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Sexe et violence : une histoire politique

Dans l’une des biographies de Jack l’Eventreur lui est prêtée cette phrase « Je suis celui par lequel le XXè siècle commence ». Le massacre de femmes perpétré par Jack à la fin du XIXe devint ainsi une annonce de la violence inouïe du siècle suivant. La violence sexuelle sadique est éminemment contemporaine il est vrai.

sabinesPar Nicolas Lebourg

Dans l’une des biographies de Jack l’Eventreur lui est prêtée cette phrase « Je suis celui par lequel le XXè siècle commence ». Le massacre de femmes perpétré par Jack à la fin du XIXe devint ainsi une annonce de la violence inouïe du siècle suivant. La violence sexuelle sadique est éminemment contemporaine il est vrai.C’est là une face de la pièce. Celle de la reconnaissance et de la punition du crime. L’interdit ne provient pas du néant, ainsi la Cour Pénale est-elle créée avec le contexte de la guerre en ex-Yougoslavie. Des viols collectifs barbares y furent perpétrés devant les familles des victimes : c’était là un élément d’une terreur poussant les populations civiles en avant et permettant l’épuration ethnique. Le viol collectif et l’étatisation du sadisme sont ici des moyens rationnels devant permettre l’accomplissement d’une utopie politique. L’autre face de la pièce, c’est donc l’extension du domaine de la violence sexuelle par le fait même que le XXè siècle est, selon une formule consacrée, le siècle des masses. D’où des formes de violence sexuelle typées et très différenciées, de l’organisation rationnelle de viols par millions à l’humiliation par la tonte publique, du Japon jusqu’au Roussillon.>Dans le IIIe Reich, sont tondues les femmes aryennes ayant sali leur sang en ayant des rapports sexuels avec des non-Aryens. En Espagne, les franquistes tondent d’abord les mères et les filles des républicains, puis les femmes républicaines. La femme tondue est promenée en sous-vêtements dans les rues, pour la ramener symboliquement à la figure d’une prostituée. On lui fait boire de l’huile de ricin, ce qui l’a fait s’uriner sur elle-même et permet de l’humilier mais également de désigner la pourrIture de ses entrailles. Tout le discours qui accompagne ces actes assimile la femme à une dépravée, une prostituée à l’instar de la République, ayant enfanté des bâtards marxistes. On est donc bien dans le domaine de la violence sexuelle, même sans viol.

En France, les tontes touchent tout le territoire. Le phénomène commence peu avant la Libération mais il est surtout important lors de celle-ci. Puis, après l’été 1944, se présente une seconde vague très forte en mai-juin 1945, avec le retour des prisonniers. Les dernières tontes ont lieu en février 1946. Derrière la punition de la « collaboration horizontale » le discours témoigne clairement d’un acte de purification, de régénération de la nation au moment où les autres femmes atteignent à la dignité de citoyennes en obtenant le droit de vote. Dans sept départements des hommes collaborateurs sont aussi tondus : cela se fait en compagnie de femmes et c’est une manière de les humilier, de les rabaisser au rang de prostituées de l’Allemagne.

Dans le cas des Pyrénées Orientales, le très grand nombre d’arrestations consécutives à la Libération amène rapidement à centraliser les suspects au camp de Rivesaltes. A l’intérieur du camp, les femmes sont regroupées dans des baraques encerclées de barbelés. Les débuts voient plusieurs gardiens réaliser des abus sexuels sur les internées ; ils sont limogés plutôt que poursuivis. En octobre 1944, survient un scandale quand n’est pas appliqué un ordre du Comité Départemental de Libération exigeant que sept femmes soient libérées après avoir été tondues. Un cadre communiste en poste au camp a enjoint les détenues de ne pas se laisser faire, et leur a dit de refuser leur libération si elles étaient finalement tondues. Le directeur du camp s’offusque vigoureusement de cette attitude. Il s’en plaint auprès du Comité Départemental de Libération et en appelle aux valeurs de la Résistance qui seraient bafouées selon lui par cette absence de tonte.

