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La Franc-maçonnerie, l’ésotérisme et le secret

Par Stéphane François

Si la problématique des liens existants, ou supposés l’être, entre l’ésotérisme et la franc-maçonnerie est passionnante d’un point de vue intellectuel, elle est aussi un chemin semé d’embûches. En effet, le chercheur qui souhaite s’y intéresser sérieusement doit naviguer dans un méli-mélo de textes, dont seule une très petite minorité est scientifique. Ceux-ci baignent, au contraire, au milieu d’une immense majorité d’ouvrages pseudoscientifiques, de spéculations ésotériques et occultistes, maçonniques ou non. Seuls quelques auteurs, souvent francs-maçons eux-mêmes, se démarquent clairement par leurs positions scientifiques, et surtout critiques : Roger Dachez, Pierre Mollier, John Hamill Éric Ward, etc. qui font partie de ce qu’on peut appeler l’« École authentique ».

La franc-maçonnerie, depuis quasiment ses origines, se voit associée à l’ésotérisme. Cette proximité, qui est tout sauf naturelle comme nous le verrons, s’est imposée profondément dans les esprits. Ainsi, la classification de la franc-maçonnerie dans les rayonnages des librairies (indépendantes, ou faisant partie de franchises) la rapproche systématiquement de l’ésotérisme et des spiritualités et non de la philosophie ou des sciences humaines… Nous sommes donc là face à un problème de définition de la franc-maçonnerie.

Un autre écueil se présente : le fonctionnement sur le mode du rhizome. Un mythe amène à un autre, qui lui-même est en contact avec un autre, etc. Cela complexifie l’étude de la franc-maçonnerie, en particulier ses rapports à l’ésotérisme. Ainsi, d’un côté, Roger Dachez a démonté la mythologie entourant la naissance de la franc-maçonnerie. Tandis que de l’autre, un autre historien rigoureux, Antoine Faivre un spécialiste de l’ésotérisme, a montré la présence de l’ésotérisme dans les hauts grades maçonniques dès la première moitié du XVIIIe siècle…

En outre, ces recherches sont entravées par le fait que certains maçons ésotérisants, se piquant de réflexions historiographiques, ont tout fait pour asseoir l’idée d’une relation logique et naturelle entre la franc-maçonnerie et l’ésotérisme. Enfin, des maçons ont fait preuve de syncrétisme, mythique/religieux, dès le XVIIIe siècle…

Le souci majeur pour notre propos est que le contenu lexical du mot « ésotérisme » est faible. Il n’est donc pas inutile de revenir rapidement sur ce concept. Succinctement, l’ésotérisme peut être défini comme une forme de pensée : 1/il s’agit d’un terme « fourre-tout » ; 2/ un discours volontairement « crypté » ; 3/ un discours métaphysique ; 4/un discours gnostique….

Malgré tout, il a été possible d’établir une critériologie. La plus célèbre est celle d’Antoine Faivre. Celui-ci a défini six caractéristiques fondamentales de l’ésotérisme dont les quatre premières sont intrinsèques, c’est-à-dire que leur présence simultanée est une condition nécessaire et suffisante pour définir l’ésotérisme :

1/La théorie des correspondances ; 2/L’idée que la nature est un être vivant ; 3/L’importance attribuée aux médiations des êtres surnaturels ; 4/La théorie et l’expérience de la transmutation ; 5/« La pratique de la concordance » ; et enfin, 6/l’idée de la transmission ininterrompue d’un savoir ésotérique à travers les siècles.

L’ésotérisme est une forme de pensée religieuse, syncrétique, née dans un contexte chrétien et dont les représentants furent chrétiens jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Elle doit être vue comme une réponse au désenchantement croissant du monde. Elle a affirmé, au XIXe siècle, l’unité de la connaissance dans sa dimension spirituelle, et l’accès de l’homme à l’absolu, à la perfection divine, dans une démarche de recherche portant sur les correspondances entre l’homme, la nature et le divin. L’ésotérisme va chercher à réunifier la société, éclatée depuis la Révolution. Pour ses promoteurs, il s’agit d’insister sur l’importance de la lumière intérieure ou gnose : expérience par révélation qui amenait le plus souvent la rencontre avec son moi véritable en même temps qu’avec la source de l’être, Dieu.

