Mythes antisémites et opinion publique
Par Nicolas Lebourg
L'antisémitisme n'est pas multimillénaire, comme le veut le on-dit La naissance et le sens même du mot « antisémitisme » sont éminemment contemporains. Il s'agit là d'un mythe politique, apte à structurer les masses qui dirigent l'action historique du XXe siècle. Il se construit lui-même à base de diverses mythologies, partant seules ou en groupe à la conquête de l'esprit public - sachant que Bourdieu nous a appris que « l'opinion publique n'existe pas » et Bachelard qu'elle a « toujours tort ». Le mot « antisémitisme » a été inventé en Allemagne en un texte publié à Berlin en 1879 par William Marr. La pensée s'inspire des découvertes sur la parenté des langues indo-européennes qui ont donné naissance au mythe de la race aryenne : ici ce sont les langues du Moyen-Orient qui sont regroupés en un ensemble sémitique dont on dérive le terme « sémite » pour dégager et ensuite fustiger une race juive. L'intention de Marr était d'offrir un nouveau cadre au signe anti-juif voulant le sortir du contexte religieux, de l'antisémitisme à base chrétienne, de l'anti-judaïsme, pour en faire un élément objectif, scientifique, reposant sur des données historiques.
C’est-à-dire, soit dit au passage, que le discours devenu classique de l’antisémite arabe arguant qu’il ne peut être « antisémite » car cela le viserait lui-même sur le plan lexico-idéologique est tout simplement faux historiquement. Sur le plan historique, le mot a été inventé à l’encontre des juifs et n’a jamais servi que contre eux. Cela n’a aucune plus-value.
Le Juif déïcide
L’antijudaïsme ne s’éteint bien sûr pas et contribue à l’antisémitisme. Il offre une base traditionaliste à l’antisémitisme. Luther commit ainsi des pamphlets antijuifs extrêmement violents que l’Etat nazi fit réimprimer par millions d’exemplaires en brochure gratuites. Non seulement le régime de Vichy use des poncifs de l’antijudaïsme et trouve un écho dans les milieux cléricaux, mais, qui plus est, l’antijudaïsme lui permet de définir son antisémitisme. Le statut des Juifs du 3 octobre 1940 proclame en effet qu’est juif qui a sa famille de « race juive », soit trois grands parents ou deux grands-parents et le conjoint. Pour déterminer la race des grands-parents l’administration a toute latitude : religion, nom ou prénom hébraïques, inhumation, etc. La nécessité d’un cadre plus strict se fait jour et c’est la loi du 2 juin 1941 qui définit le juif comme celui étant de « religion juive » le 25 juin 1940 et dont deux grands-parents sont de « race juive ». La qualité raciale du grand-parent est déterminée par sa confession. Toutefois, celui dont les grands-parents sont juifs et qui sans être religieusement juif lui-même ne s’est pas converti au christianisme est aussi considéré comme étant de « race juive ».
Ainsi la définition raciale ne trouve pas sa cohérence propre puisque pour rentrer dans la définition juridique on en revient au vieux fond de l’antijudaïsme, de l’opposition religieuse et non raciale. C’est au poids séculier de l’antijudaïsme de permettre de rendre praticable la politique antisémite raciste.
Le Judaïsme puissance d’argent
Durant les années 1880, se produit une large diffusion de l’antisémitisme, de l’Europe de l’Est à la France. L’imaginaire antisémite se structure autour de grands thèmes : l’économique (le juif accapareur), religieux (le juif déicide), racial (le juif ennemi de l’Aryen), national (le juif a-citoyen, personnification de l’Anti-France). Derrière tout cela et pour le structurer se trouve le thème de la conspiration juive.
