Le Désir de remake d’un coup de force
Quant à l’affaire de la tribune de militaires publiée le 21 avril par le site de Valeurs actuelles, vous pouvez retrouver ci-dessous le texte d’une tribune publiée le 27 avril par Nicolas Lebourg sur le site de Libération, et la vidéo d’un débat sur BFM auquel participait Jean-Yves Camus :

- Nicolas Lebourg, « Soixante ans après Alger, la tentation du coup de force d’un «quarteron de généraux»« , Libération, 27 avril 2021.
Dans une tribune publiée sur le site de Valeurs actuelles, une vingtaine de généraux en retraite, affirmant être suivis par « une centaine de hauts-gradés et plus d’un millier d’autres militaires », s’alarment de ce que serait la décadence d’une France gérée par des élites décadentes, gangrénée par l’immigration et déchiquetée par les islamo-gauchistes… Ils exigent un virage autoritaire et affirment que sinon se déroulera « l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles et de sauvegarde de nos compatriotes sur le territoire national. (…) Demain la guerre civile mettra un terme à ce chaos croissant, et les morts, dont vous porterez la responsabilité, se compteront par milliers. » La menace d’un coup de force est particulièrement marquée puisque le texte est daté du 21 avril 2021, c’est-à-dire pour les soixante ans de la tentative de coup d’Etat du 21 avril 1961, dont la mémoire collective n’a guère conservé que la formule du général de Gaulle morigénant « un quarteron de généraux en retraite ». Les signataires ont certes encore moins de poids, néanmoins on se gardera de ne considérer ce texte que comme le signe de l’oisiveté des vieilles badernes à l’ère numérique.
Comment réprime-t-on des militaires factieux et leurs alliés ?
En se définissant comme ayant mis « leur peau au bout de leur engagement », les signataires évoquent également une formule célèbre de Pierre Sergent « ma peau au bout de mes idées », titre d’un ouvrage de ce capitaine devenu un des chefs de l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS) puis député Front national de Perpignan en 1986-1988. Deux jours après la publication de cette tribune, Marine Le Pen a publié à son tour un texte dans Valeurs actuelles où elle invite ces généraux à se rallier à « l’union nationale » que serait sa présidence.
Ainsi, l’anniversaire d’une tentative de coup d’Etat militaire nous offrirait la promesse d’une redite, et ce alors que depuis plusieurs années de jeunes militaires ont été arrêtés parce qu’ils étaient en phase de radicalisation violente. Fort heureusement, le 21 avril 1961 nous offre également des éclairages sur nos actuelles préoccupations sécuritaires et l’art de réprimer des factieux.
L’Algérie à tout prix
Lorsque l’OAS naît début 1961, les services de police ont déjà repéré 61 officiers supérieurs liés aux mouvements activistes. Le 20 avril, un informateur indique aux Renseignements généraux l’imminence du coup d’État devant se produire en Algérie. La police intervient en métropole : du plastic et des armes sont saisis dans des caches, 130 cadres nationalistes sont interpellés préventivement. A ce moment, les services de renseignements estiment les troupes de chocs d’extrême droite à 7 600 activistes (contre 1000 aujourd’hui). Le jour du putsch, une note des renseignements prévient : « C’est l’Algérie qui doit donner le signal du soulèvement ultra. La métropole suivra peu après, puis l’armée d’occupation en Allemagne. (…) Des liaisons secrètes ont lieu entre Alger, Madrid et Paris, ainsi qu’entre Paris, la Belgique, l’Allemagne fédérale et la Suisse [par] des agents non encore marqués politiquement, de sorte qu’ils passent les frontières sans être inquiétés. » Une « étroite collaboration à tous les échelons » existerait entre militaires et civils activistes, parmi lesquels Jeune Nation (JN, le plus fameux groupe néofasciste de l’époque dont le cerveau, Dominique Venner, a été arrêté le 19 avril) « qui ont des adhérents jusque chez les militaires de carrière ».
