Les Pieds-Noirs et le Front National
A la question controversée de savoir si les pieds-noirs votent massivement pour le Front National, une esquisse de réponse peut-être avancée au regard des travaux déjà entrepris sur cette question. Après les premières années qui suivent le rapatriement, nombre de rapatriés se méfient de la politique et tentent de demeurer en retrait des polémiques, la question du logement, de l’emploi et plus généralement de la réinstallation, dans un contexte où tourner la page algérienne est plus aisée, est prioritaire. Une attitude d’ailleurs relevée à Marseille par Jean-Jacques Jordi qui note « un certain rejet de la politique chez les pieds-noirs »[1] et qui est ainsi facilement généralisable à l’ensemble du territoire français.
Les rapatriés d’Algérie, une clientèle électorale du Front national ?
Si les rapatriés d’Algérie ont aujourd’hui un comportement politique relativement similaire à l’ensemble des Français, si ce n’est une abstention plus faible comme l’a bien démontré Emmanuelle Comtat dans sa thèse relative au comportement politique des pieds-noirs[2], la présence de nombreux rapatriés dans les instances dirigeantes du FN, et de la formation dissidente du Mouvement National Républicain, ou dans les réunions publiques de ces partis, est flagrante et interpelle nombre de chercheurs, politologues et sociologues en prime abord. De surcroît, les contingences locales entraînent des implications non-négligeables dans le vote des rapatriés : concentration dans certains espaces, les interactions avec l’immigration maghrébine et algérienne en particulier, le positionnement politique des associations de rapatriés et surtout de leurs dirigeants. C’est ce que relève d’ailleurs Nonna Mayer et Pasacal Perrineau dans Le Front national à découvert[3]. Selon ces derniers, la filière « rapatriée », et en particulier les anciens de l’Organisation de l’Armée Secrète, représente une des trois composantes de l’extrême droite.En est-il ainsi de Pierre Sergent, ancien chef de l’OAS en métropole, qui devient député FN dans les Pyrénées-Orientales de 1986 à 1988, à une époque où les élections législatives s’effectuaient avec une dose de proportionnelle. Benjamin Stora constate ainsi la présence de toute une génération de partisans ou d’ancien activistes de l’Algérie française dans la constitution d’un « sudisme » à la française[4]. Marc-René Bayle rejoint cette analyse en insistant sur la culture politique et/ou la mémoire « Algérie française » vigoureusement entreprenantes dans ces formations d’extrême droite. Les liens de certains dirigeants d’associations de rapatriés avec le Front national ou le MNR n’est un secret pour personne. C’est ainsi le cas de l’association Véritas (Comité pour le rétablissement de la vérité historique sur l’Algérie française), proche du Front national[5], ou de responsables du Cercle algérianiste comme le président de la section de Draguignan, qui est aussi responsable de la section MNR de la ville.
Dans le département du Vaucluse, un des responsables de la section Front National du département et candidat lors des échéances locales n’est autre que le fils d’un des membres du commando qui a perpétré l’attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle, Thibault de la Tocnaye[6]. Clarisse Buono invoque, quant à elle, pour expliquer ce vote pied-noir pour le Front national, une surassimilation de « certains rapatriés, déçus de ne pas avoir vu leur sacrifice et leur souffrance reconnus par l’Etat français, (qui) pourront se tourner vers les partis politiques se présentant comme plus français que les autres et seront récupérés par un discours volontairement patriote et nationaliste comme celui du Front national »[7]. Elle dégage trois tendances : les personnes arrivées assez jeunes en France (entre 20 et 30 ans) affichent leur convergence d’idées avec le parti d’extrême droite ; les plus anciens approuvent « en privé » les idées du Front national tout en insistant sur leurs aspirations apolitiques ; enfin les plus jeunes, arrivés entre 15 et 25 ans, sont les plus réticents à l’idéologie frontiste.
