Le Front national et les guerres contre l’Irak [2/2] : de la défense du droit des peuples à la banalisation de la dictature
Si le leader du Front national se veut le défenseur de l'Irak - dont il souhaite à n'en pas douter la victoire au début des hostilités, allant même jusqu'à marquer, dans ce soutien, un certain rapprochement avec la sémantique du djihadisme[1] -, cette prise de position se décline sur deux modes différents. Le premier s'inscrit dans la ligne différentialiste en prenant la défense d'une nation marquée par une culture séculaire. Jean-Marie Le Pen ne cesse en effet de porter aux nues le passé de l'Irak, épicentre d'une culture grandiose, « dont l'histoire remonte à plus de 8000 ans, et qui a été le berceau de la civilisation », pays des « Sumériens qui créèrent l'écriture, celui des Assyriens dont l'Empire atteint la Méditerranée, celui enfin des Chaldéens, avec Nabuchodonosor qui fit de Babylone la plus belle ville du monde »[2]. Et de se désespérer à ce titre du pillage des musées et bibliothèques, « trésors de l'humanité »[3], lors de la situation anarchique qui suivit la victoire des troupes anglo-américaines. Si les Arabes vivant sur le sol national subissent les foudres de ses déclarations xénophobes, ceux vivant dans leur aire culturelle d'origine - ou du moins prétendue telle - se voient entourés de toute la considération due à un peuple respectable qui a toute sa place dans la vision différentialiste du monde.
Le respect contre l’étanchéité : « Si nous voulons être respectés dans les termes et les formes de notre civilisation chrétienne, soyons clairs et fermes, mais aussi respectons le droit qu’ont les autres de vivre à leur guise chez eux »[4]. L’essence de la nation est en ce sens plus religieuse et culturelle que politique et citoyenne. C’est donc cette dimension civilisationnelle religieuse qui donne toute sa légitimité à la nation irakienne de Saddam Hussein et qui rend en partie illégitime l’intervention armée américaine.
Le deuxième mode de défense de l’Irak tend à légitimer le régime même de Saddam Hussein. Un régime qui se veut laïque et qui a mené « une grande politique sociale » en faisant « profiter le peuple de ses richesses naturelles », ce qui fait que les Irakiens « lui gardent leur confiance »[5]. Aucun mot sur les crimes subis par la population depuis près de trente-cinq ans, si ce n’est pour les mettre en doute. Si le leader du FN convient toutefois que ce régime « n’est pas une démocratie » il nuance aussitôt en évoquant les « organes représentatifs », les « forces sociales » et les multiples « groupes ethniques ou religieux » qui le structuraient[6]. Mais ce que Le Pen retient surtout de Saddam Hussein, c’est sa capacité à avoir maintenu une unité entre les différentes entités ethniques et religieuses qui composent la nation irakienne. Unité qui, selon lui, « ne peut se faire sans une forte autorité qui ne peut sortir des urnes »[7].
Ceci permet de retenir au moins deux choses. D’abord que l’unité nationale vaut sans doute mieux que la liberté politique. Concernant l’Irak, les deux notions s’avèrent, pour le leader frontiste, incompatibles. Il est en ce sens illusoire de prétendre installer la démocratie en Irak. Ensuite, et découlant de cela, la démocratie ne saurait être envisagée comme un modèle à vocation universelle. Le président du FN en veut pour preuve que « l’Arabie Saoudite, les Emirats, le Yémen, la Jordanie et l’Egypte récusent totalement la démocratie à l’occidentale »[8]. Si elle sied à l’Occident, celle-ci ne saurait donc convenir à un Tiers monde (notamment musulman) dont les valeurs culturelles ne peuvent qu’y être opposées. La démocratie ne serait en ce sens qu’une émanation de la culture occidentale dont la vocation éthique est condamnée à être inopérante au delà de ses frontières[9]. Tout ceci n’empêche pas Jean-Marie Le Pen de condamner le fait que l’intervention en Irak se soit faite au mépris des « grands principes universels de la morale et du droit »[10]. Mais de quel universalisme s’agit-il ?
