Entre Marine et Jean-Marie Le Pen : un conflit ordinaire
Première parution : Alexandre Dézé, « Entre Marine et Jean-Marie Le Pen : un conflit ordinaire », Le Monde, 9 avril 2015.
Quels enseignements peut-on tirer de la nouvelle passe d’armes entre Marine et Jean-Marie Le Pen ? Tout d’abord, que le Front national (FN) reste exagérément au centre de toutes les attentions médiatiques. Si cette énième crise entre le père et la fille constitue sans doute un événement important dans la vie interne du FN, elle ne mérite peut-être pas la couverture disproportionnée qui lui est accordée depuis vingt-quatre heures. Mais il en va ainsi de la vie politique française, qui semble désormais ne plus battre qu’au rythme du FN. Pourtant que se passe-t-il de nouveau ?
En réalité, pas grand-chose. Depuis sa création en 1972, le parti d’extrême droite n’a jamais cessé d’être traversé par de puissants conflits. Il ne lui faudra ainsi que quelques mois avant de connaître sa première scission, en 1973. Certes, les tensions actuelles revêtent un caractère quelque peu inédit et même dramaturgique dans la mesure où s’affrontent non pas seulement deux personnalités politiques d’un même parti mais un père et sa fille. Cela dit, cet affrontement recoupe les lignes de conflictualité ordinaires au sein du FN, qui ont vu s’opposer depuis trois décennies, les partisans d’une stratégie entrepreneuriale de conquête de pouvoir et les défenseurs de l’orthodoxie frontiste. On se souvient notamment de la forme paroxysmique prise autrefois par la lutte entre Bruno Mégret et Jean-Marie Le Pen, qui s’était soldée par la scission de l’hiver 1998 et avait entraîné, pour le parti, de profondes difficultés (électorales, économiques et internes) tout au long des années 2000.
Pour l’heure, on ignore quelle sera la décision du bureau exécutif à l’égard de Jean-Marie Le Pen (dont il est par ailleurs l’un des membres). Mais elle risque de s’assortir pour la première fois de sanctions. Or ce n’est sans doute pas un hasard si le déclenchement de cette crise intervient après les élections départementales, alors même que Jean-Marie Le Pen n’a cessé de multiplier les exactions verbales au cours de ces derniers mois, mais sans susciter, le plus souvent, de réaction de la part de la présidente du parti. Les élections départementales ont en effet montré qu’il y avait de potentielles limites à la progression du FN tenant à la fois à son isolement politique et au mode de scrutin majoritaire à deux tours. Marine Le Pen se devait donc en quelque sorte de rebondir. On imagine que le conflit avec son père doit lui être coûteux, mais il est manifeste qu’elle entend également en tirer parti pour relancer le FN et franchir un nouveau cap dans sa stratégie de « dédiabolisation ». Pourtant, on peut douter qu’elle en ressorte tout à fait gagnante.
Tout d’abord, sanctionner Jean-Marie Le Pen ne résoudra pas la question de la normalisation du FN. Marine Le Pen tirera sans doute, à titre personnel, quelques crédits supplémentaires de légitimité politique de cet affrontement avec son père. Mais cela risque de s’avérer insuffisant pour clôturer le processus de banalisation du FN. Pour devenir un parti « comme les autres », il faudrait en effet que les responsables frontistes envisagent de mener bien d’autres opérations : par exemple, renoncer à la préférence nationale, qui reste de nature anticonstitutionnelle ; ou encore expurger la centaine de candidats FN aux départementales qui ont tenu des propos illicites et qui se sont, en définitive, tous présentés. C’est aussi à l’aune de ces dimensions qu’il convient d’évaluer la « mise aux normes » partisane revendiquée par les dirigeants du FN et qui, de fait, apparaît encore loin d’être achevée.
Ensuite, rompre avec Jean-Marie Le Pen ne résoudra pas les problèmes structurels attenants à l’économie partisane du FN. Cela peut même les aggraver. Si le FN doit chercher à se « dédiaboliser » pour élargir sa base électorale et, partant, conquérir le pouvoir, il doit tout autant prendre garde d’entretenir ce qui fait sa singularité sur le marché électoral : sa radicalité politique. En rompant avec Jean-Marie Le Pen, la présidente du FN peut donner l’impression qu’elle va parfaire l’entreprise de dédiabolisation du parti. Mais c’est oublier qu’elle est également contrainte par un autre impératif : celui de continuer à se distinguer de ses concurrents et à satisfaire les attentes de sa base. On comprend dès lors un peu mieux pourquoi le parti campe toujours sur ses fondamentaux, pourquoi Marine Le Pen prend soin régulièrement d’entretenir l’atypicité du parti (encore dernièrement, en appelant au rétablissement de la peine de mort) et pourquoi la présence de Jean-Marie Le Pen a été jusqu’à présent tolérée. Or, l’actuel président d’honneur du FN a toujours constitué une pièce centrale dans le dispositif d’entretien de l’identité frontiste. Il faut donc prendre la mesure des risques associés à son éventuelle éviction, sachant qu’il reste particulièrement populaire auprès d’une partie non négligeable des sympathisants, des militants et des cadres intermédiaires du parti.
Enfin, priver Jean-Marie Le Pen de candidature aux élections régionales ne résoudra pas les écueils stratégiques auxquels se trouve confrontée Marine Le Pen. Pour poursuivre sa progression et devenir un parti de deuxième tour, le FN doit en effet parvenir à attirer une part plus importante d’électeurs extérieurs au parti et notamment de la droite (entre 22% et 27% d’électeurs UMP « seulement » se seraient reportés sur les candidats FN au deuxième tour des départementales). Or si les électorats droitiers et extrêmes droitiers semblent désormais partager des conceptions semblables sur l’immigration ou l’islam, leur vision s’oppose encore sur l’économie. Ainsi, les positions programmatiques du FN sur la sortie de l’euro, la durée légale de travail, l’âge de la retraite ou l’ISF, apparaissent difficilement compatibles avec les orientations libérales de l’électorat droitier. Et modifier ces orientations pour séduire cet électorat risquerait de mécontenter les soutiens populaires du FN. Il est évident que le conflit avec Jean-Marie Le Pen ne modifiera rien à ces problématiques stratégiques. Il risque même pour un temps de détourner l’entreprise mariniste de ses objectifs, et peut-être même de la fragiliser.