Un homme a su fédérer tout ensemble tous ses grands thèmes, le pamphlétaire Edouard Drumont (1844-1917), dont La France juive, le best-seller de l’antisémitisme français publié en 1886, connaît 145 éditions en deux ans et qui atteint sa 200ème édition en 1914. Drumont c’est une logique infatigable : tout phénomène se ramène au complot juif (ainsi le massacre des Communards est une action juive contre le petit peuple). Le succès provient en grande part de cette capacité à faire participer les petites gens à l’opposition aux « Gros » dont le juif serait l’archétype.
L’image du banquier juif ruinant le petit peuple transcende le clivage droite-gauche. C’est l’image de la manigance d’un petit groupe décidé à régner financièrement sur toute la société, la détention de la puissance d’argent lui permettant de tirer toutes les ficelles. Selon une célèbre formule c’est « le socialisme des imbéciles ». Avec la Révolution bolchevique, l’accusation devient double : le bolchevique c’est le Juif qui veut détruire les vieilles nations et civilisations et accaparer l’argent derrière l’étatisation de l’économie. Entre le juif capitaliste et le juif communiste il n’y donc qu’une différence de masque et l’extrême droite ne va cesser en conséquence de pourfendre « l’Internationale de l’or et du sang », autrement dit l’internationale juive tout à la fois des banquiers et des bolcheviques.
Cet aspect du mythe antisémite légitime la politique d’aryanisation de l’économie entreprise par Vichy. Réalisée pour des raisons idéologiques, l’aryanisation peut parfois aboutir à fragiliser certains pans de l’économie. Mais elle sert également l’Etat de Vichy dans la réalisation de son économie de guerre et elle sert le IIIe Reich dans la mise en place du pillage économique de la France vaincue, maquillée ainsi en coopération dans le cadre du Nouvel Ordre européen. Enfin il ne faut ni mésestimer ni surestimer un aspect : dans un pays connaissant le marasme ce sont 10 000 entreprises dont la propriété est redistribuée, représentant ainsi un gigantesque circuit de redistribution des richesses qui fait participer directement les individus qui veulent en profiter à la politique antisémite de l’Etat. Toute une partie de la société devient ainsi solidaire et co-exécutante de la politique antisémite d’Etat.
Le Juif comme anti-nation
En France seule l’Union sacrée fait reculer l’antisémitisme : de la Première guerre mondiale aux années trente c’est le ressac, l’antisémitisme se fixant à l’extrême droite, avant, durant les années 1930, de reprendre sa puissance puis d’accéder au pouvoir en 1940 en tant qu’idéologie d’Etat. L’ouverture des camps de concentration lui enlève son caractère d’idéologie politique librement affirmée et le démonétise socialement sans qu’il soit éradiqué historiquement.
Réprimé dorénavant non seulement juridiquement mais moralement et socialement, il trouve d’autres voies d’expression. Pour observer ce travail plus souterrain, les mesures statistiques de l’opinion paraissent pour cette fois les plus adaptées. En 1966, un tiers seulement des sondés estimait que de cinq à six millions de juifs étaient effectivement morts « suite aux persécutions allemandes ». La même année, à la question de l’assassinat de six millions de juifs, seuls 25% des sondés reconnaissent l’exactitude des faits, 1% répond que ce fut « une mesure salutaire », tandis que 13% pensent que les juifs sont trop nombreux en France, 31% qu’ils sont particulièrement nombreux dans la politique, 58% qu’ils sont particulièrement nombreux dans le monde financier, 81% qu’ils sont particulièrement nombreux dans le commerce, et 50% éviteraient de voter pour un Président juif. Le score obtenu à cette dernière question est de 24% en 1978 où les sondés sont également 16% à refuser un gendre ou une belle-fille juif ou un député juif.
