La Banalisation médiatique du FN
Par Alexandre Dézé, paru dans Libération du 11 février 2013.
Comme chaque année, l’institut TNS Sofres vient de rendre public les résultats de son «baromètre d’image du Front national» (le Mondede mercredi). Et, comme chaque année, l’interprétation donnée dans les médias ne laisse pas de surprendre. La banalisation du FN aurait ainsi franchi un nouveau seuil, et cette banalisation serait le fruit de la stratégie de «dédiabolisation du Front national». Pourtant, il est possible de mettre en doute une telle évolution ainsi qu’une telle conclusion - a fortiori si l’on se base sur les résultats de ce baromètre. Il faut tout d’abord s’arrêter sur les artefacts méthodologiques de l’enquête.
Elle s’ouvre sur une série de questions annoncées comme portant sur «certaines opinions concernant la société actuelle». Mais ces «opinions», avec lesquelles les personnes interrogées devaient se dire en accord ou en désaccord, sont ni plus ni moins celles que promeut le Front national : «On ne défend pas assez les valeurs traditionnelles en France» ; «La justice n’est pas assez sévère avec les petits délinquants» ; «On accorde trop de droits à l’islam et aux musulmans en France» ; «Il y a trop d’immigrés en France» ; «Il faut donner plus de pouvoir à la police» ; «On ne se sent plus vraiment chez soi en France» ; «Il faut rétablir la peine de mort». Or, formulées de la sorte et sur un tel mode itératif, ces propositions (affirmatives, négatives, ou exagérées) peuvent non seulement encourager des réponses favorables mais en outre engendrer un biais d’acquiescement. Bien plus, posées en ouverture de l’enquête, elles auront tendance à produire un effet de halo sur le reste du questionnaire en augmentant la sensibilité des personnes interrogées aux idées du FN.
Un problème de même nature est repérable dans la question portant sur l’appréciation de l’image de Marine Le Pen. En effet, tous les qualificatifs proposés aux répondants, qui devaient indiquer s’ils s’appliquaient bien ou mal à Marine Le Pen, apparaissent positifs («volontaire», «capable de prendre des décisions», «comprend les problèmes quotidiens des Français», «sympathique et chaleureuse», etc.), limitant de facto les possibilités d’émettre une appréciation négative mais aussi sa portée.
On remarque ensuite une tendance (plutôt fréquente dans les sondages d’opinion) à surdéterminer la compétence politique des répondants. Il était ainsi demandé aux personnes d’indiquer si Marine Le Pen représente une «droite patriote attachée aux valeurs traditionnelles» ou une «extrême droite nationaliste et xénophobe».Mais on peut légitimement douter que toutes les personnes interrogées aient pleinement connaissance de ce que recouvrent ces deux items complexes. De la même manière, on imagine la difficulté des répondants à se déterminer sur leur adhésion (ou non) aux constats et/ou aux solutions que propose Marine Le Pen, comme l’une des questions les y invitait. Car combien d’individus connaissent suffisamment bien ces constats et ces solutions pour pouvoir les distinguer et les évaluer ?
Il faut ensuite noter que tous les résultats du baromètre ne confortent pas forcément la thèse d’une «normalisation» du FN. De nombreux commentateurs ont insisté sur le fait que le niveau d’adhésion à ses idées n’avait jamais atteint un tel niveau (32 % des personnes interrogées).Mais ils ont oublié de mentionner que le parti était déjà à ce niveau en 1991 (32 %) et presque à ce niveau en 2002 (28 %). Bref, de ce point de vue, il n’y a pas de banalisation : le niveau d’adhésion aux idées du FN reste stable – même s’il conviendrait de savoir plus précisément de quelles idées il s’agit. Comme l’ont montré les résultats de précédentes enquêtes, ce niveau n’est en effet pas le même et n’évolue pas de la même manière en ce qui concerne l’adhésion aux idées sur l’insécurité, l’immigration, le chômage, l’économie ou la peine de mort. Cela dit, bien d’autres résultats du baromètre 2013 montrent que le FN est encore loin d’être perçu comme un parti «normal» par la population : 81 % des personnes interrogées n’adhèrent pas aux solutions que Marine Le Pen propose, 67 % n’envisagent pas de voter pour ce parti à l’avenir, 54 % considèrent qu’il a vocation à rassembler les votes d’opposition…
Pourquoi ces résultats n’ont-ils pas été mis en avant ? On peut présumer que les responsables frontistes auraient eu alors quelque hésitation à s’en emparer pour se targuer du succès de la stratégie de Marine Le Pen et de la conversion du FN en parti normal. Mais il est manifeste que l’on préfère toujours et encore entretenir un climat anxiogène autour du parti – climat qui permet de donner un plus grand retentissement aux enquêtes, favorisant ici toute une économie alimentant aussi bien les instituts que les experts en opinion.
Il est donc d’autant plus important de rappeler que la normalisation du FN est loin d’être achevée et que, s’il y a normalisation, elle n’est sans doute pas le résultat d’une transformation du parti, que ce soit au niveau de son idéologie (qui reste inchangée dans ses grands fondements), de son organisation (de nouveau tiraillée par des conflits internes), de son électorat (dont la sociologie a été à peine modifiée) ou de sa base militante (qui reste globalement la même).
La normalisation supposée du FN n’est pas non plus le résultat d’une stratégie inédite de Marine Le Pen : le parti frontiste a toujours été confronté à la nécessité d’apparaître respectable pour gagner des voix, et les opérations entreprises par Marine Le Pen s’inspirent pour la plupart de la stratégie mise en place par Bruno Mégret dans les années 90. Certes, elle projette sans doute sur le FN une autre image que celle que projetait son père. Mais Marine Le Pen n’est pas le FN, et ce n’est pas parce que la présidence frontiste a changé que le parti frontiste a changé. De fait, sa banalisation doit être avant tout considérée, pour l’heure, comme le produit d’une construction sondagière et médiatique. Marine Le Pen était à peine élue à la présidence du FN que les responsables d’instituts, relayés par la plupart des commentateurs politiques, célébraient déjà le succès de sa stratégie de dédiabolisation. Dès le mois de mars 2011, Gaël Sliman (de l’institut BVA) pouvait ainsi affirmer : «Le pari de Marine Le Pen de dédiaboliser le FN est atteint» (le Figaro, 28 mars 2011). En janvier 2012, Edouard Lecerf (TNS Sofres) indiquait : «Le terme Front national est en train de se normaliser» ; «L’effet Marine Le Pen se confirme» (le Monde, 12 janvier 2012). Aujourd’hui, cette belle prophétie semble donc se réaliser. On ne saurait cependant oublier que la réalité sondagière et médiatique du FN n’est pas, loin s’en faut, la réalité du FN.
Sur ce même sondage on pourra également consulter les analyses de Jean-Yves Camus , de Sylvain Crépon , et de Nicolas Lebourg .