Une fois le coup évité, la Sûreté nationale (SN) ne désarme pas et donne une consigne : « Il est nécessaire de surveiller et de contrôler plus que jamais aussi étroitement que possible les contacts que les militaires entretiennent avec les mouvements d’extrême droite, de détecter les officiers et sous-officiers qui appartiennent à ces mouvements ; les liaisons avec les activistes d’Algérie doivent être décelées ».
En mai 1961, grâce au maillage territorial des Renseignements généraux, la SN constitue un fichier rassemblant les identités de 1 996 suspects, sur la base de leur appartenance à des associations jugées radicalisées. Dans le fichier de JN constitué, on trouve 21 militaires, pour l’essentiel officiers, tandis que le Centre d’études de défense nationale (CEDN), fondé en 1960 par de jeunes officiers hostiles au gouvernement, compte 348 militants. Ces connexions dans l’armée, ainsi que les liens de l’OAS dans les rangs policiers, sont un sujet constant d’inquiétude des autorités dans les années suivantes. En 1965, la Sûreté militaire confiait encore aux divers services de renseignement une liste d’une cinquantaine d’officiers subversifs d’obédience nationale-catholique, en demandant de lui faire remonter toute information.
Réprimer efficacement
L’échec du coup d’avril a d’abord pour conséquence de laisser place à la dynamique de l’OAS (par exemple en septembre 1961 ont lieu 37 attentats à l’explosif dans les régions métropolitaines, tandis que 318 attentats ont lieu en Algérie dans la seule première quinzaine). Un camp comme celui de Saint-Maurice l’Ardoise se vide de ses nationalistes algériens pour laisser place aux détenus pro-OAS – avant d’accueillir des populations dites de harkis. Si ces structures sont dépeintes comme des « camps de concentration » par des médias d’extrême droite, il s’avère que les retenus s’y organisent dans une atmosphère qui laisse une place importante à la formation idéologique et au refus de l’autorité. Le sort qu’avait imaginé le Conseil National de la Résistance (CNR) dirigeant l’OAS était plus funeste : il estimait qu’un millier de personnes avaient été fichées et avaient vocation à être exécutées par les pouvoirs publics.
Outre la répression des réseaux terroristes, les pouvoirs publics sont confrontés à la question de la dissolution des groupements politiques pro-Algérie française. Ils n’y vont pas tête baissée. Le directeur de la Sûreté du Territoire (ancêtre de la Direction générale de la sécurité intérieure) et du Bureau de liaison (ancêtre de l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste) désavoue ainsi l’hypothèse de dissolution d’un mouvement légal d’extrême droite. Il estime qu’un tel groupement constitue une « soupape de sûreté en permettant aux mécontents de s’exprimer librement », et, mieux encore, pourrait attirer les modérés du CNR abandonnant les ultras dans l’espoir offert par la voie électorale. Relativement à l’OAS, un débat existe au sein de l’État : y a-t-il un sens juridique à dissoudre une organisation terroriste clandestine ? Si la décision est finalement prise, c’est parce qu’elle permet d’agir sur l’opinion afin, comme l’explique une note du ministère de la justice, de combattre « l’adhésion même passive à une organisation subversive qui n’a pas, aux yeux de l’opinion publique, encore été mise hors la loi ». En dissolvant des groupes, il ne s’agit donc pas seulement de contrôler l’action terroriste, mais d’assurer la cohésion sociale nécessaire au maintien de l’ordre public.
