Un Front National « normal » ?
Par Sylvain Crépon
C'est la dernière provocation de Le Pen. Lors de la convention présidentielle du Front national tenue à Lille le samedi 18 février 2012, Jean-Marie Le Pen, désormais président d'honneur du Front national, lâche une de ses provocations dont il a secret: lors de son discours portant sur l'honneur en politique, il cite un poème de l'écrivain et journaliste collaborationniste, ouvertement antisémite Robert Brasillach, fusillé à la Libération pour trahison; Brasillach qui recommandait en son temps de se séparer des Juifs, y compris des enfants.
Cette sortie ne manque naturellement pas d’agiter la sphère médiatique en quête de sensations fortes dans une campagne présidentielle jugée terne, tant du point de vue idéologique que de la joute verbale. Interrogée sur cette saillie, sa fille déclarera de façon quelque peu elliptique que citer Marx n’implique pas que l’on soit… marxiste. Elle renonça ce faisant de prendre le risque de se démarquer de son père, comme elle s’en était pourtant vantée dans son autobiographie lorsque ce dernier avait déclaré, en 2005, que l’occupation allemande durant la Seconde guerre mondiale n’avait « pas été si inhumaine ».
Cette nouvelle « provocation » de l’ex leader historique du Front national s’est faite à un moment où la progression de sa fille dans les sondages commençait à se tasser, voire à s’inverser. Tout à sa volonté de montrer que le Front national avait entamé, sous sa férule, une rupture avec la stratégie de diabolisation dont son père usait subtilement pour faire exister son mouvement sur la scène médiatique, Marine Le Pen jouait la partition de la dédiabolisation et tentait par ailleurs de se donner une crédibilité en matière économique et sociale. Si la première optique lui permettait de susciter un intérêt réel auprès d’un électorat qui, bien que sensible aux idées frontistes, restait hostile aux incantations explicitement racistes et antisémites de son père, elle se trouvait mal à l’aise avec la seconde, devant s’accommoder d’un principe de réalité économique avec lequel elle n’était manifestement pas familière.
Son cafouillage devant les questions de la journaliste Anne-Sophie Lapix sur le coût de son programme n’en ont été qu’un exemple parmi d’autres. Aussi décida-t-elle, dans la dernière ligne droite de sa campagne, de revenir aux fondamentaux de son parti, stigmatisation des immigrés et de l’islam, insistance sur l’insécurité, volonté de rétablir la peine de mort, afin de se donner une visibilité médiatique plus nette, mais aussi sans doute de ne pas se laisser déborder par le président de la République sortant qui, de son côté, empiétait toujours plus ostensiblement sur son pré carré idéologique. De ce point de vue, on peut faire l’hypothèse que cette saillie de son père, qui déclarait encore en 2005 qu’un « Front national gentil ça n’intéresse personne », aura servi ses desseins en distinguant le FN dans le champ politique. Comme le montre Alexandre Dézé dans son ouvrage Le Front national : à la conquête du pouvoir?, la radicalité continue ainsi d’être la principale ressource de ce parti toujours pas tout à fait comme les autres.
La « normalisation » en question
Au regard de mes enquêtes menées auprès des cadres, militants et sympathisants frontistes en 2011-2012, il m’est apparu que ce retour de Jean-Marie Le Pen vers des références idéologiques radicales n’a pas choqué outre mesure les adeptes de la dédiabolisation, notamment ceux ayant rejoint le FN dans le sillage de sa nouvelle présidente. Certes, ses « provocations » les avaient auparavant dissuadés de franchir le cordon sanitaire, quand bien même nombre d’entre eux plébiscitaient depuis longtemps les idées phares du mouvement. Combien de fois ai-je ainsi entendu cette phrase dans mes entretiens avec des frontistes: « Tant que c’était Jean-Marie Le Pen, mon ralliement n’était pas possible ». Le vieux chef a eu beau renouer en pleine campagne électorale de façon tonitruante avec les vieilles obsessions antisémites de l’extrême droite radicale, sa saillie est apparue pour beaucoup comme le chant du cygne d’un ex dirigeant désormais marginalisé et non comme le risque d’un retour du Le Pen du « détail » ou de « l’inégalité des races » à la tête du parti. De ce point de vue, sa fille aura réussi le tour de force de neutraliser la radicalité gênante de son père tout en la mobilisant si nécessaire.
A présent que les élections présidentielle et législatives sont passées, quel bilan peut-on tirer de cette stratégie de « normalisation » de Marine Le Pen? En dépit du fait qu’elle a permis de conforter les scores de son parti à la présidentielle avec près de 6,4 millions de voix, les dividendes politiques s’avèrent pour le moins limitées. Le Front national n’a réussi à faire élire que deux députés à l’Assemblée nationale (dont un, Gilbert Collard, n’est toujours pas encarté), de surcroît grâce à des triangulaires. On est donc loin de la « vague bleue marine » censée balayer l’UMP sur son passage. Cette dernière ne semble par ailleurs toujours pas au bord de l’implosion, comme le prophétisait Marine Le Pen durant la campagne (et à sa suite de nombreux commentateurs), en dépit des nombreux débats et conflits internes qui l’ont agitée à propos du bien fondé de la stratégie de Patrick Buisson préconisant une reconfiguration de la droite autour de valeurs plus proches de celles du FN.
Quid de la ligne Buisson?
