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Origine et formation du Front national (1972-1981)

Giorgio Vasari : Allégorie de la Patience (1552)

Première parution : Jean-Yves Camus, « Origine et formation du front national (1972-1981) », Nonna Mayer et Pascal Perrineau dir., Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, pp. 17-36.

La presse nationale, et dans une certaine mesure le parti lui-même, s’accordent pour dater l’irruption du Front national (FN) sur la scène politique de l’élection municipale partielle de Dreux, en septembre 1983. Ce faisant, on occulte le fait qu’à cette date le FN existe depuis déjà onze ans, puisqu’il est officiellement fondé à Paris le 5 octobre 1972. Ainsi, si l’on excepte le groupuscule de P. Sidos, l’Œuvre française, il est aujourd’hui la plus ancienne formation d’extrême droite encore active sous une dénomination qui n’a jamais changé. Pendant toute la période étudiée, le FN est un mouvement faiblement implanté et structuré, ne pouvant prétendre incarner la totalité, ou la majorité, d’une droite nationaliste éclatée en plusieurs tendances dont la principale est représentée par le Parti des forces nouvelles (PFN). Il s’agit ici de cerner les différentes étapes de l’évolution idéologique et organisationnelle du Front, pour mettre à jour les ruptures stratégiques et les conflits de courants qui l’ont agité avant qu’il se structure en parti politique inséré dans le jeu parlementaire en 1981-1983.

D’ordre nouveau à la création du PFN : « nationalistes » et « nationaux » en France de 1972 à 1974

La distinction entre nationalistes et nationaux, acceptée par l’extrême droite elle-même pour la période postérieure à la guerre d’Algérie, aide à comprendre la querelle que vont se livrer FN et PFN pour le leadership de cette famille politique 1. La création du FN est, au départ, une initiative des dirigeants d’Ordre nouveau, mouvement nationaliste fondé en 1969 après la dissolution d’Occident, et qui semble avoir réuni à son apogée environ 5000 militants, pour la plupart jeunes et/ou étudiants, implantés notamment à Paris, Lyon, Nice et Marseille. Rompant avec la pratique uniquement activiste d’Occident, Ordre nouveau se voulait une tentative de désenclavement du nationalisme, chroniquement divisé et privé d’appareil politique depuis l’auto-dissolution des comités Tixier-Vignancour en janvier 1966. Conseillé par de vieux militants comme G. Jeantet (doriotiste), F. Brigneau (maurrassien) et H. Charbonneau (Action française et Milice), ON avait participé aux élections municipales de Paris en 1971, et souhaitait donc jouer le jeu démocratique. L’échec relatif des listes parisiennes conduisit le 2e congrès, en juin 1972, à lancer l’idée d’une structure unitaire qui préparerait les législatives de 1973 en poursuivant un double objectif : d’abord, concrétiser la suprématie d’ON qui deviendrait le « fédérateur de la droite » et atténuerait les retombées négatives d’un regain d’activisme perceptible dans les facultés ; ensuite, imiter le succès électoral du MSI italien qui, après avoir absorbé le parti monarchiste et adopté le sigle de Destra Nazionale, avait atteint aux élections de 1972 son score maximal 2.

L’échec des multiples velléités unitaires antérieures, tel le Centre de ralliement national animé par R. Holeindre (1969), rendait l’entreprise difficile, pour des raisons à la fois personnelles et idéologiques. Malgré tout, l’été 1972 sera consacré à contacter d’anciens OAS comme J. Reimbold et le capitaine Curutchet, G. Bidault et son groupe « Justice et liberté », F. Brigneau alors journaliste à Minute, et les nationalistes-européens du mensuel Militant. Par principe dogmatique, la Restauration nationale monarchiste restera à l’écart, comme, pour des motifs tactiques, l’équipe venue d’Europe-Action qui avait fondé le GRECE trois ans plut tôt.

L’initiative venant des « nationalistes », l’ouverture vers la droite nationale issue du combat pour l’Algérie française devait être symbolisée par la présence d’un homme cumulant l’expérience du poujadisme, de l’antigaullisme et du tixiérisme : ce sera J.-M. Le Pen, ancien directeur de la campagne Tixier, puis retiré de la politique active. L’expérience des « comités TV » est importante pour l’histoire future du FN : en effet, la nébuleuse tixiériste avait partiellement réussi à mobiliser ensemble des fractions aussi différentes que la droite conservatrice antigaulliste (P. Arrighi, A. de Lacoste-Lareymondie), le néo-fascisme d’Occident et le néo-paganisme « européaniste » de J. Mabire ou D.Venner. Oscillant sans cesse entre un nationalisme sans compromis et la tentation du ralliement au meilleur candidat antigaulliste, la campagne Tixier préfigurait largement les futures hésitations stratégiques du FN. Par ailleurs, la disparition de comités TV allait donner naissance à deux mouvements qui verront transiter par eux nombre de cadres actuels du FN : ce sont l’Alliance républicaine pour les libertés et le progrès (ARLP) et le Mouvement jeune révolution (MJR). Avant de rallier en 1969 la majorité pompidolienne, l’ARLP et sa section de jeunesse « Jeune alliance » formeront D. Chaboche, J.-C. Varanne ou C.Baeckroot. Le MJR, groupe solidariste qui se réclamait de POAS-métro jeunes et du capitaine Sergent, comptera dans sa mouvance R. Marie, J.-P. Stirbois et M. Collinot. Son idéologie confuse de « troisième voie » entre capitalisme et marxisme préconisait l’association capital-travail, le syndicalisme corporatif, la disparition des partis politiques traditionnels. Rétrospectivement, le FN de 1988 apparaît comme une synthèse de ces trois courants de l’extrême droite : l’activisme (filière « Jeune nation »/Occident/Ordre nouveau/PFN) ; l’antigaullisme de droite (filière OAS/ ARLP) ; la tendance solidariste-intégriste (filière MJR/Groupe action jeunesse/chrétienté-solidarité)3.