Par ailleurs, une forte proportion de sondés met en doute la francitude des Français juifs. A la question « un Français d’origine juive est-il aussi français qu’un autre Français ? », les sondés répondent non à 43% en 1945, oui et non au score égal de 37% en 1946, oui à 60% et non à 19% en 1966 (score grimpant à 28% chez les communistes), oui à 65% en 1977, puis oui à 83% contre 9% de non en 1978. En 1966, 10% des personnes interrogées se déclarent ouvertement antisémites, s’y ajoutent 9% se définissant comme éprouvant de l’antipathie envers les juifs, contre 5% et 4% en 1978. En 1971, 63% des sondés répondent oui à la question « un juif se sent-il juif avant de se sentir français ? », et 55% d’entre eux considèrent que « les Français d’origine juive sont plus proches des juifs vivant en Israël que des autres Français ».
En cette question de la citoyenneté du juif se trouve le caractère magique de l’antisémitisme : son absolu plasticité dans sa parfaite permanence de schémas. Le fondement discursif des antidreyfusards était que le juif était l’agent de l’Allemagne dans sa guerre contre le France, le principe des collaborateurs c’est que le Juif est le responsable de la guerre car il voulait détruire l’Allemagne. L’accusation s’accroche aux thèmes de l’antijudaïsme : le juif cosmopolite et belliciste c’est le Juif déicide qui veut crucifier les nations chrétiennes. C’est tout à la fois l’apatride, le traître et l’assassin sanguinaire, communément assimilé au vampire dans les discours. L’accusation multi-séculaire selon laquelle les Juifs procéderaient à des assassinats rituels de bébés chrétiens est encore de vigueur, ainsi chez Drumont ou aujourd’hui dans la propagande islamiste avec des bébés musulmans. L’argument sert à Vichy à légitimer la Collaboration : le fait de la guerre est l’œuvre du Juif c’est donc contre lui et non contre l’Allemand que doit se tourner la légitime colère populaire.
Le Juif nazi et sioniste
De la Libération à nos jours, les enquêtes d’opinion signalent un affaissement des déclarations antisémites affichées et la totalité des indicateurs statistiques démontrent un très fort recul de l’antisémitisme. La fin du XXe siècle connaît une remontée qui n’est pas, comme le prétend un poncif, une « explosion de l’antisémitisme », mais est, au niveau des sondages, un déplacement d’une partie des sondés de la position « ne se prononcent pas » à celles de l’affirmation de préjugés antisémites, et une croissance des actes antisémites.
La propagande antisémite se reformule sans cesse sur la base des polémiques liées à la question du conflit israélo-palestinien. Dans le cadre de la Guerre froide, l’Union soviétique, par ailleurs un temps première pourvoyeuse mondiale d’écrits sur le complot juif, invente une propagande destinée à déstabiliser l’allié des Etats Unis qu’est Israël : l’assimilation du sionisme au nazisme. Ce propos, aberrant historiquement, est d’une redoutable efficacité. Il est repris par les propagandes arabes, par l’Organisation de Libération de la Palestine, par les partis communistes européens, entre la Guerre des Six Jours et celle du Kippour par les groupuscules gauchistes et les extrêmes droites de l’Occident. Le soutien à la cause palestinienne mène aujourd’hui encore des milliers d’hommes et de femmes à entonner cet argumentaire, s’ébrouant ainsi dans un discours de combat d’un Etat, l’Union soviétique, qui lui-même n’existe même plus…
Faut-il considérer que ce discours a rencontré une nouvelle réalité sociale issue de l’immigration ? Le sondage annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme montre que durant la dernière décennie la question « y a-t-il trop de juifs en France ? » enregistre un taux de réponses positives comprises dans une fourchette stable, entre un petit quart et un grand tiers des sondés.
Il y a, tous indicateurs rapportés ensemble, sur un temps court, mise en acceptabilité partielle de l’émission de signes antisémites, un passage du penser au dire et du dire au faire. En sus de cette socialisation, de cette banalisation, on constate que la reconnaissance des stéréotypes antisémites est à un haut niveau de concentration chez les sondés qui se disent électeurs de partis d’extrême droite ce qui vient à rebours des analyses quelque peu rapides et arabophobes ou islamophobes réalisées à partir de faits-divers choisis (« le fait-divers c’est le fait qui fait diversion » disait Bourdieu).