Dissoudre, disent-ils

Source : œuvre de PoL Úbeda Hervàs.
Vous pouvez retrouver ci-dessous deux entretiens avec Nicolas Lebourg quant à la question des bilans, maniements et principes des dissolutions décrétées par l’Etat.
Φ Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire, « Dissolution de groupuscules politiques : « L’application raisonnée du droit est la défense de la paix civile » », Marianne, 24 octobre 2020.
D’Ordre nouveau à Unité radicale, de nombreux groupuscules d’extrême droite ont été dissouts. Est-il possible d’en tirer un bilan ?
Sous la Vème République, l’extrême droite représente l’ordinaire des dissolutions. Ce sont surtout des groupes néofascistes ou néonazis. C’est logique : une dissolution peut reposer sur des raisons idéologiques (incitation à la haine, atteinte à la forme républicaine de gouvernement, etc.) ou empiriques (violence, formation paramilitaire, etc.), et ces groupes remplissent souvent les deux critères. Le ministre de l’Intérieur a évoqué une nécessité de réprimer les nationalistes blancs. Ceux-ci sont moins dans une forme structurée que sous forme de réseaux affinitaires : ça complique la performance de l’outil qu’est la dissolution mais c’est faisable. Après, la dissolution n’est pas magique : le premier groupe dissout par la Vème était une reconstitution d’un dissout par la IVème. Il a continué à se reformer et a été encore interdit en 2013. Mais l’effet sur le niveau de violence est variable. La dissolution d’Ordre Nouveau en 1973 provoque une profonde montée de la violence, avec des militants lâchés dans la nature qui passent à l’action directe.
Les données du programme VIORAMIL nous montrent que la dissolution d’Unité Radicale en 2002 et celles de divers groupes néofascistes en 2013 ont provoqué une vraie désescalade. Mais, même ainsi, divers éléments militants ont, à chaque fois, pris à la suite la voie de l’action clandestine violente, et ont été appréhendés alors qu’ils envisageaient un passage à l’acte terroriste. La leçon qu’on peut en tirer c’est que la dissolution n’est que l’un des moyens d’une stratégie : si elle est une tactique et le seul instrument d’un gouvernement on court globalement le risque de l’échec.
D’autres groupuscules ont été dissous : le Mouvement corse pour l’autodétermination (1987) ou la Ligue communiste (1973). Est-ce que cela a donné d’autres résultats ?
Durant les années 1970-1980, les mouvements dits régionalistes ont représenté l’essentiel des dissolutions. Le résultat est subtil. Le politiste Xavier Crettiez a calculé qu’après la dissolution du Front patriotique corse de libération en 1974, la concurrence entre les nouveaux groupes a fait qu’il y a eu quatre fois plus d’attentats nationalistes corses en 1974 et 1975 que lors de la décennie précédente… De même, si le FLNC est dissout en 1983, on compte à la suite plus d’une vingtaine de sigles plus ou moins actifs dans l’île. Pour VIORAMIL, le sociologue Romain Séze et moi avons repris les données quantitatives de violence politique en Corse de 1974 à 2017 et en fait ce que l’on voit c’est que ne fonctionne vraiment ni la répression ni la négociation ni un dosage entre les deux. Ce qui a fait qu’aujourd’hui la Corse n’est plus dans la violence des décennies passées c’est la rencontre de deux offres : une offre politique étatique (des progrès statutaires accordés en échange d’un découplage entre terrorisme et mouvement corse), et une offre politique autochtone (la capacité à construire une plateforme politique réformiste).
Le cas de la Ligue Communiste est un peu différent : sur la base de motifs réels, l’Intérieur avait déployé une obsession un peu borderline pour la dissoudre. Néanmoins, il n’a pas poursuivi les évidentes reconstitutions de ligue dissoute qui ont eu lieu : elles ne posaient plus de problèmes spécifiques à l’ordre public, à quoi bon générer des tensions ?
En dissolvant favorise-t-on l’attrait du mouvement, en le transformant en martyr, ou au contraire réussit-on à le diaboliser?
C’est une question centrale. Dissoudre ça peut aider à isoler les plus radicaux en désaffiliant les modérés qui les soutenaient. Pour être concret : il y avait eu une discussion entre l’Intérieur et la Justice quant à l’intérêt de dissoudre la terroriste Organisation de l’Armée Secrète de la guerre d’Algérie : à quoi bon dissoudre un groupe clandestin terroriste dont toutes les activités sont sous le coup de la loi ? ça a été fait pour des raisons pratiques : car il y avait des gens qui certes ne posaient pas de bombes mais donnaient un petit financement, approuvaient certains attentats etc., afin de les éloigner de l’OAS et de priver celle-ci de ces soutiens moraux et financiers.
Dissoudre peut aussi permettre de désengager des militants actifs : dans la formation qui a fait suite à la dissolution de l’œuvre française on ne retrouve qu’un tiers des militants. Mais ne pas dissoudre peut être encore un meilleur moyen de désescalade : en 1973 les services de sécurité avaient monté un dossier pour une éventuelle dissolution du Front national fondé l’année précédente. La non-dissolution du FN a permis d’intégrer de nombreux radicaux de droite à la vie politique ordinaire, au prix bien sûr d’une radicalisation de l’espace public. En somme, pour réussir une dissolution il faut opérer une transaction avec les personnes ciblées : vous abandonnez telle pratique ou telle revendication, on vous laisse telle place.
Les dissolutions du CCIF et de Barakacity seraient-elles comparables à celle des mouvements citées plus tôt ?
Soyons clairs : la répression fait partie des fonctions de l’Etat, mais le respect de l’état de droit est une obligation dans une démocratie. Dissoudre le CCIF ce n’est pas aussi clair que dissoudre le collectif cheikh Yassine, et c’est peut-être pour ça que pour le premier c’est le ministre de l’Intérieur qui en a parlé, et que pour le second c’est le président. Donc les diverses dissolutions envisagées par le gouvernement dépendront de sa capacité à les justifier en cas de recours devant le conseil d’Etat.
Celui-ci réclame des éléments tangibles et pas seulement que le groupe dissout ait participé à un contexte. En juin 1968, il y a eu une grande vague de dissolution des mouvements d’extrême gauche. A chaque recours, l’Etat a répondu par un document unique qui se contentait de lister les blessés et dégâts de Mai 68, sans démontrer le rapport avec l’organisation. Résultat en 1970 des groupes révolutionnaires ont obtenu l’annulation de leur dissolution : l’Etat n’avait pas démontré qu’ils étaient impliqués précisément. A l’époque ça ne pose pas trop de souci, car en 1970 il n’y a pas une question trotskyste dans la société. Aujourd’hui, des dissolutions mal faites qui seraient annulées ça serait risquer de dire à une partie des musulmans : « vous avez été victime de l’arbitraire, les djihadistes ont raison : l’Etat attaque l’islam », et ça serait entendu par une partie des islamophobes comme « les juges plient devant l’islamisme, la démocratie nous affaiblit ». L’application raisonnée du droit, c’est la défense de la paix civile.
Φ Vous pouvez réécouter ci-dessous l’entretien de Nicolas Lebourg avec Marika Mathieu dans « L’invité du 12/13 » de Radio RCJ, 21 octobre 2020 :