Le Sens de la patrie

« La Liberté guidant le peuple », revisitée par Yue Minjun.
Les débuts de mise en place de la campagne des élections européennes de 2019 voient être réutilisés les gimmicks de l’entre-deux-tours, avec les oppositions « patriotes » / « mondialistes », « patriotes » / « nationalistes », « société ouverte » / « société fermée ». Dans ce contexte, on pourra retrouver ci-dessous cet entretien de Nicolas Lebourg à la Revue des deux mondes du 5 mai 2017, alors intitulé “le second tour confronte deux visions bien différentes du nationalisme ».
Revue des Deux Mondes – Quelles sont les racines idéologiques et historiques du patriotisme prôné par Marine Le Pen et le Front national ?
Nicolas Lebourg – Marine Le Pen, comme son père, se réfère à l’extrême droite de la fin du XIXe siècle. En effet, la candidate du Front national s’inscrit dans le courant national-populiste apparu en France dans les années 1880, après la défaite de 1870 face à l’Allemagne. Celui-ci s’articule autour d’une République référendaire, opposée aux élites prétendument corrompues. Un nationalisme qui, paradoxalement, dans son esprit de revanche contre l’Allemagne, se crispe totalement et développe certains liens avec le nationalisme dit « à l’allemande », beaucoup plus ethnique.
Ainsi, Maurice Barrès, grand théoricien de l’extrême droite française, défend, dès la fin du XIXe siècle, le principe de « la terre et les morts » : une idée selon laquelle il faut être lié par la terre et le sang pour être Français. Le slogan de campagne de M. Barrès « À bas les étrangers » ne laisse d’ailleurs pas beaucoup de place au doute sur ses intentions. Ce dernier récuse toutefois l’étiquette de nationaliste et répond à ses détracteurs : « Je suis un patriote ».
Revue des Deux Mondes – Emmanuel Macron entend se poser, lui aussi, en candidat du patriotisme et renvoie Marine Le Pen au nationalisme. Est-ce pertinent d’opposer patriotisme et nationalisme ?
Nicolas Lebourg – Le second tour de l’élection présidentielle met en réalité aux prises deux visions bien différentes du nationalisme. Le mot a été inventé par l’Abbé Barruel en 1793 pour fustiger les Jacobins. Ce contre-révolutionnaire voit dans la Révolution française l’oeuvre du complot des Francs-maçons, coupables, selon lui, d’avoir détruit l’équilibre, l’ordre naturel de l’ancien royaume par leur obsession de la nation. Dans le même temps, un nationalisme émancipateur, ouvert à l’universel, va également se développer entre la Révolution française et la défaite de 1870.
Ernest Renan – tenant, par ailleurs, d’une conception raciale forte sur certains aspects et apprécié par tout un pan de l’extrême droite raciste – a théorisé de manière parfaite les conceptions de ce nationalisme ouvert à la française à la fin du XIXe siècle. La nation, pour lui, ne peut être liée à la langue – pas vraiment étonnant en pleine bataille pour la reprise de l’Alsace-Lorraine – au sol ou au sang. Il récuse par conséquent les trois critères du nationalisme à l’allemande défendu par Maurice Barrès. Renan estime que la nation est un plébiscite de tous les jours et que nous sommes Français parce que nous l’avons décidé ensemble. Ce nationalisme de contrat social, repris par Emmanuel Macron, respecte les principes du libéralisme politique et philosophique. L’individu y est libre. Il s’oppose au nationalisme populiste, duquel s’inspire Marine Le Pen, où l’individu ne se comprend que par sa façon de participer au corps social, d’y être intégré et normé.
Revue des Deux Mondes – La fin du XIXe siècle achève-t-elle de différencier ces deux visions du nationalisme et du patriotisme ?
Nicolas Lebourg – Tout se joue effectivement à cette époque. Le mot “racisme”, par exemple, apparaît en 1892 après qu’un théoricien raciste fustige le fait que les Français de souche latine du Sud remplacent les Français de souche gauloise du Nord. Ce n’est ni plus ni moins que les prémices de la théorie du “grand remplacement”, mais à l’intérieur de la France métropolitaine. Le terme “ethnie” est lui introduit par le théoricien de la race, George Vacher de Lapouge, en 1893. La notion de « patriotisme » surgit quant à elle dès le XVIIIe siècle, d’abord au sein du monde anglo-saxon dans un contexte de montée de la modernité. Utiliser ces mots, dont le nationalisme et le patriotisme, très polysémiques, sans les définir et faire comme s’ils représentaient des réalités pour comprendre le monde à toutes les époques est un problème aujourd’hui.