À l’origine d’un certain contenu ésotérique au sein de la franc-maçonnerie, nous trouvons l’occultiste et ésotériste français René Guénon, lui-même maçon. Selon lui, « la véritable régularité réside essentiellement dans l’orthodoxie maçonnique ; et cette orthodoxie consiste avant tout à suivre fidèlement la Tradition… »

Celui-ci a toujours soutenu la filiation existante entre la franc-maçonnerie moderne, spéculative, et la maçonnerie ancienne, médiévale et opérative. Il a fait de cette continuité institutionnelle la condition de la légitimité traditionnelle et de la régularité initiatique de la maçonnerie. Guénon avait une vision de la franc-maçonnerie foncièrement anhistorique, et antiscientifique, lui associant l’existence et la persistance de « sociétés secrètes ».

Pour autant, il n’existe aucune « société secrète » ou « initiatique » capable de se maintenir dans le temps. C’est aussi le cas de la persistance d’une supposée « Tradition primordiale ». Cette volonté de filiation immémoriale relève plutôt d’une habitude d’autolégitimation, provenant des milieux proto-occultistes ou proto-ésotériques.

Il s’agit là d’un aspect paradoxal de la question de l’ésotérisme au sein de la franc-maçonnerie : certains universitaires non maçons insistent sur cet aspect, tandis qu’il est déconstruit par des historiens maçons, comme Dachez ou Hamill. Même l’occultiste Eliphas Lévi, le principal organisateur du premier occultisme du XIXe siècle, contestait le contenu ésotérique/occultiste de la franc-maçonnerie. Il parlait à son sujet de société « quasi publique qui prétendait avoir ses mystères ». La question du secret est sur ce point importante.

Elle est au cœur de l’ésotérisme, certains observateurs insistant sur l’aspect caché et sur le mystère contenu dans ce terme. Pourtant, il faut éviter d’associer « ésotérisme », « secret » et « initiation » : les textes ésotériques ne sont pas secrets… L’ésotérisme n’est pas une doctrine d’initiés, mais un mode de pensée accessible à tous dans sa singularité, qui s’explique par l’histoire de la pensée occidentale. La pensée ésotérique doit être vue comme porteuse d’un savoir différent, alternatif.

L’une des ambiguïtés est à chercher dans l’importance du secret dans les rituels et la pratique du serment, qui s’imposent dans la vie maçonnique, au contraire de la pratique de réunions publiques ou semi-publiques qui tend à la situer dans le monde des sociétés de pensée et favorisera son essor, en particulier sous les Lumières.

Il existe une confusion entre les notions de « rituel » et d’« initiation » d’une part et d’« ésotérisme » d’autre part. Pour certains, le rite est forcément sacré. Le problème, c’est que les rites sont excessivement plastiques. Il existe des rites dépourvus de contenu « ésotérique », comme les rites de passage, certes initiatiques, qui valident une évolution d’un statut social. Les rites ont pour but de rattacher le présent au passé, l’individu à la communauté. C’est le cas des rites maçonniques depuis ses origines, qui cherchent à s’inscrire dans une filiation symbolique.

Nous devons aussi revenir sur un concept souvent proche, mais distinct, de l’ésotérisme, l’occultisme. La confusion est fréquente, car tous deux sont des néologismes apparus à la même époque.

Il existe une distinction nette entre ce qui peut être défini comme l’aspect théorique d’un côté (l’ésotérisme) et l’aspect pratique de l’autre (l’occultisme). À l’instar de l’ésotérisme, l’occultisme renvoie à l’idée de secret, de connaissances réservées, d’« initiation »… En outre, l’occultisme fait référence à une série de pratiques sociologiques (la création de « sociétés secrètes » et leur inscription dans une filiation continue) et de pratiques magiques, au contact avec des entités supranaturelles et aux rites initiatiques.

Il découle de la philosophia occulta développée par Cornelius Agrippa à la Renaissance. Ce terme sert à désigner, dans ce contexte, un ensemble de recherches et de pratiques portant sur des « sciences » telles que l’astrologie, la magie, l’alchimie, la kabbale.

L’Âge d’or de l’occultisme, son apogée, a été la seconde moitié du très scientiste XIXe siècle avec des personnalités comme Éliphas Lévi (Alphonse-Louis Constant), puis avec Papus (Gérard Encausse), Joséphin Péladan, Helena Petrovna Blavatsky, etc. Les occultistes étaient persuadés que certaines vérités spirituelles devaient rester cachées dans des sanctuaires. Ces sanctuaires étaient la franc-maçonnerie et les « sociétés secrètes », fort à la mode à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle.

La franc-maçonnerie est-elle ésotérique et, si oui, l’est-elle par essence, ou bien par accident ?