Le premier bureau politique du Front, en octobre 1972, traduit bien l’équilibre précaire entre nationalistes et nationaux puisque chaque responsable inféodé à une tendance est « doublé » par un adjoint appartenant à l’autre 4. Le premier programme frontiste, issu lui aussi d’un compromise entre nationalisme-révolutionnaire et conservatisme, paraît dans le numéro de novembre 1972 du National. Dès cette date sont identifiables certains thèmes de ce que P.-A. Taguieff nomme « national-populisme » et que résume parfaitement ce titre de décembre 1972 : « Avec le FN, fâchons-nous ! » S’affirmant comme « la droite sociale, populaire, nationale », le FN se pose en alternative au gaullisme et au communisme, veut une « troisième voie entre lutte des classes et monopoles ». Prenant prétexte de certains scandales politico-financiers, il dénonce l’affairisme et la décadence du pouvoir. Cependant, son programme économique ne reprend pas les idées interventionnistes d’Ordre nouveau, mais réclame, au contraire, la réduction au strict minimum du secteur public et nationalisé, ainsi que le confinement de l’Etat à son rôle d’arbitre des intérêts catégoriels. Or, paradoxalement, le programme en vingt points de 1972 n’est qu’une collection d’intérêts corporatistes, selon une ligne politique que F. Duprat formulera plus tard, en assignant au FN le rôle de « réceptacle de tous les mécontentements ». La défense du petit commerce et la « diffusion de la propriété par le mutualisme » sont donc, dès la création, des idées forces. Au plan social, même ambiguïté sur deux thèmes majeurs : l’immigration et la natalité. Le FN de 1972 s’oppose à l’immigration sauvage seulement dans la mesure « où elle met en péril la santé des Français » ; reprenant le langage d’Ordre nouveau, il qualifie les résidents étrangers de « minorités sauvages » inassimilables, sans établir de lien automatique entre immigration et chômage5.

Le comble de l’absurde est atteint lorsque le Front réclame … la révision de la loi de 1920 sur l’avortement, alors que la même mesure, prise par S. Veil, ouvrira la campagne frontiste sur le prétendu « génocide des enfants français » ! Dans le domaine des institutions et de la politique étrangère, la cohérence est plus grande : instauration d’un régime présidentiel et du scrutin proportionnel ; refus de l’Europe intégrée à laquelle on oppose l’Europe des patries. De plus, suivant en cela la ligne d’Ordre nouveau, le FN réclame la « création d’une entité palestinienne au Moyen-Orient ».

Les législatives de mars 1973 vont être préparées sur ces bases, mais à partir de fortes divergences tactiques : ON doit maintenir son avantage en contrôlant l’appareil frontiste et la désignation des candidats, comme le souhaite la base qui tolère mal l’implication dans le jeu électoral ; les nationaux veulent faire contrepoids en tentant de récupérer J. Soustelle et son mouvement « Progrès et liberté », implanté à Lyon, qui reste cependant en dehors de la formation d’extrême droite. La méfiance entre les deux courants entraîne déjà des contradictions insurmontables. Ordre nouveau, qui contrôle la préparation du scrutin, rédige un manifeste intitulé « Défendre les Français », dont l’idée force est la mobilisation des secteurs sains du pays face à la décadence de la morale, des institutions et du prestige national. Il s’agit là d’une copie de la théorie des « corps sains » professée en Italie par le MSI : recherche de soutien dans l’armée, la police, le clergé antiprogressiste, les Anciens combattants, la jeunesse. Le FN y rajoute « la formation de nouvelles élites puisées au plus profond de notre peuple ». Or, le 4 mars, les candidats FN, pour la plupart membres d’Ordre nouveau, n’obtiennent que 108 000 voix (1%, 32%). Face à l’échec, les deux tendances réagissent inversement : lors de son congrès d’avril 1973, ON réclame une intensification de l’activisme et le retrait du Front, alors que J.-M. Le Pen privilégie le renforcement du parti et nomme V. Barthélémy, ancien adjoint de Doriot, au secrétariat administratif. La scission est déjà virtuellement consommée lorsque ON provoque à Paris, le 21 juin, un meeting sur le thème « Halte à l’immigration sauvage », au cours duquel un orateur se livre à une violente dénonciation de la loi Pleven réprimant la discrimination raciale, et fustige le poids politique et médiatique supposé de la communauté juive, dans des termes franchement antisémites6.

Ce qui, ajouté aux heurts avec la Ligue communiste et la police, provoque la dissolution d’ON et de l’organisation trotskyste, décidée par R. Marcellin. Victime d’un excès de confiance dans son impunité ou manipulé par certains services policiers, ON connaît donc le même sort que Jeune nation et Occident, faute d’avoir su négocier le virage du parlementarisme.

Entre l’été 1973 et la campagne présidentielle de 1974, va se décider la rupture définitive du Front, qui sera suivie d’une division durable entre les deux tendances. En effet, « Faire front », qui succède à ON, utilise le Front comme base de repli avec pour objectif l’élimination de la tendance Le Pen, grâce à la nomination de ses dirigeants aux postes clés de l’appareil. Devant le refus des « nationaux », un FN bis se crée autour d’A. Robert (Ordre nouveau) jusqu’à ce qu’une décision de justice donne à Le Pen seul le droit d’utiliser le sigle. La droite nationaliste aborde l’élection de mai 1974 dans les pires conditions : déchirée, privée de presse nationale, devant faire face à d’autres candidatures concurrentes dont celle de B. Renouvin (royaliste) et J. Royer (soutenu par l’Œuvre française et certains intégristes)7. L’hebdomadaire Minute soutenant V. Giscard d’Estaing, la candidature Le Pen n’est appuyée que par Rivarol, le FN et certains groupuscules nationalistes-révolutionnaires proches des Cahiers européens de F. Duprat8.

Ordre nouveau, qui a choisi de s’insérer dans la majorité, travaille pour la campagne de Giscard, avec pour objectif de constituer l’aile droite du cartel UDR/républicains indépendants. Cette même stratégie les conduira, en 1976-1977 à se rapprocher du RPR, puis, en 1980-1981, du Centre national des indépendants (CNIP). Recueillant 0%, 74% des voix au premier tour, Le Pen doit reconstruire le FN sans sa composante principale.