Un éclairage révélateur : les régions méditerranéennes
Le niveau élevé du vote Front National dans la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur et dans le Languedoc-Roussillon, serait aussi dû, entre autres, à la proximité entre une population rapatriée nombreuse et une population issue de l’immigration maghrébine toute aussi importante. Les Bouches-du-Rhône, le Var, le Vaucluse, les Alpes-Maritimes, l’Hérault et les Pyrénées-Orientales deviennent entre autres à partir des années 1980 des fiefs du Front National. Dès les années 1980, les services de la préfecture du Vaucluse constatent l’importance électorale que constituent les rapatriés pour le Front national : « Les populations rapatriées représentent dans le département près de 10% de l’électorat. Leurs options politiques, fluctuantes, sont généralement calquées sur l’intérêt que leur porte concrètement telle personnalité ou formation politique. Il n’existe pas dans le département d’associations capables d’offrir aux rapatriés une structure susceptible da canaliser leurs aspirations politiques. Cette catégorie d’électeurs intéresse certes les formations politiques, au premier rang desquelles le Front National »[8]. Quelques villes deviennent à partir des années 1990, des lieux où le vote Front national est fortement implanté comme cela est le cas pour Carpentras ou Bollène pour le Vaucluse. Orange bascule même en 1995 avec Jacques Bompard[9]. Il n’est pas exagéré de dire que ces villes sont des zones à forte concentration de rapatriés. Cependant, le vote Front National concerne largement toutes les catégories socioprofessionnelles et des populations aux origines diverses. En 2001 et 2008, Jacques Bompard est réélu dès le 1er tour des élections municipales avec environ 60% des suffrages, un chiffre qui dépasse largement le nombre d’électeurs rapatriés potentiels, si ces derniers votaient tous pour ce parti.
Dans son étude sur le Front National dans les Bouches-du-Rhône, Judith Rouan constate que les rapatriés, et surtout leurs associations, font partie de la « toile d’araignée du FN »[10]. Les associations de rapatriés du département sont largement investies par des cadres du parti d’extrême droite depuis les années 1970. C’est ainsi le cas de l’amicale des Oraniens dont le président Roland Soler, ancien membre de l’OAS, est le candidat du FN aux élections législatives de 1973 ; la section départementale de l’ANFANOMA (Association Nationale des Français d’Afrique du Nord, d’Outre-Mer et de leurs Amis) dont le président est candidat à la députation en 1986 ; la FURR (Fédération unifiée des rapatriés et des repliés) dont le président n’est autre que Joseph Ortiz ou la section départementale du Cercle algérianiste, dont l’ancien président en 1973, fut le président d’honneur de la section FN de Marseille. Aux élections régionales de 2004, Jean-Marie Le Pen ne pouvant se présenter pour cause d’inéligibilité, la tête de liste du Front national en PACA est désignée en la personne de Guy Macary. Ce dernier a effectué ses études de droit à Alger. Il s’inscrit au barreau d’Oran avant de s’engager dans les parachutistes de 1954 à 1958. Rapatrié d’Algérie au moment de l’indépendance, il s’inscrit au barreau de Carpentras en 1966, dont il est bâtonnier. Il fait partie du comité de défense des agriculteurs dont il est le référent juridique. Il adhère dans les années 1980 au Front National. Deux ans plus tard, il fait partie des 37 conseillers élus sous l’étiquette FN au Conseil régional de PACA, puis président du groupe FN. Il est également conseiller municipal de Carpentras depuis 1990.