L’argument avancé par certains d’une persistance de l’ésotérisme ou de l’occultisme au sein des structures maçonniques ne résiste pas à la critique scientifique : les partisans de la maçonnerie occultiste ou ésotériste n’ont fait que reprendre des éléments éparts d’occultisme/ésotérisme/cultures religieuses antiques (mots, formules, objets, rites, etc.) auxquels ils ont redonné un sens selon leurs a priori et leurs désirs, afin de se donner ou de se doter d’une légitimité.

Des chercheurs britanniques, comme Éric Ward, ont renoncé depuis une vingtaine d’années à la thèse d’une filiation directe entre la maçonnerie opérative médiévale et la franc-maçonnerie spéculative. La théorie la plus probante, quant aux origines de la maçonnerie, semble être celle de l’emprunt.

Les premières loges étaient théistes : les athées étaient « déclarées personae non gratae ». Les « pères » de la franc-maçonnerie moderne, James Anderson et Jean-Théophile Désaguliers étaient des protestants. Si les auteurs des Constitutions prônaient la tolérance religieuse, ils affirmaient aussi que le Maçon ne « sera jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux ». Les loges antireligieuses n’apparaîtront en fait que durant le troisième tiers du XIXe siècle. De sa naissance officielle jusqu’à la fin du XIXe siècle, la franc-maçonnerie sera théiste, ouverte à des développements mystiques, qui peuvent être analysés aujourd’hui comme relevant de l’ésotérisme.

L’apparition des contenus ésotériques au sein de la franc-maçonnerie, liée à une vision anhistorique de ses origines, peut être datée des premières années du XVIIIe siècle, bénéficiant de l’intérêt, syncrétique, des membres pour les mythes templiers et égyptiens, mais pour la mystique chrétienne. Cette évolution est visible dans l’invention des hauts grades aux contenus mystiques, apparus vers 1742 pour les plus anciens. Les premières tentatives de maçonnerie de sensibilité plus catholique apparaissent dès les premières années du XVIIIe siècle. Ce siècle connaît une vague d’expérimentations mystiques. L’ésotérisme et la franc-maçonnerie vont très rapidement s’imbriquer. Cependant, si les premières loges avaient parfois un aspect occultisant, elles n’en restaient pas moins principalement une activité mondaine et sociale… La mise en scène visait surtout à repaître la curiosité ou à flatter l’ego de riches frères.

Cela dit, des rites ésotériques apparaissent. L’un des exemples les plus représentatifs reste l’apparition au XVIIIe siècle de grades « rocicruciens », relevant d’un mysticisme chrétien, comme le Chevalier Rose-Croix, Chevalier d’Orient et d’Occident, etc. Certains tombent rapidement en désuétude comme le Grand Maître de l’Aigle Noir Rose-croix.

Le principal inventeur de la franc-maçonnerie occultisante, au XVIIIe siècle, est Martinès de Pasqually, qui participait à l’activité de plusieurs loges. Néanmoins, il décide de créer sa propre organisation, mystique, l’Ordre des Élus Coëns, qui se greffera sur la franc-maçonnerie. Son contenu théorique était marqué par la kabbale hébraïque et par le mysticisme chrétien : son objectif était en effet de réintégrer l’état adamique d’avant le péché originel.

Pour atteindre cet objectif, des pratiques à la fois hygiéniques (jeûnes, exercices respiratoires), morales (stricte fidélité conjugale) et magiques (théurgie) étaient demandées. À la mort de Pasqually, ses thèses seront diffusées par deux disciples : Louis-Claude de Saint-Martin et Jean-Baptiste Willermoz, qui modifieront les pratiques martinésistes, comme la conversation avec « la voix intérieure », l’introspection et la spiritualité (Saint-Martin). Willermoz, quant à lui, fit fusionner le martinésisme avec des rites maçonniques templiers allemands, notamment la Stricte Observance Templière. Willermoz est aussi à l’origine du mythe de l’origine égyptienne de la franc-maçonnerie.

Nous pouvons aussi citer la maçonnerie égyptienne de Joseph Balsamo, le célèbre comte de Cagliostro, à l’histoire des plus complexes : maçon évoluant dans les milieux précités, Cagliostro créera vers 1784, le Rite de Haute Maçonnerie égyptienne. Nous pourrions multiplier les exemples.

Le XIXe siècle voit la multiplication des structures magiques, occultistes et de la paramaçonnerie occultisante, mais aussi les tentatives de fusion, telle la réunion des rites de Memphis et de Misraïm. Certaines loges, de plus en plus marginales du fait de la sécularisation progressive de la société, deviennent paradoxalement de plus en plus occultisantes. Cette évolution donne naissance à la franc-maçonnerie de marge, la mouvance la plus connue étant celle dite de Memphis-Misraïm, qui se réfère elle aussi à un héritage templier, réinventé. Il est impossible de détailler l’histoire de ces maçonneries de marge tant celle-ci est rythmée par les exclusions, scissions, dissidences, schismes, etc. ainsi que par les conflits de personnes.

