ce qu’ils pensaient de ce nom d’origine espagnole, puisqu’ils ont disparu, non sans que le botaniste français Jean-Louis Berlandier puisse recueillir in extremis, en 1829, un maigre vocabulaire de 148 mots, ultérieurement complété de quelques vocables supplémentaires notés en 1861 par un voyageur allemand, Adolf Uhde, et en 1886 par un linguiste suisse, Albert Samuel Gatschet11. Berlandier appelait ces gens les Mulato et Uhde les dénommait Carrizo, mais leur autonyme reste inconnu. En ce qui concerne les Esquimaux / Eskimo, on sait par contre que « de nombreux autochtones ont émis le souhait que soit à jamais abandonnée cette appellation étrangère jugée péjorative »12.

Pour en revenir à ce terme d’« Esquimau », il est donc souvent répété qu’il s’agirait à l’origine d’un mot signifiant « mangeurs de viande crue ». C’est par exemple ce qu’on pouvait lire en 2018 sur l’un des cartels du Musée de l’Homme à Paris, et c’est aussi ce qu’écrivait le jésuite Pierre-François-Xavier de Charlevois en 1744 :

« L’origine de leur nom n’est pas certaine; toutefois il y a bien de l’apparence qu’il vient du mot Abénaqui Esquimantsic, qui veut dire Mangeur de Viande crüe. Les Eskimaux sont en effet les seuls sauvages que nous connoissions, qui mangent de la chair crüe, quoiqu’ils ayent aussi l’usage de la faire cuire, ou secher au Soleil. Il est encore certain que de tous les Peuples connus de l’Amérique; il n’en est point qui remplisse mieux que celui-ci la première idée que l’on a euë en Europe des Sauvages […] Ils ont d’ailleurs je ne sçai quoi d’affreux dans l’air, de petits yeux effarés, des dents larges et fort sales, des cheveux […] fort en désordre, & tout l’extérieur fort brute. Leurs mœurs & leur caractère ne démentent point cette mauvaise physionomie. Ils sont féroces, farouches, défiants, inquiets, toujours portés à faire du mal aux étrangers, qui doivent sans cesse être sur leurs gardes avec eux »13.

Ce texte montre bien à quel point, pour ce professeur d’histoire au Collège des Jésuites de Québec, le fait de manger de la chair crue était associé à la pire et à la plus menaçante des sauvageries. Ignorer la cuisson, c’est n’avoir aucune culture.

En 1876, le père Émile Petitot répéta cette étymologie, mais il en ajouta une nouvelle: « Les Cris ou Cristinaux du lac Athabaskaw, les Algonquins les plus septentrionaux de l’Amérique, les nomment Wiyas-Kimowok, mot qui a la même signification (de wiyas, chair; aski, cru; mowew, manger) et Ayiskiméwok, c’est-à-dire ceux qui agissent en secret »14. On admettra que cette dernière qualification, « qui fait des choses en cachette », « qui trompe », est encore moins flatteuse que l’accusation d’être carnivore! Émile Petitot pensait renforcer son étymologie par comparaison en ajoutant que « Les Russes appellent également les Samoïèdes mangeurs de chair crue »15… mais, comme on l’a vu, il s’agit là d’une explication erronée. Des étymologies populaires comparables se trouvent chez les Amérindiens Montagnais, qui appellent les Inuit Ka·čiku·šu et Ka·če·kwe·šu, termes résistant à toute analyse mais qu’ils expliquent comme « mangeur de viande crue ». La même chose se retrouve chez les Ojibwa, qui les appellent E·škipot, supposé vouloir dire « un qui mange cru » ou Aškipo·k, qui signifierait « mangeurs de cru »16.

D’autres explications ont été proposées, dont certaines franchement risibles, comme celle qu’osa publier l’explorateur John Richardson avec le plus grand sérieux. Pour lui, « Cette appellation est probablement d’origine canadienne, et le mot Eskimo, qui s’écrit en français Esquimaux, était probablement à l’origine Ceux qui miaux (miaulent) » à cause des cris poussé par ce peuple lorsqu’il venait entourer les navires17.