Il est certain, comme nous l’avons précisé, que le discours Algérie française permet d’attirer nombre de suffrages au Front National. L’exemple de la ville de Toulon dans le Var illustre ici parfaitement cette situation. L’implantation du Front National dans le milieu associatif rapatrié toulonnais est très présente depuis les années 1980. En 1987, des rapatriés créent une association satellite du FN : le cercle national des rapatriés (CNR ; soit une allusion au Conseil National de la Résistance fondé en 1962 par Georges Bidault pour chapeauter le combat Algérie française). Il est présidé par le docteur Albert Peyron, secrétaire départemental de la fédération FN des Alpes-Maritimes et placé sous la présidence d’honneur de Pierre Sergent. La section varoise est constituée en 1993 avec, comme membres, de nombreux cadres du Front national, des anciens militants OAS, un ancien militaire français musulman rapatrié et l’abbé Dahmar, l’ancien « curé des barricades » adhérant au FN en 1990. Le CNR se défait de l’apolitisme officiel des associations de rapatriés et revendique officiellement ses liens avec le FN. Dans son étude sur le Front national à Toulon, Laurent Waquet montre que ce parti « cherche à atteindre toutes les strates sociologiques de la population toulonnaise et varoise [et en particulier] les professions de santé, les retraités, les rapatriés qui constituent des catégories sociales qu’on ne retrouve pas de manière aussi importante dans d’autres départements »[11]. Les résultats de l’enquête, effectuée par le sociologue canadien Jack Veugelers auprès des rapatriés de l’aire toulonnaise[12] après les élections présidentielles de 2002, confirment la présence d’un vote massivement Front National dans cette ville. Tentant de déterminer le vote des rapatriés dans cette agglomération, gérée par le FN de 1995 à 2001, un questionnaire est envoyé auprès de 60 des 99 membres de l’amicale des anciens de la province d’Alger et à 89 rapatriés d’Algérie habitant dans l’aire toulonnaise dont les noms et les coordonnées ont été fournis par des rapatriés ayant répondu au questionnaire. Ainsi, en 2002, 51% des personnes interrogées dans cet échantillon affirment avoir voté pour le candidat du Front National, Jean-Marie Le Pen, au premier tour des élections présidentielles, contre 20% pour Jacques Chirac et 11% pour Lionel Jospin. Quelques renseignements des plus intéressants peuvent être retirés de l’analyse sociologique des électeurs de ce parti d’extrême droite, issus de l’échantillon : on compte plus d’hommes que de femmes (27% contre 17%), ils sont issus de la génération née entre 1920 et 1939 pour 30% d’entre eux, 29% ont un diplôme égal ou supérieur au baccalauréat technique ou général, toutes les catégories socioprofessionnelles sont représentées, catholiques pratiquants ou non (22% contre 19%), enfin 40% des électeurs rapatriés du Front national issus de l’échantillon font partie d’au moins une association de rapatriés ou d’anciens combattants.
Autonomies et résistances
Enchaînement logique de la proximité parfois étroite entre Front National et « monde rapatrié », l’intention est devenue, en conséquence, de plus en plus grande pour nombre de pieds-noirs de se constituer eux-mêmes en parti politique pour éviter les récupérations jugées trop partisanes et peu profitables à la « communauté ». En 1994, à l’occasion des élections européennes, Eugène Ibagnès, président de l’Union Syndicale de Défense des Intérêts des Français Repliés d’Algérie (USDIFRA)[13], décide de présenter une liste de rapatriés d’Afrique du Nord « pieds-noirs, premiers européens », prétendant ainsi que les pieds-noirs sont à l’origine de l’idée européenne puisque étant issus de la fusion de migrants de divers pays d’Europe. Dans le même sillage mais politiquement moins marqué à droite, le Parti Pied-Noir (PPN) de Christian Schembré décide de se présenter aux élections cantonales, régionales et européennes de 2004, en présentant des candidats surtout dans les régions à forte concentration de rapatriés comme en PACA, en Midi-Pyrénées, dans le Languedoc-Roussillon et Rhône-Alpes. Ainsi, dans les Pyrénées-Orientales, le mouvement « pied-noir 2ème génération » soutient la liste « Espace Méditerranée » et présente des candidats aux élections cantonales. L’objectif déclaré est aussi d’enlever des milliers de voix au Front National.
Face à une image qui ferait du pied-noir l’électeur type des partis d’extrême droite, nous pouvons constater que d’autres tentent de réagir en s’insurgeant contre cet amalgame. Des rapatriés d’Algérie contestent par tous les moyens cette généralisation du vote Front National à l’ensemble du groupe social comme les adhérents, majoritairement pieds-noirs, de l’association Coup de soleil. Une autre frange du monde rapatrié, constituée des Juifs d’Algérie, serait aussi fondamentalement insensible aux sirènes du Front National. Selon Chantal Benayoun, « les enquêtes électorales montrent l’extrême marginalité, pour ne pas dire le rejet total, d’un tel choix chez les juifs. (…) L’électorat juif rapatrié, comme le reste de l’électorat juif, est sociologiquement diversifié et cette hétérogénéité, aussi bien des statuts sociaux que des modes d’appartenance au monde juif, n’encourage guère l’uniformité des opinions »[14].