Parallèlement à l’essor de cette franc-maçonnerie ésotérisante, des loges persistent dans la logique initiale des loges anglo-saxonnes, refusant les évolutions ésotérisantes. Ainsi des maçons rationalistes bordelais s’opposent à la diffusion de ces thèses, dès 1764. Cette franc-maçonnerie-là se sécularise et se politise de plus en plus, en particulier, pour le cas français, à gauche, durant le XIXe siècle.

Jusqu’à la promulgation de la série de Bulles de Pie IX (1849, 1854, 1863, 1865), les différentes tendances de la franc-maçonnerie, c’est-à-dire laïque et spiritualiste, se côtoyaient. L’équilibre fut rompu : les grands notables et les catholiques la quittent, laissant la place aux petits bourgeois anticléricaux, engagés politiquement. Le Grand Orient de France voit son effectif doubler entre 1862 et 1871. La modification de sa sociologie fait que ses rites ésotériques, tel le Rite Ecossais Ancien et Accepté, ainsi que la référence au « Grand Architecte de l’Univers » ne furent sauvés qu’in extremis en 1865. Pour les Rites chevaleresques, le débat dure jusqu’au convent de 1875. À cette date, les références chrétiennes se transformeront en une vague référence à un déisme. En 1877, l’article I de ses statuts fut supprimé ; celui-ci affirmait l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme.

Nous sommes en présence de néo-rites qui ont à la fois recyclé d’anciennes traditions dont le sens a été perdu longtemps et qui en ont créé d’autres. Ces deux dynamiques sont porteurs d’une relecture du passé. Seulement, les ésotéristes ont créé à partir de ces rites d’institutions et de cette symbolique une franc-maçonnerie occultisante ou ésotérisante qui agglutine différents mythes, comme les templiers ou la référence à Hiram.

Dès cette époque, on voit l’apparition de hauts grades d’inspiration chevaleresque. Ils flattent l’ego de la noblesse européenne, très présente dans le métier des armes, et font fantasmer les bourgeois qui aspirent à s’y agréger. Ils contribuent ainsi au succès des loges en Europe. Nous retrouvons d’ailleurs cet intérêt dans les Constitutions d’Anderson, qui sont, il ne faut pas l’oublier, un texte commandé par les dignitaires de la Grande loge.

Dès lors, il y a un glissement progressif vers les templiers puis vers l’occultisme. Certains maçons ont une lecture mystique de l’imaginaire de la chevalerie. Ces imaginaires fusionnent au cours du XVIIIe siècle, donnant naissance à un mythe agglutinant, c’est-à-dire qu’au mythe initial vont s’ajouter d’autres mythes, qui vont l’enrichir : de la chevalerie, nous passons aux templiers, puis à de supposées connaissances ésotériques templières, puis à des connaissances ésotériques, etc. C’est aussi à cette époque qu’on voit apparaître de supposées « Chartes » immémoriales, qui ne sont que des faux grossiers.

Le sens du terme « ésotérique » diffère dans la franc-maçonnerie britannique : le terme anglais « esoteric » ne renvoie pas un savoir occulte, mais simplement au secret. Il n’y a rien d’ésotérique dans la franc-maçonnerie anglo-saxonne. Les rituels anglais définissent la franc-maçonnerie comme un système particulier de morale enseignée sous le voile de l’allégorie au moyen de symboles, et rien d’autre. Le grand spécialiste anglais de la question John Hamill est d’ailleurs sans appel : il scinde la franc-maçonnerie en deux écoles : l’une « scientifique », ou « authentique », et l’autre « inauthentique » qu’il classe en sous-genre : « ésotérique », « mystique » ou « romantique ».

À partir du moment où l’on considère que la franc-maçonnerie est née à la fin du XVIIe siècle dans des milieux étrangers culturellement et sociologiquement aux loges opératives, nous pouvons dire que la franc-maçonnerie n’initie à rien de secret, si ne n’est à soi-même et à l’ennoblissement de l’humanité, ne transmet rien d’ésotérique ou d’occultiste, si ce n’est les valeurs humanistes et fraternelles des Lumières dont elle est issue… Le reconnaître n’est en rien méprisant. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le rôle caritatif important de la franc-maçonnerie anglo-saxonne, et de se souvenir du rôle capital de la franc-maçonnerie républicaine et protestante dans l’élaboration de lois comme celle de la laïcité.