Les choses se sont compliquées en 1950, date de parution d’un article de William Thalbitzer, qui donnait une explication radicalement différente: « L’étymologie usuellement donnée pour le mot Eskimo [en français Esquimau(x)] et selon laquelle il dériverait de aske ‟viande crue” et moho ‟manger” dans une langue algonkine, est probablement fausse. La forme originelle du nom, telle qu’on la trouve dans les relations des Jésuites, était Ex comminquois ou Excomminqui[…] Le nom Excomminqui fut d’abord utilisé par les Jésuites français qui, en 1605, commencèrent un travail de mission, en particulier chez les Indiens Algonkin, leurs alliés amicaux. Ces Indiens rencontraient souvent les tribus côtières du Labrador, des sauvages chasseurs de phoques qui, pendant longtemps, restèrent hostiles aux Jésuites et à leurs amis indiens. Les missionnaires inventèrent le nom Excomminquois (prononcé Excomminqué) pour désigner leurs voisins du nord-est, et ce nom fut ensuite altéré progressivement en Escoumains et EsquimauxLe sens originel de ce nom est probablement lié au fait que les païens hostiles avaient interdiction d’entrer dans l’église et de recevoir les sacrements: [cf. le] latin excomunicatiL’étymologie de Eskimo n’est donc pas ‟mangeurs de viande crue”, mais ‟les excomuniés” »18.

William Thalbitzer se référait aux relations de Pierre Biard, Père supérieur de la Compagnie de Jésus au Canada de 1611 à 1613, auteur en particulier de ce paragraphe publié en français à la date de 1611: « Quelques peuples ont maintenant une implacable guerre contre nous, comme les Excomminquois, qui habitent au costé boreal du grand golfe S. Laurens, et nous font de grands maux […] Car ces sauvages sont furieux et s’abandonnent desesperément à la mort pourveu qu’ils ayent espereance de tuer ou mesfaire »19. Le linguiste Émile Benveniste mentionne un passage latin du même auteur, qui est encore plus parlant: « Oram sinus fluminisque tenent Aquilo nem versus Excomminqui, sive, ut vulgus indigetat, Excommunicati. Fera gens est, et ut dicitur Anthropophaga » — c’est-à-dire: « Les rivages du golfe [du St-Laurent] et des rivières sont occupés vers le Nord par les Excomminqui ou, comme on les appelle communément, les Excommuniés. C’est une tribu sauvage, qu’on dit anthropophage »20.

Comme cette attestation est bien plus ancienne que celles auxquelles se réfèrent les autres explications, elle pourrait leur sembler à priori préférable. Sauf qu’il est difficile de croire que les jésuites auraient utilisé, au début du xviie siècle, des mots comme Excomminqui ou Excomminquois, termes qui, avec les variantes escomminquié, escomengié et escomenchié, avaient été remplacés par « excommunié » depuis plusieurs siècles! Excomminquois ressemble plutôt à un archaïsme construit pour s’intégrer à la série des appellations françaises du type Iroquois et Souriquois (désignant les Micmac). Sans compter qu’on comprend mal que ces mêmes jésuites auraient considéré comme « excommunié » un peuple qu’ils n’avaient pas encore converti! Et, ajoutait Émile Benveniste, il est d’autant moins possible qu’un terme de ce type aurait pu évoluer progressivement vers l’appellation « Esquimau », qu’il existe de cette dernière une attestation encore plus ancienne, repérée par lui dans un manuscrit du géographe anglais Richard Hakluyt remontant à 1585, et qui mentionne déjà les « Esquimawes »21.

Récemment, un autre linguiste, Ives Goddard, spécialiste des langues algonkines, a repris l’ensemble du dossier, de l’étude duquel il conclut que le mot Eskimo vient clairement du Montagnais. Dans cette langue, a·yaskyime·w, tout comme l’ojibwa aškime·, remonte à un original signifiant « tresseur de raquettes »,  probablement passé en espagnol et en français par l’intermédiaire de pêcheurs basques hispanophones qui faisaient du commerce avec lesdits Montagnais. L’espagnol Esquimaos, attesté en 1625, serait une adaptation de l’ancien montagnais a·yaskyime·w sous l’influence de l’initiale esc- / esqu- fréquente en espagnol. En anglais, les formes attestée au milieu du xviiie siècle chez les Cri (Cree) sous les graphies Ehuskemay, Iskemay, Uskemau’s, Uskemaw’s, Uskimay, Eusquemays et Usquemows, puis Husquemaw au xixe siècle, furent abrégées en Huskey, Huskie, Hoskies désignant les habitants du Labrador et du Newfoundland… et pour finir, husky en est arrivé à désigner une espèce particulière de chien de traîneau.