La stratégie de construction du FN 1974-1978

La période 1974-1978, qui s’achève en fait avec le désastre des élections européennes de 1979, est celle du développement d’un véritable parti de la droite nationale, doté de structures régionales, d’une presse régulière et d’organes dirigeants. Pour accroître son audience, le FN devra utiliser le réservoir des militants que sont les groupuscules nationalistes-révolutionnaires. Ce choix, dicté en partie par la concurrence avec le Parti des forces nouvelles, l’amènera à autoriser la double appartenance, puis à donner une place prépondérante aux hommes et aux thèmes de la frange la plus extrémiste du parti. Ainsi se constitueront en son sein des tendances, comme les connaît le MSI italien.

1974 est une année charnière marquée par l’arrivée au Front de F. Duprat, qui deviendra animateur de la Commission électorale en continuant à diriger ses propres publications, dont les Cahiers européens. Théoricien nationaliste-révolutionnaire, issu de l’extrême gauche, puis passé par Jeune nation et Occident, ce professeur d’histoire avait également siégé au bureau politique d’Ordre nouveau, tout en étant correspondant et collaborateur de nombreuses revues néo-nazies, françaises et étrangères9. Son idéologie, exaltant à la fois le national-socialisme dans sa version strassérienne et les ouvrages plus récents de J. Evola, avait pour base un antisémitisme omniprésent, populaire et anticapitaliste dans la tradition de Drumont et des ligues antijuives de la fin du XIXe siècle. Dès 1962, sous le pseudonyme de F. Solchaga, il diffusait en France les travaux de l’école historique « révisionniste » et reprenait la théorie d’H.E. Barnes qui contestait la responsabilité nazie de la seconde guerre mondiale10. Juste après la guerre des Six-Jours (juin 1967), il avait participé avec P. Rassinier et M. Bardèche au numéro de Défense de l’Occident intitulé « L’agression israélienne », et qui est un texte fondateur de l’antisionisme-antisémite le plus radical, puisqu’il nie le droit d’Israël à l’existence. Proche, selon ses dires, de certains milieux palestiniens et du Parti populaire syrien 11, fondateur d’une Association France-Palestine, il est aussi un des précurseurs des thèses sur la négation du génocide des juifs, avant que R. Faurisson, en 1978, ne s’exprime sur ce sujet. Lorsqu’il rejoint le FN, fin 1973, F. Duprat vient de rompre avec le journal néonazi de P. Clémenti, Le Combat européen.

Dès janvier 1974, dans le premier numéro des Cahiers européens (hebdomadaire), Duprat articule la stratégie du FN autour de trois pôles : l’antiparlementarisme et l’opposition intégrale au système démocratique; l’autorisation pour tout adhérent du Front d’appartenir simultanément à toute autre formation nationaliste ; enfin, paradoxalement, l’acceptation de négociations ponctuelles avec la droite lors de scrutins locaux ou nationaux, lorsque le Front est accepté en tant que tel. Il s’agit donc à la fois de récupérer les déçus des partis de droite modérés, de faire du FN un parti-charnière indispensable à la constitution d’une majorité ; d’être complémentaire, et non substituable, aux petites formations d’extrême droite implantées localement.

A partir de 1974, comme le montre une étude de contenu du National, se produit une inflexion sensible de l’idéologie frontiste qu’on peut attribuer à l’arrivée des nationalistes-révolutionnaires ou de théoriciens, comme J. Ploncard d’Assac12, liés au courant contre-révolutionnaire maurrassien : la décadence de la France est attribuée aux « corps étrangers » et, de manière plus globale, aux forces du « mondialisme » dont la Commission trilatérale est supposée être l’exemple parfait. L’origine du déclin national se trouve, pour Ploncard d’Assac, dans « la conspiration de 1789 » dénoncée par l’abbé Barruel et J. Robinson13. Ce n’est plus uniquement l’immigration clandestine qui est dénoncée, mais l’atteinte à l’identité nationale, la France ayant atteint, pour le National, le « seuil des antagonismes raciaux ». Le FN se situe alors dans la ligne des partis xénophobes comme l’Action nationale suisse, le National Front et les powellistes en Grande-Bretagne. Pourquoi, et dans quelles conditions, a eu lieu cette mutation idéologique ? On peut avancer la nécessité de se démarquer du parti concurrent, le PFN, créé en novembre 1974 et dont les media relaient plus volontiers les actions. Mais il faut surtout comprendre en détail le processus d’intégration des groupuscules nationalistes, préconisé par F. Duprat, et avalisé par la direction du parti. La période 1968-1975 voit proliférer, à Paris et en province, les mouvements dissidents d’Ordre nouveau opposés à la voie légaliste comme à tout aggiornamento idéologique du fascisme. A l’exemple des partisans allemands ou italiens de l’ultra-droite, et souvent en référence au groupe « Jeune Europe » du Belge J. Thiriart, se constituent des cellules locales qui élaborent l’idéologie de « troisième voie », d’alternative au système, dont Franco « Giorgio » Freda est le théoricien le plus connu. Leurs références historiques sont la République de Salo et le national-socialisme de Strasser, souvent aussi les fascismes de Degrelle, Codreanu et Primo de Rivera. Leur maître à penser contemporain est J. Evola. Fascinés par la rhétorique et les méthodes de l’extrême gauche extra-parlementaire (notamment le passage à la lutte armée), les nationalistes-révolutionnaires revendiquent leur anticapitalisme et, plus encore, leur opposition à l’esprit bourgeois. Anti-Américains, ils soutiennent certaines luttes du Tiers Monde ; par-dessus tout, ils sont antisionistes : Israël est pour eux le symbole moderne de l’Etat colonial soutenu par les Etats-Unis, ce qui les rapproche des Palestiniens les plus radicaux. Pour eux, le juif est à la fois symbole de la puissance d’argent, de l’esprit cosmopolite et de l’idée révolutionnaire : c’est parmi ces groupes que l’on trouve les diffuseurs des « Protocoles des sages de Sion » comme des ouvrages de M. de Poncins, E. Malynski ou H. Coston.