Revue des Deux Mondes – Les attaques terroristes de 2015 ont changé le rapport de la gauche au patriotisme. Pourquoi a-t-elle abandonné, notamment dans les années 1980, les symboles de la nation à l’extrême droite ?
Nicolas Lebourg – Un retour en force du drapeau tricolore et du nationalisme universel s’était déjà opéré à gauche lors des manifestations de l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 2002 pour s’opposer à Jean-Marie Le Pen. Cet élan patriotique a de nouveau été affiché après les attaques terroristes du 13 novembre 2015.
Une césure idéologique demeure néanmoins entre la droite et la gauche sur la manifestation de ce patriotisme, comme l’atteste un sondage Odoxa réalisé une semaine après les attaques. En effet, pour les sondés se déclarant de droite, le meilleur symbole de la nation est le drapeau tricolore, tandis que pour les sympathisants de gauche la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » figure en première position. La République est donc plus importante que la nation dans le patriotisme de gauche.
Dans les années 1980, la question patriotique ne prend plus la même dimension à gauche à partir du moment où François Mitterrand fait le choix du tournant de la rigueur en 1983. Le président socialiste lie, de fait, l’avenir économique de la France à la construction européenne et change brusquement d’horizon. Le Front national commence, dans le même temps, a durablement s’installer sur la scène électorale en jouant sur le national populisme et le patriotisme, en dégageant tout un pan de la gauche de l’idée nationale. La patrie, la nation, le drapeau, sont alors laissés au Front national. Les débats autour de l’Union européenne renvoient aujourd’hui à la question du lien entre souveraineté populaire et souveraineté nationale. Une question complètement évacuée par la gauche durant les années 1980.
Revue des Deux Mondes – Le grand clivage à venir réside-t-il davantage dans l’opposition d’un patriotisme ouvert et européen à un nationalisme populiste que dans la classique confrontation gauche/droite ?
Nicolas Lebourg – Cela me paraît difficile à affirmer. On dit toujours que le clivage droite/gauche date de la Révolution française. Certes, à l’époque, dans les clubs parlementaires, les gens se définissent comme cela. Cette distinction ne sortira du vocabulaire parlementaire pour gagner le reste de la société française qu’un peu avant la Première Guerre mondiale. Et finalement, à partir des années 1920, on commence déjà à dire que le clivage droite/gauche est mort. Le débat sur la disparition annoncée de la gauche et de la droite existe donc depuis un siècle. Néanmoins, les cultures politiques perdurent.
D’autres stratégies électorales viennent simplement nourrir le débat aujourd’hui. Celle de l’extrême droite française s’est, par exemple, inspirée du modèle hollandais néo populiste. Celui-ci nie toute filiation avec les régimes d’extrême droite du XXe siècle et préfère angler son discours autour de la protection des libertés européennes et de la défense de minorités, contre le péril totalitaire que constitueraient l’islam et l’immigration. Mais, contrairement à ce que dit madame Le Pen, ces nouveaux clivages ne remplacent pas les précédents, il se superposent. Je m’inquiète de la reprise à outrance de cette grille de lecture, imposée par madame Le Pen, qui repose, certes, sur des réalités de la sociologie électorale (vote des outsiders, ruraux, oubliés de la mondialisation) mais qui cherche à les transformer en clivage moral et idéologique.
Revue des Deux Mondes – Comment la droite peut-elle se positionner face à l’extrême droite pour peser de nouveau sur ce clivage ?
Nicolas Lebourg – Dans les années 1990, quand certains membres du RPR voulaient faire alliance avec le FN, Alain Juppé répondait : « entre eux et nous, il y aura toujours une Croix de Lorraine ». La droite française a, entre temps, fait le choix d’abandonner le gaullisme pour le libéralisme économique. Cette ligne idéologique n’a pas survécu à la crise économique de 2008. Depuis, c’est la confusion la plus complète. Une frange de la droite est donc allée chercher un supplément d’âme, plus à droite. Cette ligne a fait gonfler les scores du FN, puisque lorsqu’une formation cherche à reprendre les thématiques d’un parti national populiste, un transfert de voix s’opère automatiquement vers l’extrême droite. C’est la règle de l’autonomie de l’offre politique. Or, on ne demande pas à la droite française d’être de gauche, on ne lui demande pas non plus d’être d’extrême droite, mais simplement d’être de droite. La droite n’est pas condamnée à être une espèce de sous lepénisme ou de sous social-démocratie. Elle doit tenter, sans renier sa tradition politique ni se trahir idéologiquement, de s’adapter au XXIe siècle.