Néanmoins, l’incapacité de l’OAS à s’unifier autour d’une stratégie et d’un programme accentuent ses forces centrifuges. Ainsi, JN rompt en novembre 1962 avec un milieu trop peu disposé envers ses visées fascistes. Elle décide de se replier sur l’action légale, à la fois par le combat culturel et par l’action de sa Fédération des Etudiants Nationalistes (FEN). Le trop grand racisme et le trop grand légalisme de la FEN finiront par provoquer la scission donnant naissance au Mouvement Occident. Renouant avec l’activisme, celui-ci va profondément contribuer à la dynamique d’agitation des campus qui aboutit à l’explosion de mai 68 (précédée depuis des semaines de notes quasi-quotidiennes des services de renseignement quant à cette agitation). Le 3 mai 68, jour où les « événements » sont lancés par un raid avorté d’Occident sur la Sorbonne, est ainsi structurellement lié au 20 avril 61.
Vieux enjeux, nouvelles radicalités
Réseaux activistes transnationaux, regroupement ou non des prisonniers terroristes, fichage des radicaux, internement préventif, radicalisation de membres des forces de sécurité, dissolutions de mouvements estimés subversifs, radicalisation des campus : tous ces éléments ont été très présents dans l’actualité de ces dernières années.
Pour autant, il reste encore à prendre au sérieux l’ensemble des dynamiques de radicalisation violente. La tribune des généraux factieux a pour premier signataire le général Christian Piquemal. Celui-ci a participé à la tentative d’importation en France du mouvement allemand PEGIDA et anime le Cercle des Citoyens Patriotes. Il est l’un des « volontaires d’honneur » des Volontaires pour la France (VPF) du général Antoine Martinez, autre cosignataire. En 2018, Antoine Martinez a accusé le président de la République de « trahison » à propos de sa signature du pacte sur les migrations. Il a fondé ses VPF avec le racialiste Ivan Blot après les attentats de janvier 2015, les statuts en étant officiellement déposés en 2016 pour le premier anniversaire des attentats de novembre 2015. Une partie de ses militants a ensuite fait scission pour fonder l’Action des Forces Opérationnelles (AFO), groupe démantelé alors qu’il préparait des actions terroristes. Le cœur idéologique d’AFO était d’interpréter les attentats de 2015 et le « grand remplacement » comme constituant la suite directe de la guerre d’Algérie, et donc de vouloir y répondre par les mêmes moyens que ceux employés par l’OAS, en recrutant avant tout parmi les militaires et policiers. Sont en train de converger des dynamiques culturelles, politiques, délictuelles.
60 ans de réflexion
Si 20 généraux rêvent d’un 21 avril 1961 réussi, quelles leçons les démocrates peuvent-ils tirer de l’expérience passée ? A l’évidence que la préservation de l’ordre public ne se fait pas à coups de menton volontariste ou d’énième nouveau dispositif législatif, mais avec stratégie et discipline. Que l’Etat doit connaître parfaitement les milieux subversifs et leurs biotopes transnationaux pour déployer à leur encontre une réponse adaptée, qui n’est pas forcément dissoudre et réprimer. Que la République doit savoir former les membres de ses forces de sécurité au sens de la légalité et à l’idéal de l’égalité. Que sans cohésion sociale il n’y a pas d’ordre public maintenu, et donc que les incessantes polémiques ne sont en rien un appel ou un soutien au pays, mais, bien au contraire, le sapent.
Ce dernier point ne se limite pas au rôle de l’Etat mais au travail de la société sur elle-même. L’enjeu de la gestion des radicalisations violentes est parasité par la quête médiatique d’une « supra-menace » fantasmée, une radicalité au carré : « rouges-bruns » avant-hier, « islamo-fascistes » hier, « islamo-gauchistes » aujourd’hui. Pourtant, l’étude statistique des violences militantes telle que réalisée par le programme de recherches « Violences et radicalités militantes » démontre la fantasmagorie : il n’y a pas de convergence pratique entre radicalités en France, de même que jamais celles-ci ne se soutiennent lors d’une répression étatique d’une d’entre elles. Il s’agit de circonscrire les phénomènes en jeu dans leurs réalités matérielles et, pour se faire, de réintroduire éthique et empirisme dans un espace public saturé de chimères.