En France, cette nébuleuse de réseaux informels comprend notamment le « Devenir européen » (Nantes), « Peuple et nation » (Lyon), le CDPU (Aix-en-Provence) et les Groupes nationalistes révolutionnaires (GNR) de F. Duprat. Implantés en milieu étudiant comme dans les banlieues populaires autour de Paris ou dans le Nord, ils constituent un vivier de recrutement pour le Front qui s’en rapproche progressivement : pendant la présidentielle de 1974, F. Duprat organise les « comités d’union des nationaux », derrière J.-M. Le Pen ; au même moment est créé le Front national de la jeunesse (FNJ) qui est lancé avec le concours des néo-nazis de l’Action européenne ou des « Jeunesses d’action européenne » vestiges du Nouvel ordre européen. Les Cahiers européens servent de point de jonction et accueillent, à partir d’octobre 1974, comme codirecteur M. Fredriksen, dirigeant de la FANE, le plus ouvertement national-socialiste des mouvements français. Pourtant, connaissant la marginalité extrême de cette famille politique, on peut s’étonner de l’importance que lui accorde J.-M. Le Pen, qui par deux fois adresse un message aux lecteurs des Cahiers : en juin 1974, il déclare que « la place des nationalistes-révolutionnaires est au sein du FN, qui autorise la double appartenance et respecte les choix idéologiques de ses adhérents » ; avant les municipales de 1977, il leur demande de rejoindre le Front pour « le grand combat anticommuniste »14. Or les choix idéologiques des lecteurs des Cahiers sont clairs, puisque l’hebdomadaire diffuse l’ouvrage apologétique de Duprat, Histoire de la Waffen SS, et qu’il propose, pour la première fois en France, des livres « révisionnistes » : c’est par ce canal que sera plus tard connu le livre de R. Harwood, Did six million really die ?15.

Malgré cela, il est indéniable que les GNR ont constitué, au moins jusqu’en 1978, une tendance informelle au sein du FN, disposant de sa presse, de ses connexions avec l’étranger (Flandre belge, Italie, Allemagne, Grande-Bretagne) et d’une organisation propre. Dans leur stratégie de constitution d’un « pôle révolutionnaire », ils seront aidés par le groupe « Militant », intégré au Front depuis l’origine et représenté dans ses instances nationales.

Militant, journal mensuel qui paraît depuis 1966, représente la tendance « national-européenne » du FN. Ses animateurs, dont certains ont appartenu à des partis collaborationnistes, ont souvent milité à « Europe-action », partisan de l’Europe des ethnies, du néo-paganisme, et d’un racisme dépourvu de toute velléité de justification scientifique (contrairement à celui de la « Nouvelle droite » prenant appui sur la sociobiologie), qu’on peut appeler « racialisme », par référence à des modèles anglo-saxons. Anticommuniste, Militant fait de l’unité européenne le seul rempart contre le marxisme, et rejette la notion de bloc atlantique. Le bulletin consacre de longs articles au Proche-Orient et se prononce pour le remplacement d’Israël par un Etat palestinien. Son antijudaïsme le conduit à refuser la possibilité de double nationalité franco-israélienne, et à demander la révision de toutes les naturalisations prononcées depuis au moins la fin de la colonisation en Algérie. Pourtant, surtout à Paris et dans sa région, les dirigeants de Militant deviennent cadres du FN, notamment P. Bousquet, son premier trésorier 16, P. Pauty (responsable de la commission Défense) et l’historien A. Delaporte, membre du comité central.

L’intégration de cadres et adhérents nouveaux, sans permettre d’atteindre les effectifs d’Ordre nouveau, rend possible la diffusion du National à 10 000 exemplaires (1975) et l’installation d’organes permanents du parti : en février 1975, sont formées cinq commissions nationales traitant de la défense nationale, de la famille, des institutions et des élections, de la jeunesse et des écoles, des problèmes économiques et sociaux. Victor Barthélémy, avant son départ en 1976, structure les fédérations provinciales : des « inspecteurs régionaux » coiffent les secrétaires départementaux, qui encadrent les sections. Le modèle communiste inspire la dénomination des instances nationales, « comité central » et « bureau politique » renouvelé par un congrès. Contrairement à Ordre nouveau, le FN n’a pas de direction collégiale, mais un président, de fait inamovible, assisté d’un ou deux vice-présidents sans envergure politique (Dr H. David, J.-F. Chiappe). Le mensuel Le National est doublé par des éditions de province et des suppléments locaux, mais sa diffusion reste inférieure à Rivarol ou Aspects de la France. Dans les lycées et les facultés, le FNJ, dirigé par C. Baeckroot, ne peut rivaliser avec le « Groupe union droit » (proche du PFN) ou le « Groupe action jeunesse ». Parti embryonnaire, le FN des années 1974-1978, représentant moins de 1% des votants, doit d’abord affiner ses propositions politiques et les faire apparaître comme une alternative crédible à celles de la droite libérale conservatrice représentée par les giscardiens et les gaullistes.