Exeunt les mangeurs de viande crue !

Maintenant, que signifie exactement le générique Inuit (ᐃᓄᐃᑦ dans le syllabaire inuktitut22)? C’est le pluriel de inuk (ᐃᓄᒃ), qui désigne un être humain (homme ou femme). On dit inuuk (ᐃᓅᒃ) pour deux êtres humains, et inuit (ᐃᓄᐃᑦ) pour trois ou plus. Des ethnonymes comme Iñupiat et Inuvialuit, qui en sont dérivés, sont des appellations valorisantes, qu’on peut traduire par « les vrais humains ». Or inuk s’oppose à tout ce qui n’est pas soi, tout ce qui ne parle pas une langue intelligible par les Inuit23 — qu’il s’agisse d’animaux ou d’humains. Cet terme s’oppose en particulier à allaq « étranger », nom donné aux Naskapi, tandis que d’autres groupes amérindiens sont appelés unaliit « hommes redoutables cherchant à tuer », ou iqqiliit « ceux qui sont couverts de poux ». Toute personne étrangère est à priori regardée comme un possible ennemi, un akilliq, de aki– « opposé » et –lliq « le plus dans une direction ». L’autre est donc « celui qui est le plus opposé à soi », bien qu’il puisse s’agir de quelqu’un de géographiquement très proche, comme un habitant d’un village voisin — que désigne aussi le mot akilliq24

Cet excursus linguistique semble nous avoir conduit bien loin des propos du début. Et pourtant! Voici qu’un groupe de peuples fâchés de ce que le monde entier les aurait désignés d’un mot considéré comme injurieux (sur la foi d’une étymologie fautive), obtient officiellement d’être appelé autrement, et se choisit comme nouveau nom une appellation générique qui le désigne étymologiquement comme regroupant les seuls vrais humains d’un monde peuplé d’étrangers potentiellement hostiles. Voici qui ressemble furieusement à une variante heureusement bénigne du panekhthrisme.

Partout dans le monde, l’altérité, c’est le mal, et le groupe perçu comme menaçant est très généralement un peuple voisin — ou juste le village d’à côté — mais il peut également s’agir d’un ensemble totalement imaginaire, comme le sont actuellement « les Illuminati » ou les « Reptiliens » en train d’intriguer pour devenir les maîtres du monde selon les élucubrations complotistes25, ou d’entités plus ou moins mythifiées, comme « le communisme international », « l’axe du mal »26, « l’oligarchie », « les territoires perdus de la République »… À vous de compléter, car la liste est malheureusement ouverte.

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Notes

1 Chantraine 1968: 391.

2 Chenal et al. 1987, Rodinson 1997: 250, 257, 259, 276-290.

3 Char 1952: 21.

4 Turbet-Delof 1973.

5 Cheriguen 1987.

6 Vasmer 1953, ii: 211.

7 Lévi-Strauss 1964.

8 Ces exemples sont extraits d’un Dictionnaire des ethnonymes en préparation.

9 Golovnev & Osherenko 1999: 2.

10 Markham 2012: 271.

11 Campbell 2000: 144-145.

12 Therrien 1987: 144.

13 Charlevoix 1744: 178.

14 Petitot 1876: ix.

15 Petitot 1876: ix.

16 Goddard 1984: 6.

17 Richardson 1851: 340.

18 Thalbitzer 1950.

19 Biard 1858: 7.

20 Thwaites 1898: 66.

21 Benveniste 1953: 244.

22 Ce syllabaire est appelé qaniujaaqpait

23 Thalbitzer 1950.

24 Therrien 1987: 148.

25 François & Kreis 2010, François 2015.

26 Appellation donnée par G.W. Bush à trois États, après les attentats du 11 septembre 2001: Corée du Nord, Irak et Iran.

 

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