L’Extrême droite se radicalise-t-elle ?

Source inconnue
Par Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg
Il a largement été question ces dernières semaines d’un accroissement du nombre de groupuscules activistes d’extrême droite. En fait, cette augmentation peut découler d’un émiettement et non d’une hausse du nombre de militants impliqués. Dans les phases où le Front National a paru hégémonique voire aux portes du pouvoir, avec Bruno Mégret puis Marine Le Pen, les groupes s’assèchaient. Quand le doute revient sur la capacité du FN, cela leur redonne quelque d’ambition. En outre, c’est une constante partout que, lorsque le parti dominant de la droite nationaliste cherche à se normaliser, il libère à sa droite un espace pour des mouvements plus radicaux, dont le mode d’expression peut être celui des élections, mais aussi celui de l’activisme, ou les deux à la fois.
Dès lors, il est fondamental de ne pas omettre que la spécificité historique de l’extrême droite radicale française est d’être divisée en une noria de groupuscules qui s’interconnectent plus ou moins et n’ont jamais eu un chef ou un parti uniques. Internet pose à cet égard un double défi: savoir si derrière un site ou une page des réseaux sociaux, se cache un homme seul ou un réseau en constitution ; et surtout, penser les trajectoires de radicalisation en prenant certes en compte le web, mais sans oublier que la radicalisation se fait encore par le contact humain, le militantisme, les réseaux de socialisation dans le monde réel.
Si l’extrême droite a paru faire nombre, c’est en raison de son activisme. Or, les violences de l’extrême droite ne doivent pas être pensées que sous l’angle de la morale, mais conçues comme démontrant un état de ce champ, ce qui permet dès lors de les situer à leur juste niveau, et donc de mieux appréhender leur évolution. Il faut donc comprendre la chronologie. La CIA considère qu’entre 1958 et 1983, la France a connu plus de groupes violents d’extrême droite que de gauche ou séparatistes. En 1979, les services français attribuent 50 attentats à l’explosif à l’extrême droite. Ensuite, il y a un écroulement : la violence politique perd sa légitimité culturelle, le FN éclot électoralement, et, selon les services, le nouveau phénomène skinhead représente, en 1987, 400 des 2450 activistes estimés, ces skinheads préférant la forme « bande » à celle du mouvement organisé.
Cette atonie peut être derrière nous à cause des attentats de 2015 et de la crise des réfugiés. Chez certains républicains ils ont entraîné un laïcisme de la revanche, un peu comme la défaite de 1870 face à l’Allemagne avait engendré un nationalisme de la revanche. Mais, chez des personnes ayant une représentation ethniciste, ils pourraient engendrer un phénomène comparable à ce que l’on nommait les groupes contre-terroristes lors des années 1950 et 1960 : des nationalistes français qui passaient au terrorisme en disant que c’était une réponse au terrorisme arabe.
En effet, le djihadisme et la crise migratoire ont ravivé, dans une frange marginale mais bien vivante de l’extrême droite, l’idée selon laquelle la décadence du pays, des institutions et des valeurs est trop avancée pour que la prise du pouvoir par les urnes soit la solution. Cette frange considère que le FN a trahi les « fondamentaux » de l’extrême-droite. Il y a de la radicalité au FN, mais pas de tentation activiste. Les partisans de cette forme d’action quittent un parti qui, pour eux, refuse de nommer directement l’ennemi. Et les ennemis des racialistes sont l’État, les juifs, les francs-maçons, les « groupes allogènes ». La littérature sur l’imminence de la guerre civile et raciale, déjà présente dans les années 1980-1990, s’enrichit.