Tant au PFN qu’au FN, l’impression avait prévalu, après la victoire de Giscard, que le président élu avec l’appoint des voix nationales se devrait de mener une politique de droite. Le PFN avançait, à l’appui de cette idée, la présence dans les rangs giscardiens d’anciens partisans de l’Algérie française (H. Bassot) et de militants d’Occident (A. Madelin, G. Longuet). Dès février 1975 pourtant, Le National titre « La droite contre Giscard » et affirme son opposition formelle à toute ouverture au centre gauche. Sur les problèmes de société, le FN craint une défaite idéologique de la droite, qui serait incarnée par le vote de la loi Veil, l’abaissement de l’âge de la majorité à dix-huit ans, ou l’action antimilitariste des « comités de soldats ». L’extrême droite soupçonne le président, la bourgeoisie d’affaires, une partie du patronat et de la classe politique de céder au « mondialisme ». L’intégration européenne, la mondialisation des échanges et le libéralisme économique sont en contradiction avec les objectifs populistes du FN, et plus encore avec l’ultra-dirigisme des nationalistes-révolutionnaires, qui avec F. Duprat préconisent l’économie autarcique et la nationalisation des secteurs clés de la production. C’est pour cela que le Front peut parler de la « trahison » de la droite libérale, et s’affirmer comme « la vraie droite ». Cette originalité ne lui assure cependant pas de couverture médiatique : le PFN, par des actions de rue spectaculaires, et quelques campagnes fameuses (dont l’appel du « sergent Du-puy » contre les comités de soldats) est davantage connu que son rival. Victime des recompositions du paysage politique (ouverture au centre gauche, création du RPR), le FN paraît ne pas créer l’événement, n’agir que par réaction. Il trouve un exutoire dans la « défense du monde libre » face au communisme, manifestant contre la chute de Saigon et du Cambodge ; il s’inquiète du retour à la démocratie dans l’Europe méditerranéenne (« révolution des œillets », mort de Franco, départ des colonels grecs) et dénonce la perte d’influence occidentale en Afrique (perte des colonies portugaises, guerre du Shaba, critiques contre l’Afrique du Sud). Mais, en politique intérieure, les propositions frontistes restent figées sur la défense des valeurs traditionnelles.

Lors des élections municipales de 1977, le FN prouve ses difficultés de positionnement en s’alliant localement, avec la majorité, six ans avant l’accord de Dreux, dans des communes de moyenne importance comme Courbevoie, Mérignac, Ville-franche-sur-Mer. Cet épisode inconnu de l’histoire frontiste prend même un relief particulier à Toulouse, où le parti obtient une élue, ainsi qu’une mairie rurale du département de Haute-Ga-ronne. Si la présence de candidats FN sur les listes majoritaires dans le Midi est le résultat d’une implantation ancienne, aucune nécessité locale ne dictait un tel accord à Courbevoie ou Mérignac, comme d’ailleurs la majorité n’avait aucun intérêt à rechercher l’appoint du PFN en lui offrant des sièges sur ses listes à Paris, Toulon, ou Aix-en-Provence17.

L’évolution va se poursuivre en 1978 lors des élections législatives, qui vont constituer un tournant dans l’histoire du mouvement.

Le tournant du « national-populisme » 1978-1981

Alors même qu’il bénéficie de l’appui des groupes nationalistes-révolutionnaires, le Front, sous la pression sans doute d’une partie de l’appareil et de Le Pen, amorce un virage idéologique qui se traduit par la parution d’un manifeste économique intitulé « Droite et démocratie économique », d’inspiration nettement populiste. Le Front y dénonce « le trop d’Etat » et l’arbitraire fiscal, l’importance exagérée des charges fiscales des PME, l’influence destructrice des « syndicats politiques » dans l’entreprise. Le libéralisme qu’il défend tend principalement à redonner sa place à l’initiative personnelle, à favoriser les petites et moyennes entreprises, à limiter les dépenses de protection sociale et le taux des prélèvements obligatoires (notamment l’impôt sur le revenu). Face à des mouvements protestataires comme le CID-UNATI ou l’Union des Français de bon sens (UFBS) de G. Furnon, le FN vise ainsi l’électorat des commerçants et artisans, des petits entrepreneurs et des employés ou cadres moyens, qui reprochent au parti giscardien ses liens avec le monde financier et industriel, et au mouvement néo-gaulliste la timidité de sa politique sociale. Ce faisant, il rompait implicitement avec les idées interventionnistes, et le soutien à l’économie organique, annoncés par la tendance Militant-GNR qui prône la limitation des investissements étrangers, la nationalisation des banques, l’autosuffisance alimentaire. Les deux programmes ne sont cependant diamétralement opposés qu’en apparence, et l’habileté des « modérés » du FN consiste bien à détourner le potentiel révolutionnaire, même diffus, des éléments extrémistes, en substituant à la haine des trusts et du « capitalisme apatride » l’apologie de l’ascension sociale par l’initiative privée. Ce revirement est toutefois facteur de tension entre des candidats aux élections souvent issus de la mouvance nationaliste-révolutionnaire et l’appareil frontiste : les militants NR n’acceptent pas le programme économique du parti ; il refusent la prédominance de l’anticommunisme dans le discours de Le Pen, non parce qu’ils ne craignent pas l’Union de la gauche, mais parce que la riposte qu’ils envisagent à une victoire socialo-communiste n’est pas celle des notables conservateurs. Duprat lance à cette époque un bulletin intitulé Année Zéro, et fait l’apologie des actions déstabilisatrices menées, dans le Chili d’Allende, par un groupe comme « Patria y Libertad ». Pour aussi grotesque que paraisse, dans le contexte français, la tentation « golpiste », ces références sont unanimes dans le milieu NR, qui refuse de s’insérer dans une coalition contre le « péril communiste » du type « Front national anticommuniste » après 1968.

Or, en 1978, le pourcentage de candidats ayant antérieurement ou simultanément milité dans un groupe néo-fasciste ou néo-nazi est relativement élevé. En 1973, on peut estimer à une douzaine de candidats les anciens de Jeune nation, Europe-Action, Militant ou la FANE ; sauf dans des départements comme la Seine et la Loire où l’élément NR est sur-représenté. En 1978, un tiers environ des 137 candidats est NR, principalement à Paris, en Seine-Saint-Denis ou dans la Seine-Maritime, fief de Duprat. Les NR sont particulièrement nombreux dans les départements où le parti est très peu implanté en termes de sections, dans les régions à faible densité de population, dans les endroits où l’extrême droite n’a pas de tradition historique : ainsi dans des départements ruraux comme les Vosges, la Nièvre, la Haute-Marne, la Haute-Loire et les Alpes de Haute-Provence… Au total, le score du FN est de 1, 6 %. Il est inférieur à celui du PFN, et souvent de l’UFBS. On peut attribuer cet échec au réflexe de « vote utile » face à l’Union de la gauche, et à une inadéquation entre le programme du parti et ses représentants.

