Nouveau

L’Histoire face aux réfugiés

Hommage à Guernica par Polygonist (DeviantArt)

Hommage à Guernica par Polygonist (DeviantArt)

Première parution : Nicolas Lebourg, « L’Histoire face aux réfugiés », Libération, 24 avril 2015.

On connaît la formule : la France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre sa juste part. De bonnes âmes nous affirment qu’accueillir des réfugiés serait folie face à l’état socio-économique de l’Europe. Ce flux inédit serait ingérable, et, dans le journalMarianne, on nous dit que vouloir tendre la main à ceux qui se noient serait faire le jeu du Front national.

Nous eûmes d’autres drames de réfugiés en notre pays, prenons-en deux.

Février 1939 : fuyant l’écroulement final de la République espagnole, 450 000 personnes passent la frontière. Des familles, des soldats, s’immiscent à travers les Pyrénées. La France avait bien envisagé de devoir accueillir un exode, mais l’Etat avait tablé sur 15 000 réfugiés. Notre pays a d’abord pensé pouvoir garder la frontière fermée, puis a dû laisser s’épancher le flux. 50 000 gendarmes encadrent ces masses que l’on mène dans des camps sur les plages. Leur situation sanitaire sera certes terrible. Mais rassurons les lecteurs de Marianne : la France de 1939-1940 était dans un état pis qu’aujourd’hui, et elle survécut à tant d’étrangers. Certes, cet afflux ne fut pas sans provoquer des tensions. Les flux de réfugiés espagnols avaient dès 1937 provoqué des campagnes d’agitation de la presse d’extrême droite. Après que la France déclara la guerre au IIIReich à la fin de l’été 1939, des tombereaux de lettres affluent auprès des services de l’Etat pour demander que tout Espagnol présent sur le territoire soit interné, ou que les internés soient envoyés en première ligne.

Non, ce n’était pas que la France pouvait être plus aisément accueillante en ce temps. Du recensement de 1921 à celui de 1931, la proportion d’étrangers dans la population métropolitaine était passée de 3,9% à 6,5%. Des restrictions à leur embauche avaient été prises en 1932. Les classes populaires s’inquiétaient de la concurrence étrangère sur le marché du travail, tandis que parmi les élites on s’inquiétait de la compatibilité ethnoculturelle des arrivants avec la nation. Suite à une série de faits-divers impliquant des immigrés, un décret de 1938 avait permis que les «indésirables étrangers» puissent être mis en camps de concentration.

D’ailleurs, pour nombre de ces Espagnols, le passage ne fut que temporaire : malgré la violence de la dictature qui s’instaure, ils rentrent chez eux avec la stabilisation de la péninsule. Des 240 000 Espagnols serrés dans les camps du Roussillon en mars 1939, il en reste moins de 25 000 après la Seconde Guerre mondiale. Les réfugiés ne souhaitent que revenir chez eux.

Autre tragédie, autre cas : celui du groupe social des harkis. Eux aussi fuient la mort : plusieurs dizaines de milliers d’entre eux ont été massacrés (le chiffrage de 150 000 souvent donné étant excessif au vu de la méthode historique). Cette fois, les pouvoirs publics ont pensé qu’ils seraient 10 000. 45 000 Algériens sont entrés à l’automne 1962 — dont des nationalistes de camp autre que le Front de libération nationale, qui fuient également les représailles. Ils parviennent en France, logés dans des camps où ils ne sont ni internés ni autonomes. Leurs conditions sanitaires sont épouvantables également. Eux ne sont pas victimes de la haine de la presse d’extrême droite, mais de celle des communistes.

Ce sont près de 42 000 anciens harkis et leurs familles qui passent par des camps comme Rivesaltes, le Larzac, Saint-Maurice l’Ardoise, Bias, Bourg-Lastic… Même si près d’une quarantaine de milliers d’autres échappent à l’univers des camps, ces personnes ne sont en fait considérées ni comme des rapatriés, ni tels des réfugiés. Elles ne seraient ni tout à fait algériennes, ni complètement françaises. Elles sont contraintes de réclamer leur nationalité française devant un juge. Néanmoins, elles demeurent encore longtemps surveillées et contrôlées dans des isolats géographiques (cités d’accueil, hameaux forestiers, etc.), et restent soumises à une tutelle sociale spécifique. D’indésirables, elles sont devenues des  «irrécupérables», des «incasables» ou des «inclassables», selon des termes utilisés par des administrations.

Au nom des mémoires, nous fustigeons bien volontiers le manque d’humanité de nos aïeux envers ces hommes et ces femmes. Nul ne songe aujourd’hui à établir autoritairement des camps. Mais on peut se désoler que ce soit maintenant une presse qui se veut républicaine et sociale qui nous affirme qu’en toute bonne conscience nous ne devrions rien faire pour des réfugiés. Bien sûr, la situation est complexe, chacun sait que les opinons européennes ne sont pas prêtes à un afflux de réfugiés. L’opinion française ne l’était guère en 1939 ou en 1962…

Nous sommes aujourd’hui à l’échelle continentale, avec une entrée qu’il ne s’agit pas de faire en un seul territoire. Il s’agit de flux liés à une problématique géopolitique, et non d’une installation souhaitée et donc pérenne.

Serons-nous ceux qui empêchaient les harkis de monter dans les bateaux ? Serons-nous ces gardes qui refoulaient les premières vagues d’Espagnols ? Ou sommes-nous capables, par-delà des clivages politiciens mesquins, de considérer ces gens comme des personnes ? Nul ne le sait, certes. Mais, par pitié, que l’on ne nous dise pas que c’est là finesse analytique. Que l’on ne nous dise pas ensuite qu’il existe des leçons de l’Histoire. Que l’on ne nous dise pas que nous sommes les idiots utiles du lepénisme, quand on est qu’un inutile chantre du statu quo, c’est-à-dire de l’échec dans la joie. Que l’on ne nous dise pas que l’humanisme égalitaire et le libéralisme culturel ne seraient que le revers du libéralisme économique, argument seriné par les extrêmes droites depuis les années 70, et que d’aucuns à gauche découvrent telle la pierre philosophale — soulignant leur absolue défaite dans le domaine du combat culturel.

Ce qu’est la France, comme projet émancipateur, ce que devrait être l’Europe, comme projet de civilisation humaniste, se joue aujourd’hui dans la traversée de la Méditerranée.

1 Trackback / Pingback

  1. Réfugiés : que nous apprend le camp de Rivesaltes ? | Fragments sur les Temps Présents

Commentaires fermés