Ainsi, l’hétérogénéité du vote rapatrié semble attestée malgré la présence de liens, parfois étroits, entre associations de rapatriés et Front national. Cette politisation des rapatriés, diverse selon les contextes locaux, s’étend ainsi d’une politisation hétérogène et similaire à leurs compatriotes, jusqu’à la mainmise de sections locales du Front National, essentiellement dans le Sud de la France, par des rapatriés nostalgiques et revanchards, en passant par un anticommunisme et un antigaullisme viscéral. Dans le cadre des « accélérations de mémoires », si bien décrites par Benjamin Stora, le groupe social « rapatriés » est devenu un enjeu des scrutins tant locaux que nationaux, que ce soit à Perpignan, Montpellier, Avignon, Toulon ou Nice lors des élections municipales (de Jean-Paul Alduy à Georges Frêche, en passant par Marie-Josée Roig et Christian Estrosi) qu’aux élections présidentielles avec Nicolas Sarkozy et son fameux discours de Toulon du mercredi 7 février 2007[15].
[1] JORDI Jean-Jacques, De l’exode à l’exil. Rapatriés et Pieds-noirs en France, l’exemple marseillais 1954 – 1962, op. cit., p.12.
[2] COMTAT Emmanuelle, Le comportement politique des pieds-noirs d’Algérie : étude de cas dans l’Isère, Mémoire de DEA, IEP, Grenoble, 2000
[3] Nonna MAYER, Pascal PERRINEAU, Le Front national à découvert, Paris, Presses de Sciences politiques, 1996, 413p.
[4] STORA Benjamin, Le transfert d’une mémoire. De «l’Algérie française» au racisme anti-arabe, Paris, La Découverte, 1999, 148p.
[5] Lors d’une réunion à Marseille en 2003, un responsable du FN local représentait sa formation avec une prise de parole stipulant que seul le Front National prenait en compte réellement les attentes des rapatriés.
[6] Son père Alain de la Tocnaye est l’auteur d’un ouvrage : Comment je n’ai pas tué De Gaulle, Edition Edmond Nolis, 196ç, 379p.
[7] BUONO Clarisse, Pieds-noirs de père en fils, Paris, Balland, p.43.
[8] ADV 1241 W 31. Enquête effectuée pour le secrétariat d’Etat aux Rapatriés, mai 1987.
[9] Antigaulliste farouche, défenseur de l’Algérie française lorsqu’il fat ses études de médecine, il crée le réseau OAS « Cambronne » à Montpellier pendant la guerre d’Algérie. Il rejoint le Front national qu’ilquitte ensuite pour rejoindre le MPF de Philippe de Villiers.
[10] ROUAN Judith (sd GUILLON Jean-Marie), Le Front national dans les Bouches-du-Rhône. Implantation électorale et organisation 1972-1997, Mémoire de maîtrise, Université de Provence, 1997, 215p. (annexes : 98p.).
[11] WAQUET Laurent (sd GUILLON Jean-Marie), Le Front national à Toulon 1989-1995, Mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Université de Provence, 1996, p.56.
[12] VEUGELERS Jack, Le vote au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 parmi les rapatriés de l’aire toulonnaise, 2005, 12p. Enquête sur un échantillon de 149 rapatriés qui habitent dans l’aire toulonnaise : Toulon, Le Pradet, La Garde, Six-Fours les Plages, Sanary-sur-Mer, La Seyne-sur-Mer, La Valette du Var, Carqueiranne, Hyères…
[13] Eugène Ibagnès est, durant de longues années, très lié avec le parti de Jean-Marie Le Pen. Durant les années 1980 et au début des années 1990, il accueille les activités du Front national dans son domaine de Billardier à Tourves dans le Var.
[14] BENAYOUN Chantal, « Juifs, Pieds-Noirs, Séfarades ou les trois termes d’une citoyenneté », in Jean-Jacques Jordi, Emile Temime (sd), Marseille et le choc des décolonisations, Edisud, Aix-en-Provence, 1996, pp.129-130. Voir aussi BENAYOUN Chantal, Les Juifs et la politique, Paris, Editions du CNRS, 1984.
[15] Cf. http://www.u-m-p.org/site/index.php/s_informer/discours/nicolas_sarkozy_a_toulon
Voir également Abderhamen Moumen et le vote des rapatriés pour Slate.
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