Entre les deux tours des élections survient un événement encore inexpliqué : le 18 mars, F. Duprat meurt dans l’explosion de sa voiture. Cet attentat prive l’aile NR de son théoricien, et interrompt la parution des Cahiers européens. Les Groupes nationalistes révolutionnaires, malgré leur reprise en main par A. Renault, secrétaire général du FN, perdent leurs militants au profit de groupes locaux (Devenir européen ; CEDADE en Provence ; Front uni du Hainaut), de Militant ou de la FANE néonazie, dont le leader Fredriksen a été candidat du Front en Seine-Saint-Denis 18.

La disparition des GNR et de leur fondateur est pour le FN, dans une certaine mesure, un signal qui va précipiter l’évolution idéologique du parti. Comment, en effet, lever l’hypothèque que fait peser sur le développement du FN le regain d’activité des groupes antisémites ou révisionnistes, dont les menées sont largement répercutées par les media ? Les pseudohistoriens, dont R. Faurisson, commençent à s’exprimer en 1978-1979, et les deux revues qui leur servent de tribune, Défense de l’Occident et les Cahiers européens, ont pour collaborateurs réguliers Duprat et A. Renault. Or le révisionnisme, l’antisionisme/ antisémitisme et la glorification du passé nazi sont des créneaux très étroits, des facteurs de marginalisation. Sous la pression de trois faits politiques, le FN va donc modifier, en 1978-1980, ses méthodes de recrutement et ses thèmes de mobilisation : ce sont l’émergence médiatique de la « Nouvelle droite » (été 1979); l’arrivée au FN de la fraction « Union solidariste » ; le renouveau de l’intégrisme catholique.

La « Nouvelle droite » existe en fait depuis 1968-1969, autour du GRECE et de sa revue Nouvelle Ecole, puis du mensuel Eléments19. Sa volonté d’élaborer une « contre-culture » de droite, par une action strictement métapolitique, aboutit à un corpus doctrinal foisonnant, qui utilise les sciences du comportement, en particulier pour légitimer un discours anti-égalitariste dont on doit souligner qu’il est apparu dans les media à l’été 1979, soit au moment où le FN amorçait son renouvellement idéologique. On peut alors poser l’hypothèse suivante : la droite conservatrice, en reprenant les idées du GRECE par club de l’Horloge interposé, les a d’abord reformulées pour abandonner l’anti-économisme au profit de l’ultra-libéralisme. Ce faisant, elle a fourni au FN les armes pour la concurrencer sur le terrain électoral en réhabilitant trois idées : la supériorité de l’Occident et sa déculpabilisation par rapport au fait colonial ; l’inégalité des individus et des aptitudes des peuples ; le confinement de l’Etat hors de l’économie et le rétablissement nécessaire de la souveraineté populaire, supposée confisquée par la technocratie. Ainsi, par exemple, l’idée du référendum d’initiative populaire sur des questions de société (rétablissement de la peine capitale ; arrêt de l’immigration) est-elle commune aux « nouveaux républicains » du club de l’Horloge comme aux frontistes, soucieux de redonner la parole au peuple contre l’oligarchie politique (la « bande des quatre »). La rivalité entre les deux mouvements va d’abord tourner au désavantage du GRECE, qui souhaite se cantonner à la réhabilitation des « mythes fondateurs » de l’Europe sans participer au jeu électoral : ceux de ses cadres, souvent parmi les fondateurs, qui jugent nécessaire de poursuivre le combat culturel au sein d’un parti passent au FN à partir de 1981, notamment J.-J. Mourreau, chargé de la communication ; P. Millau (ancien responsable de « Nation-armée ») ; J.-Y. Le Gallou (club de l’Horloge) ; J.-C. Bardet (co-fondateur des CAR) ou l’universitaire lyonnais P. Vial. Ainsi pour perdurer, le GRECE doit se rapprocher des groupes nationalistes-révolutionnaires italiens, de revues comme The Scorpion (Grande-Bretagne) ou Orientations (Belgique) et adopter une thématique radicalement étrangère au public frontiste : éloge de la différence culturelle érigée en absolu ; neutralisme ; supranationalisme européen ; soutien à un Tiers Monde indépendant des blocs. Le FN, lui, n’y perd qu’un de ses cadres régionaux (G. Sincyr, inspecteur régional de Toulouse, devenu délégué national du GRECE) et gagne un vivier d’experts venus de la haute administration comme du privé, agents de la modernisation du parti.

L’intégrisme catholique, pour sa part, réapparaît en février 1977, lors de l’occupation par les abbés Ducaud-Bourget et Coache de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, alors livrée aux fidèles de la Fraternité Saint-Pie X, dirigée par Mgr Lefebvre. Jusqu’alors, notamment à son apogée des années 1955-1960 (la « Cité catholique »), l’intégrisme était demeuré en marge des formations d’extrême droite « politiques », publiant des revues doctrinales comme Itinéraires, Verbe (devenu Permanences) ou Ordre français. Comme il est incontestable que le traditionalisme et l’intégrisme anticonciliaires débordent, dans leur audience, les cénacles extrémistes, le FN a tenté d’exploiter au maximum cette chance d’élargir son assise. Dans un premier temps, le PFN semble plus proche de Mgr Lefebvre que le Front ; puis, avec le passage de F. Brigneau et R. Gaucher chez les lepénistes, le FN incorpore à son discours des thèmes comme l’invocation de Jeanne d’Arc, la « France des cathédrales », l’identification culture nationale/ culture chrétienne, qui sont absents des revues nationalistes-révolutionnaires, plutôt néo-paganistes. Le rapprochement entre FN et intégristes se fait en trois étapes : en 1980-1981 se constitue le centre Charlier, dirigé par R. Marie ; à l’automne 1980, se tient à Paris la première « Journée d’amitié française », en présence de Le Pen et de nombreux groupes nationaux-catholiques ; en mai 1981, la « Fête de Jeanne d’Arc » voit défiler côte à côte, dans le cortège traditionnel, le FN, la Contre-réforme catholique, les amis du colonel Chateau-Jobert, les royalistes. Mais, surtout, le mensuel Présent, lancé en 1975 par R. Marie, devient quotidien en novembre 1981, dirigé par une équipe comprenant P. Durand, F. Brigneau, J. Madiran, qui est le principal théologien laïc de l’intégrisme.