Il est désormais acquis que l’UMP ne deviendra pas un supplétif du parti frontiste, la déroute de la droite populaire aux élections législatives (elle a perdu la moitié de ses membres) et de ceux qui appuyaient dans le même sens (Nadine Morano, Claude Guéant), ayant sans doute achevé de marginaliser pour quelque temps la stratégie du favori de l’ancien locataire de l’Elysée. De plus, le rapport de force structurel entre UMP et FN ne plaide pas en faveur du second. Le parti lepéniste, PME familiale, est en effet à mille lieues de pouvoir se présenter comme un parti de gouvernement de par son manque cruel de cadres ayant les compétences nécessaires pour accomplir un tel dessein. Plusieurs responsables frontistes, parmi les plus lucides, m’avaient d’ailleurs confié durant la campagne que si Marine Le Pen gagnait l’élection présidentielle de 2012, elle serait bien embarrassée pour trouver au sein de son propre parti les ressources nécessaires pour constituer un gouvernement. La seule planche de salut passait, selon eux, par un ralliement de nombre de cadres issus de… l’UMP et ayant une culture de gouvernement.
Pour autant, une alliance entre droite de gouvernement et Front national a-t-elle quelque chance de voir le jour dans le cadre d’un scrutin national dans les années à venir? Rien n’est moins sûr. La principale raison est, pour l’essentiel, d’ordre idéologique. Pour que la droite de gouvernement, désormais définitivement acquise, par principe ou par raison, aux fondements républicains, accepte un accord électoral de façon tout à fait officielle avec le FN, il faudrait que ce dernier déclare renoncer à certains de ses fondements idéologiques princeps, à commencer par la préférence nationale, celle-ci s’avérant anticonstitutionnelle et donc contraire aux fondements républicains, comme le démontrait voilà déjà une dizaine d’années le constitutionaliste Louis Favoreu.
Mais ce faisant, il renoncerait ipso facto à son identité idéologique faite de radicalité, c’est-à-dire à ce qui fait que le FN est le FN. Il risquerait alors de devenir une UMP bis, perdant ainsi tout son potentiel électoral protestataire qui le distingue de la droite de gouvernement. Si l’UMP s’avançait de son côté trop loin sur le registre idéologique du FN en incluant certaines de ses idées phares dans son programme, elle hériterait alors du stigmate infamant de parti antirépublicain dans le champ politique français et l’on peut gager que la gauche serait alors assurée de se maintenir au pouvoir pour longtemps. Comme le faisait récemment remarquer l’historien Nicolas Lebourg, depuis les années 1980 on a vu à quatorze reprises en Europe des groupes parlementaires tenter de contenir l’extrême droite en s’inspirant de ses thématiques sur l’immigration. Et à chaque fois, c’est cette dernière qui a fini par en profiter.
Si la stratégie de « normalisation » de l’équipe de Marine Le Pen a permis de faire vaciller le cordon sanitaire, de consolider son succès auprès de l’électorat populaire et d’attirer un électorat féminin jusque là réfractaire, elle a échoué à reconfigurer le bipartisme républicain, comme elle l’avait escompté durant la campagne. Une reconfiguration qui devait s’articuler autour des thématiques identitaires du FN, avec un pôle tout acquis à sa défense de l’identité nationale et un autre composé des « cosmopolites » attachés à dissoudre la nation au profit de la société globale. La tripartition de l’espace politique telle que définie par Gérard Grunberg et Etienne Schweisguth entre une gauche, une droite et un FN se distinguant des deux premières de par son refus des valeurs universalistes n’est donc pas sur le point de disparaitre.
Et maintenant?
Mais gardons-nous de tout jugement trop hâtif. On sait déjà que François Hollande ne sera pas en mesure de tenir ses promesses et qu’il devra se résoudre à freiner sa politique sociale afin de pouvoir renflouer les caisses de l’Etat. Dès lors, l’UMP se trouvera gênée aux entournures de ne pouvoir trop se démarquer d’un gouvernement social-démocrate qui applique certaines des recettes économiques qu’elle préconisait durant la campagne. Dans cette hypothèse, il ne fait aucun doute qu’une grande part de l’électorat populaire, se sentant flouée, risquera de renvoyer encore une fois dos à dos droite et gauche pour leur apparente proximité en matière économique et sociale, et ce d’autant plus qu’en matière de sécurité la gauche affiche désormais une intransigeance à toute épreuve. On risquerait alors de n’avoir plus que pour principal axe de différentiation, et donc de débat, la question identitaire. Dans un sens nationaliste pour la droite en stigmatisant les minorités prétendues fossoyeurs de l’enracinement national, davantage multiculturaliste pour la gauche en louant la « diversité ».
Deux perspectives qui, bien qu’éthiquement distinctes, passent chacune à leur manière par pertes et profits l’idéal républicain dont le socle des valeurs considère les citoyens précisément en deçà de leurs multiples appartenances culturelles, religieuses ou même sexuelles sans pour autant les exclure. Un oubli qui, paradoxalement, profitera au parti dont l’identité constitue la matrice idéologique et pourra à nouveau se targuer de dicter l’agenda idéologique.
Dès lors, le Front national de Marine Le Pen pourra aborder avec beaucoup de confiance les prochaines échéances électorales en mettant en avant la défense d’une souveraineté nationale, sociale et populaire, malgré toutes ses faiblesses en termes de compétences, son incompatibilité avec les valeurs républicaines et son isolement dans le champ politique. Plus que jamais, il pourra alors être considéré comme l’empêcheur de tourner en rond du système politique et le révélateur des incohérences de ses acteurs démocrates et autant 2002 que 2012 n’auront finalement servi à rien dans la capacité de ces derniers à tenir compte de l’histoire.
Première parution: Sylvain Crépon, « Un Front National gentil ça n’intéresse personne« , L’Express.fr, 12 juillet 2012.