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Des « Salauds » et des « Putes ». Perspectives idéologiques d’un débat français.

Burning man 2013 DGS 1Par Dominique Sistach

Le manifeste des 343 « salauds » que publie le site internet du magazine Causeur relance le débat sur la prostitution, ouvert par le récent projet législatif de Maud Olivier de pénalisation de la clientèle prostitutionnelle.

Après la séquence des débats autour du « Mariage pour tous », nous commençons à nous habituer à ces débats sociétaux qui relaient les débats politiques et économiques dont on comprend qu’ils offrent peu d’éléments de clivages aux forces partisanes. Les conflits idéologiques se déplacent de plus en plus vers des choix civilisationnels et des questions de mœurs ; traditions et morales occupant beaucoup plus la vie politique que les conditions mêmes de l’exploitation et de la domination.

En présentant ce manifeste, en reflet négatif des luttes féministes des années 1970 (en écho au manifeste des « 343 salopes » conduites par Simone de Beauvoir en soutien au projet de loi sur l’IVG) et des revendications des beurs durant des années 1980 (l’actuel manifeste est sous-titré « Touche pas à ma pute ! »), l’ordre du discours, bien que présenté sous le ton justifié d’un humour de corps de garde, se veut combattre la bien-pensance et le politiquement correct. « C’est une guerre contre les hommes » ; « Nous ne défendons pas la prostitution, nous défendons la liberté. » En substance, les propos des signataires, qui ne seraient en l’état qu’une vingtaine, dont certains se rétracteraient déjà, s’accorderaient curieusement avec cette tendance à penser la liberté des hommes sur ce théâtre d’opérations de la sexualité, tissant entre tous les signataires, ces liens singuliers entre des libéraux/libertaires/libertins et des réactionnaires de tous poils.

Ainsi, au nom d’un droit à la liberté sexuelle, on pourrait perpétuer une tradition de la domination masculine ; une ligne idéologique étrange s’ouvrant entre les défenseurs d’un droit à la jouissance et les défenseurs d’un pouvoir sur et par la jouissance. Nous retrouvons là, probablement, une autre source de cette droitisation que décrit Gaël Brustier sous l’appellation ravageuse d’« hédonisme sécuritaire », d’une jouissance sans entraves, là, a fortiori, sans entraves du pouvoir des femmes à contester ce pouvoir solitaire des hommes à jouir contre les femmes.

L’outrance de ces propos ne doit pas pour autant nous faire omettre que les propositions idéologiques aboutissant à la proposition de pénalisation de la consommation prostitutionnelle constituent également une curiosité idéologique. Sous l’influence du modèle répressif des sociaux-démocrates suédois, nous retrouvons des députés, des sympathisants socialistes, et des « progressistes » qui tentent de penser le « problème » prostitutionnel par l’interdit répressif. Certes, le projet de Maud Olivier dépénaliserait le racolage des prostitué(e)s, mais pour l’orienter exclusivement sur les consommateurs d’une activité pourtant toujours licite en soi. La croyance dans un principe de gouvernement de la prostitution semble emporter la réalisation du projet de réforme. Si l’oxymore masculiniste est idéologiquement étrange et malvenu, l’oxymore anti-prostitution relève du fantasme dans le pouvoir de réglementer l’intimité. Comment peut-on penser ce problème de société, alors que les moyens juridiques employés ne permettent en rien la réussite d’une telle entreprise ?

Pour mémoire, le droit international, en dédoublant les conditions de la prostitution, consentie et forcée, a ouvert la voie à la reconnaissance de l’activité à se prostituer. L’Union européenne cible la lutte contre l’exploitation des personnes et contre les organisations criminelles, mais reconnaît par ailleurs, depuis 2002, sous l’évocation jurisprudentielle du juge communautaire, des droits des prostituées à se voir reconnaître un statut de travailleur indépendant. Comment alors pourrions-nous agir par un droit répressif national faisant saillir une délinquance sexuelle, dans une Europe, ouverte aux quatre vents sur les espaces de prostitution intégrés par le libre échange ? À l’hédonisme sécuritaire des uns, n’aurions-nous pas en retour une social-démocratie répressive illusoire ?

Les solutions ne sont pas simples, et comment le sauraient-elles, l’ampleur problématique du phénomène prostitutionnel dépassant, en tout point, les considérations idéologiques du débat politique national. On ne peut, ni par une éthique érotique, ni par la parole que l’on laisserait aux actrices/acteurs de la prostitution penser les difficultés du gouvernement politique de la prostitution. Les sociétés de l’information ont fait apparaître ce qui relevait de l’alcôve et du commerce coupable. Il ne semble pas possible de faire un retour en arrière. Pour garantir, les femmes, notamment, qui voient dans l’activité prostitutionnelle le seul biais de leur survie et souvent de leur émancipation, qui des quatre coins de ce monde, affluent pour tenter leur chance en Europe, il ne semble pas sérieux de leur opposer ces débats, même si nous n’avons pas mieux à leur offrir. Car si le droit ne permet en rien de gouverner, par l’interdit ou la permission, la prostitution, le contexte économique ne permet guère plus de garantir les conditions de vie des migrantes domestiques et/ou sexuelles de la mondialisation. Faut-il renverser le principe foucaldien de la gouvernementabilité et s’habituer à celui de l’ingouvernementabilité ? Cela semblerait plus sage, et nous éviterait ces débats inutiles.

Il nous reste sur les bras malgré tout cet état idéologique de la société politique. Droitisation des réactionnaires-libéraux ? Mais également, droitisation des progressistes-répressifs, les débats sociétaux ont au moins le mérite de nous confronter à ces contradictions idéologiques d’une société qui n’arrive pas à se positionner autrement que par ses clivages régressifs.

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