Servi sur abonnement, Présent soutient le Front sans adhérer au jeu démocratique, et semble très proche des comités Chrétienté-solidarité, autre création de R. Marie. C’est dans ce journal que s’est exprimé en premier l’antijudaïsme théologique et politique, hérité de Maurras et de l’Eglise d’avant Vatican II, qui a par la suite permis aux dirigeants frontistes de dénoncer ouvertement l’influence supposée toute-puissante du « lobby juif » en France. Les autres idées majeures de Présent sont la lutte contre le clergé progressiste et l’engagement humanitaire de l’Eglise (campagne contre le CCFD), le refus de l’œcuménisme et de la liberté des cultes, la valorisation de la doctrine sociale de l’Eglise et d’auteurs comme A. de Mun, Le Play, Veuillot ou La Tour du Pin. Présent, comme Chrétienté-solidarité, joue en fait le jeu de l’entrisme, comme l’atteste le rapide passage de R. Marie au CNIP. L’objectif reste la constitution, à l’intérieur du mouvement, d’une tendance disposant de sa presse, de ses organes de formation, de ses références doctrinales, mais qui ne souhaite pas (pas encore ?) tenter l’aventure de créer un parti national-catholique autonome, imitant en cela l’attitude des intégristes dans tous les pays européens où existe un parti d’extrême droite organisé.

L’arrivée au FN de l’Union solidariste, en décembre 1977, va précipiter la mutation du parti. Dirigés par J.-P. Stirbois et M. Collinot, les solidaristes sont passés, de 1966 à 1970, par de multiples groupuscules : MJR, Mouvement solidariste français, Action populaire, ou, à Toulouse, « Vecteur » qui sert de lien avec l’intégrisme. Dernier-né, le « Groupe action-jeunesse » se distingue, vers 1975, par un activisme débridé, une intense rivalité avec le reste de l’extrême droite étudiante et une participation active aux combats des chrétiens libanais contre les Palestiniens. En 1977, repris en main par J.-G. Malliarakis, il devient exclusivement anti-américain et antisioniste, ce qui le prive de tout débouché politique et décide le passage au FN de l’Union solidariste, qui souhaite former une tendance autonome. Celle-ci se caractérise par un anti-atlantisme prononcé, la méfiance envers le néo-libéralisme, une appréhension plus « racialiste » de l’immigration et un refus de former coalition avec la droite sans imposer à celle-ci les thèses du FN. Consciente du risque que représente pour la crédibilité du parti la présence d’éléments néonazis, la tendance solidariste va proposer et, progressivement, obtenir un changement stratégique consistant à privilégier l’implantation locale à travers le militantisme « de terrain », surtout dans les communes tenues par le PS ou le Parti communiste. A Dreux, par exemple, Stirbois apparaît en 1978, soit cinq ans avant son élection au conseil municipal. Dans ces villes moyennes touchées par la récession, l’immigration est un thème porteur : les solidaristes le privilégient et, lors des législatives de 1978, est utilisé le slogan « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop », premier exemple de lien causal établi entre la présence des étrangers et la montée du chômage.

La crise interne éclate au grand jour lors de la publication, en avril 1980, dans Notre Europe, d’une lettre de P. Pauty, fondateur de Militant, annonçant sa démission du FN et donnant comme explication les « manigances talmudiques de l’équipe solidariste » et le fait que Le Pen soit « devenu un jouet entre les mains des sionistes », accusations d’autant plus surprenantes que certains solidaristes (le CDPU notamment) ont toujours soutenu les groupes terroristes palestiniens. Encore mal assurée de sa puissance, l’ex-Union solidariste n’obtient pas gain de cause puisque Pauty réintègre le Front. Plus encore, lors des législatives de 1981 où le FN recueille 0, 18% des voix, la tendance néonazie aligne encore certains candidats : J.-P. Dutrieux, fondateur du « Mouvement populiste français », se présente à Arras ;D.Burdeyron, dirigeant de « Peuple et nation » à Lyon, avocat de R. Faurisson, se présente dans le Rhône, et ce quelques mois seulement après que l’attentat de la rue Copernic eut provoqué la dissolution de la FANE20.

La victoire de la gauche en mai 1981 marque donc l’apogée de la démobilisation frontiste : l’échec de la liste commune avec le PFN aux européennes de 1979 interdit toute union des nationalistes ; les menées antisémites de 1979-1980 rendent plus difficile l’utilisation d’un « antisionisme » destiné à contourner la loi Pleven ; la faiblesse de l’implantation locale n’a pas permis à Le Pen d’être candidat, faute de parrainages, à l’élection présidentielle. Seul un afflux massif de militants transfuges de la droite conservatrice, effrayés par l’entrée du PC au gouvernement, va permettre au FN d’élargir son audience en se présentant comme la seule force d’opposition. Fin 1981, la tendance « Militant » quitte le FN, ou est invitée à le quitter. Elle forme début 1982, avec le MNR (Malliarakis) et l’Œuvre française (Sidos) un éphémère « Regroupement nationaliste ». Ces départs sont compensés par l’arrivée de cadres issus du PFN (R. Hélie, O. Cazal) qui transitent par le Centre national des indépendants et paysans, structure moribonde lorsque d’anciens dirigeants d’Ordre nouveau l’investissent après l’échec de la candidature Gauchon à la présidentielle de 1981.