Dans ces milieux règne un sentiment d’apocalypse, de fin d’une civilisation, celle du monde « blanc ». C’est cela qui peut motiver une réponse violente. Les modes organisationnels sont repensés. Comme aux États-Unis, les racialistes privilégient l’action en petites cellules cloisonnées qui permettent de mieux éviter infiltrations et coups de filet que le mode pyramidal du groupe doté d’un chef et d’une hiérarchie. Le « loup solitaire » n’est cependant jamais totalement seul. Nonobstant ses effets sur le durcissement politique et culturel du débat public, l’existence et le succès du Front National ont agi comme une protection contre la multiplication des cellules violentes. Le FN a donné des perspectives politiques, dans un cadre légal, à des gens qui seraient autrement partis rejoindre des groupes ultras et n’auraient pas eu le garde-fou que constitue l’insertion du parti dans le jeu électoral.
D’une manière plus large, celui qui milite dans un mouvement organisé proposant des débouchés sociaux, mais qui décide de néanmoins aller vers la violence, le fait plutôt par déception que par incitation. Hier comme aujourd’hui, les militants passés par l’Action française et qui ont dérivé ne l’ont pas fait poussés par l’AF mais contre elle, parce que les perspectives que ce mouvement leur proposait leur semblaient trop éthérées et légalistes. D’ailleurs, la légalité tend à normaliser : un mouvement peut être radical mais bien comprendre qu’il lui serait dommageable de perdre son local ou que l’État l’interdise. D’où, parfois, l’existence d’un activisme soft de substitution à la violence : entre entarter quelqu’un, faire le coup de poing, et prendre les armes, il y a une gamme d’actions qui peuvent correspondre à une tension entre la volonté de satisfaire la subculture d’une marge et le désir de la préserver de la répression.
L’extrême droite est à considérer tel un champ, et non comme une succession d’objets clos sur eux-mêmes. Pour certains individus, cela aboutit à une trajectoire d’insertion, qui part de la radicalité pour aller vers la politique, comme dans le cas des militants nationalistes-révolutionnaires hier, identitaires aujourd’hui, devenus élus ou cadres frontistes. Il existe une « zone grise », avec des militants frontistes qui sont en contact, au plan personnel, avec des radicaux. Ces derniers n’ont pas tous le même rapport au FN. Les Identitaires se référent au modèle de Greenpeace : un activisme symbolique, comme dans les Alpes ou sur la Mosquée de Poitiers, que ne peut faire un parti. En revanche, pour le Parti Nationaliste Français dans lequel s’est reformée l’Œuvre française après sa dissolution de 2013, le FN congèle de possibles dynamiques révolutionnaires.
Les liens personnels importent, ceux avec les identitaires notamment, mais il existe aussi la question de la circulation des idées. A cet égard, quand Nicolas Bay et Louis Aliot saluent « l’action efficace » de Génération identitaire au Col de l’Échelle, ils témoignent de l’importance de l’aiguillon idéologique identitaire. Pourtant, le FN, à quelques déclarations individuelles près, refuse encore d’assumer les thèses du Grand remplacement et de la remigration. Il y a un fossé entre eux sur l’Europe, car Génération Identitaire inscrit « l’identité française dans un triptyque : enracinement dans les cultures régionales, appartenance à l’Etat-Nation, communauté ethno-culturelle européenne ». Le FN n’a jamais été aussi « hexagonal », souverainiste et statolâtre qu’avec Marine Le Pen. Pour le Parti Nationaliste Français, le tort du FN est de ne pas s’attaquer pas à ce que le PNF appelle « le judaïsme politique ». Avec Terre et Peuple, la divergence tient à l’utilisation assumée de l’idée de « race »par Pierre Vial. Le Parti de la France, de Carl Lang, est plus ethniciste que le FN. La race, l’ethnie, la judéité : le succès frontiste de ces dernières années s’est justement construit sur l’idée de récuser toutes polémiques sur ces items.