Le viol de masse organisé : le cas japonais

C’est durant la campagne pour la prise de Shangaï en 1932 que l’armée nippone crée ce qu’elle baptise les « centres de délassement » où sont réquisitionnés des femmes chinoises. Un tournant se fait avec la prise de Nankin en 1937 : les soldats japonais réalisent des massacres de masse à l’encontre de la population civile masculine et en plusieurs semaines sont violées 20 000 femmes, de tous les âges. En conséquence, le système est étendu et rationalisé afin surtout que la pratique du viol collectif soit encadrée et ne constitue donc pas un facteur d’indiscipline. Parmi les divers moyens utilisés s’avère surtout efficace l’application de la loi nationale de 1932 sur la mobilisation générale. C’est dans ce contexte qu’avait été créé le Corps des femmes volontaires, en vue d’assurer le recrutement féminin pour l’effort de guerre, détourné désormais en service sexuel. Pour emplir les rangs du Corps des femmes volontaires, les Japonais s’appuient sur les collaborateurs coréens : jusqu’en 1942 les policiers coréens font le tour des villages pour engager des volontaires, si aucune femme ne se présente la « Kempeitai » (police politique militaire japonaise) ouvre une enquête… Il y avait ainsi un cercle « vertueux » créée entre collaboration et répression.

L’enlèvement de jeunes femmes, essentiellement en Corée à compter de 1942, représente quant à lui un effectif d’environ 200 000 personnes sur les 300 000 que représentèrent les « femmes de réconfort » (selon la terminologie officielle). En une journée une razzia peut enlever jusqu’à un millier de jeunes coréennes. Il vise à débloquer le rapport entre offre et demande puisque dans la région chinoise de Kwandong en 1939 il est « seulement » 1 000 femmes pour 100 000 soldats. Les filles des notables, des fonctionnaires et des propriétaires fonciers sont épargnées afin d’assurer la collaboration de leur famille. Les filles sont généralement choisies entre 11 et 20 ans. Elles ont en moyenne des rapports sexuels avec entre 60 et 70 soldats par jour, mais si elles sont en situation de suivre un régiment durant les opérations de guerre le taux augmente drastiquement .Elles servent également d’exutoires aux soldats, les tortures et meurtres éliminant la moitié des effectifs. Lorsque les troupes nippones doivent abandonner leurs territoires face à l’avancée des troupes américaines la politique suivie est massivement celle de leur assassinat.

Selon les estimations – trop hautes – d’un rapport de l’Organisation des Nations Unies, sur les 200 000 femmes de réconfort coréennes environ 145 000 ont été tuées par les soldats nippons, sur les 300 000 environ un quart a survécu à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les violences collectives sont produites… collectivement

La tonte publique n’est pas assimilable à la déportation, au viol et au meurtre : la diversité des faits est évidente. Mais tous réclament la complicité, l’approbation et l’action de personnes qui jusque là n’étaient que des hommes ordinaires, nos voisins, nous et les autres. Jack l’Eventreur se trompe : ils ne sont pas ses descendants, ils ne se pas sont mus par leur soif individuelle de violence et une frustration incandescente. Ils agissent dans un cadre de raison, avec des motivations, des rationalisations techniques, des administrations, des économies d’échelle, des cadres sociaux, leur instinct grégaire, leur normalité en somme.

Chacun se souvient qu’un semestre durant tout téléspectateur français fut noyé sous le torrent de reportages sur les « tournantes » et que la France s’effraya. Tout internaute sait qu’il peut trouver à quelques clics d’ici des vidéo pornos simulant des viols collectifs sauvages. La violence sexuelle peut ainsi épouser les formes idéologiques de nos sociétés : media de masse, transformation de tout en produit de consommation, soif de domination sont des éléments aussi typiques de notre société actuelle que le nationalisme et le désir d’organisation rationnelle avaient été des traits marquants des sociétés de la première moitié du XXè siècle.

La violence sexuelle ne se limite pas à l’action de brutes isolées aux pulsions incontrôlées ou d’un Etat prêt à toutes les turpitudes. Elle provient aussi de nos sociétés, directement. Quand elles perdent le goût de la liberté au profit de celui de l’autorité, elles peuvent déchaîner et légitimer collectivement leur violence.

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