Il faudra encore attendre deux ans pour que le FN recueille, lors des élections de Dreux, d’Aulnay, et ensuite aux européennes de 1984, les fruits de sa lente évolution vers un conservatisme populiste. Un essai de bilan, à l’issue de 1981, peut être fait : électoralement, le Front représente toujours moins de 1% des votants. Pourtant, il a réussi en moins de dix ans à faire cohabiter des hommes venus d’horizons politiques hétérogènes, à se doter d’un leader ne disposant, au sein du parti comme dans l’ensemble de l’extrême droite, d’aucun adversaire sérieux, d’un embryon d’appareil. Si RLP-Hebdo compte alors moins de 1 000 abonnés, il jouit du soutien de l’hebdomadaire Minute, et, à un degré moindre, de celui de Rivarol, destiné à un public plus âgé, marqué par la collaboration. Sa tactique désormais sera l’opposition résolue et sans nuance tant au socialisme qu’au libéralisme, avec pour objectif de cesser d’être une force d’appoint pour devenir l’épicentre d’une droite en pleine recomposition. Le 23 avril 1981, RLP-Hebdo demande aux frontistes de s’abstenir lors du scrutin présidentiel, pour protester contre le boycott dont le FN aurait été l’objet de la part de la droite lors de la recherche des parrainages : c’est le début de la lutte contre la « bande des quatre ».

Le 10 mai suivant, jour du second tour, est baptisé « Premier jour de la réaction nationale » par le Front qui défile devant la statue de Jeanne d’Arc. Par la suite, la prolifération des clubs de réflexion lui permettra d’augmenter son assise dans les milieux socio-professionnels, et la disparition progressive du PFN fera de lui la seule composante structurée du nationalisme. Ces mutations réelles ne doivent pas faire oublier que, de 1972 à 1988, certains dirigeants sont demeurés, sans interruption, au Front (P. Durand, R. Holeindre) ; que l’histoire du FN ne commence pas avec sa progression électorale, mais bien dans sa période groupusculaire. Cette continuité, la visite annuelle de Le Pen sur la tombe de F. Duprat en témoigne, et l’affaire dite du « détail » s’explique peut-être mieux si l’on se rappelle l’oraison funèbre publiée par Le National à la mort de celui-ci :

Et puis enfin, pour mieux conditionner nos concitoyens, il y avait tous ces tabous hérités du second conflit mondial. En tant qu’historien soucieux de vérité historique, tes patientes études t’avaient amené à remettre en question ces mensonges nourriciers, à t’attaquer à tous ces tabous et préjugés grâce auxquels l’ennemi a réussi, depuis plus de trente ans, à imposer son exécrable domination21.

Notes

[1] Cette distinction est attestée par le titre du livre de Bergeron (Francis) Vilgier (Philippe), La droite en mouvement : nationalistes et nationaux en France, 1960-1981, Paris, Editions Vastra, 1981.

[2]La flamme tricolore, emblème du FN, est semblable à celle du MSI, désormais allié au Front dans le groupe « Eurodroite » au Parlement européen

[3]Le FN a attiré aussi des transfuges du royalisne (G.-P. Wagner, J.-F. Chiappe, J. Bourdier, Gérard de Gubernatis) ; des poujadistes (M. Bouyer, J. Tauran) et quelques anciens militants de partis collaborationnistes (R. Gaucher ancien RNP ; S. Jeanneret, ancien chef de cabinet d’A. Bonnard)

[4]Composition du bureau, octobre 1972 : J.-M. Le Pen, président ; F. Brigneau (Ordre nouveau), vice-président ; A. Robert [ON], secrétaire général ; R. Holeindre (lepéniste) secrétaire général adjoint ; P. Bousquet (Militant) trésorier ; P. Durand (lepéniste), trésorier adjoint

[5]En 1967, le Rassemblent européen de la liberté (REL) réclamait l’expulsion des résidents maghrébins uniquement ; dans la « Charte politique » d’ON, en 1970, la question de l’immigration n’est même pas mentionnée

[6]Propos de F. Brigneau rapportés par Rollat (Alain) in Les hommes de l’extrême droite, Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 59

[7]Le seul point commun de B. Renouvin avec l’extrême droite est la référence au royalisme. La NAF puis la NAR se sont progressivement mais totalement dégagées de cette famille, soutenant localement la gauche non communiste et dénonçant, l’une des premières, la « Nouvelle droite »

[8]Rivarol, hebdomadaire lancé en janvier 1951, a été fondé par d’anciens pétainistes épurés, accueillant certaines plumes de Je suis partout. F. Duprat y tient chronique dans les années 1970

[9]Notamment Défense de l’Occident, la Revue d’histoire du fascisme qu’il anime et, le journal belge L’Europe réelle

[10]Paris-Droit Nationaliste, 9, 1962

[11]Duprat (François), Les mouvements d’extrême droite en France depuis 1944, Paris, Albatros, 1972, p. 211, et Défense de l’Occident, numéro spécial, juillet-août 1967, intitulé « L’agression israélienne »

[12]J. Ploncard d’Assac, collaborateur d’Henry Coston depuis la fin des années 1920, a appartenu au PPF. Exilé au Portugal de 1945 à 1974, il fut le conseiller de Salazar. Collabore actuellement à Lectures françaises

[13]Barruel (abbé Augustin), Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, (1798-1799), 3e édition en 2 volumes, Vouillé, Diffusion de la pensée française 1973, 1103 p

[14]Pages de couverture des Cahiers européens de juin 1974 et de mai 1977

[15]Sur ce point, l’article fondamental de Monzat (René), « Voyage au sein du FN », Cahiers Bernard Lazare, janvier 1984, p. 44

[16]Ancien franciste, volontaire sur le front de l’Est, P. Bousquet a été responsable d’Europe-Action, puis du Rassemblement européen de la liberté, d’où Militant est issu, une autre aile aidant à fonder la « Nouvelle droite »

[17]L’accord FN-majorité s’est fait à Antibes, Talence, Millau. et dans certaines communes rurales du Sud-Ouest

[18]Fondée en 1966, la Fédération d’action nationale et européenne eut également pour membre important M. Faci, membre du FNJ

[19]Cf. Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite. Le GRECE et son histoire, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1988

[20]Laquelle paraît hors de cause dans une action qu’on ne peut imputer uniquement à des néo-nazis

[21]Prononcée par un militant anonyme, cette éloge est rapportée par Dumont Serge et al., « Le système Le Pen », EPO/Vie ouvrière, Anvers 1985, p. 150

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