Mais, toutes ces différences interdisent autant d’amalgamer ces groupes que d’accepter l’idée qu’ils ne participeraient pas tous du même champ. Car ces divergences reposent sur les différences d’appréciation d’un socle commun : les extrémistes de droite partagent l’idée que l’individu atomisé n’est rien et qu’une société doit être unifiée comme un corps, aussi bien que le combat contre la transnationalisation géopolitique et culturelle, ou que la détestation du « système » dans sa version libérale ou de gauche. La synthèse idéologique opératoire serait une démocratie illibérale, ce qui repose la question de la gestion biologique des populations. Toutefois, si le FN pourrait fort rappeler bientôt qu’une crise de leadership ne signifie pas la disparition d’une sociologie électorale, l’extrême droite radicale devrait encore rester balkanisée. Parce que toutes les radicalités violentes fondées sur le sentiment de l’apocalypse imminente supposent une hypertrophie de l’ego du Chef.
Car il y a des différences de chapelles, de styles, et puis d’ennemi principal désigné : ceux pour qui l’ennemi est juif soupçonnent ceux pour qui il est arabo-musulman de rouler pour la défense d’Israël et de n’être, au fond, que les bandes armées du capital. Quand les Identitaires se nommaient encore le Bloc identitaire, certains nationalistes écrivaient « Bloch ». Certains pensent à des solutions radicales de la « question immigrée » mais comme l’islamophobie légitime son combat par l’opposition au « totalitarisme » islamiste, les nationalistes reviennent à ce vieux paradoxe : il n’est pas aisé de conjuguer droite et révolution, et ils ont du mal à ne pas être les supplétifs ultras des droites occidentalistes.
La remigration évoquée et souhaitée, beaucoup de ceux qui l’attendent savent qu’elle ne se fera pas du plein gré des personnes concernées. Et que les « pays d’origine » n’y consentiront pas. Dès lors il existe deux options: ou elle est mise en œuvre de manière autoritaire par un gouvernement « patriote », ou elle se fait par la force. Le problème est que dans la littérature sur la guerre ethnique, il est plus question de supprimer physiquement des individus que de les expédier de force hors de France. C’est aussi un autre point induit par les particularités du capital militant : la posture du combat est une chose, le passage à l’acte, une autre et ce milieu regorge de personnes dont la radicalité verbale et le racisme pathologique n’ont d’égale que l’inefficacité organisationnelle. La jonction entre les plus déterminés et des individus dotés d’une solide formation militaire ou de maintien de l’ordre, donc dotés de capacités techniques de passage à la violence, est le principal danger que le phénomène débouche sur des actes.
Toutefois, à ce stade, il n’y a guère le potentiel pour une nouvelle Organisation de l’Armée Secrète, et les cadres radicaux savent qu’il n’y a pas de possibilité d’attaquer l’État. Mais le problème ce sont les individus, la société et les institutions. Les dégâts de la réforme des services faite par le président de la République Nicolas Sarkozy ne sont pas encore résorbés, et les administrations ont une vision moins claire qu’avant de cette scène. Celle-ci doit être observée, et non seulement les individus. Breivik est le plus solitaire des terroristes individuels mais le « loup solitaire » absolu n’existe pas. Dans une trajectoire de radicalisation, il existe toujours des rencontres, des lieux fréquentés, des livres achetés et lus.Un Breivik agit au nom d’un rejet de la société multiculturelle qui est devenu une vision de masse dans la France actuelle, légitimant ainsi la production de la violence dans le cadre d’un potentiel « challenge » avec les djihadistes. En 2016, à la question de savoir ce qu’ils penseraient de possibles violences anti-musulmanes en représailles d’actes djihadistes, 39 % des sondés disaient qu’ils les comprendraient et 10 % les approuveraient. Il faut donc relativiser calmement mais considérer que le sol est couvert d’essence pendant que le débat public joue avec des allumettes.
[Ce texte est issu de la fusion des réponses données par les auteurs à Tristan Bertheloot,« Ultradroite : Les attentats de 2015 ont changé la donne », Libération, 27 avril 2018 ; qu’il en soit remercié]