Cet universalisme est en fait envisagé sur un mode différentialiste, c’est à dire en tant qu’il postule une égalité entre les différentes nations – ou cultures – réparties sur la planète. Aucune nation ne peut à ce titre se prétendre supérieure à une autre. L’universalisme et l’égalitarisme ne concernent donc ici que des entités sociales homogènes supra individuelles – holistes, diraient les sociologues. Ce qui est évacué de cette association entre universalisme et égalitarisme, c’est tout simplement l’individualisme. Selon ce principe, un régime politique n’a pas à être jugé du point de vue de sa propension à respecter les valeurs universelles des Droits de l’homme. Mais seulement au regard de sa tendance à respecter l’intégrité des autres entités nationales et culturelles – la sienne et celle des autres. Ce qui explique que Le Pen ne cesse de critiquer l’ingérence américaine et dans le même temps de relativiser le régime de terreur institué par le dictateur irakien, au nom justement d’un relativisme à consonance culturelle et décliné sur le mode différentialiste.
C’est cette attitude face au régime irakien de Saddam Hussein qui distingue le discours du Front national de celui de la plupart des pacifistes opposés à l’intervention des troupes américano-britanniques. Mais à n’en pas douter, nombreux ont été ceux, au FN, qui regardaient ces manifestations pacifistes avec bienveillance, certains émettant même la volonté de vouloir les rallier[11]. Si sa position lors de la première guerre du Golfe avait marginalisé le FN sur la scène politique française et même créé un trouble parmi beaucoup de ses partisans – comme me le confiait quelques années plus tard l’un de ses responsables[12]-, son attitude face à la guerre en Irak de cette année est sans doute symptomatique d’une confusion politique qui se généralise de nos jours en France.
Cette confusion se manifeste notamment à travers les positions des différents courants politiques qui transcendent les clivages politiques traditionnels sur les questions internationales – construction européenne, mondialisation économique, OMC, unilatéralisme américain, etc. La critique généralisée de ces évolutions internationales aboutit à ce qui peut ressembler, pour l’opinion, à une forme de quasi-consensus entre formations politiques habituellement promptes à s’entredéchirer sur les questions intérieures[13]. La dernière campagne irakienne en a constitué sans doute le meilleur exemple. Si ces positions ne sont pas prises du fait de motivations similaires, il reste que cela ne peut qu’accroître la confusion d’un électorat prompt à renvoyer dos à dos droite et gauche[14]. Ce dont le principal bénéficiaire risque d’être, encore une fois, le Front national.
Bibliographie
CHEBEL D’APPOLLONIA Ariane, L’extrême droite en France, De Maurras à Le Pen, Bruxelles, Editions Complexe, 1988.
CREPON Sylvain, « L’extrême droite sur le terrain des anthropologues, Une inquiétante familiarité », Socio-anthropologie, n° 10, Second semestre 2001.
CREPON Sylvain, La nouvelle extrême droite. Enquête sur les jeunes militants FN, Paris, L’Harmattan, 2006.
DURANTON-CABROL Anne-Marie, « Les néo-païens de la Nouvelle droite », L’Histoire, n°219, mars 1998.
PERRINEAU Pascal, Le symptôme Le Pen, Paris, Fayard, 1997.
PERRINEAU Pascal, « Le Front national : 1972-1992 », dans M. Winock (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Paris, Seuil, 1993.
TAGUIEFF Pierre-André, Le racisme, Paris, Flammarion, 1997.
TAGUIEFF Pierre-André, « La métaphysique de J.-M. Le Pen », dans N. Mayer et P. Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, FNSP, 1996.
TAGUIEFF Pierre-André, « Un programme révolutionnaire ? », dans N. Mayer et P. Perrineau (dir.), Le Front national à découvert, Paris, FNSP, 1996.
TAGUIEFF Pierre-André, Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes & Cie, 1994.
SCHWEISGUTH Etienne, « L’affaiblissement du clivage gauche-droite », dans P. Pascal (dir.), L’engagement politique, Déclin ou mutation ? Paris, FNSP, 1994.
[1] « C’est le kamikazé, le vent divin, qui mit jadis en déroute les ennemis des japonais, c’est peut-être le souffle d’Allah qui soulève les dunes du désert et les jettent sur les convois d’assaillants » (« Vive l’Irak ! », op. cit.). Il reste que sa fille Marine, sans doute son successeur désigné, s’est récemment rendue aux Etats-Unis où elle s’est recueillie devant le mémorial des policiers et pompiers morts lors de l’effondrement du World Trade Center, avant de s’entretenir à Washington avec des responsables républicains au sujet des dangers du terrorisme islamiste, notamment en Europe (Français d’abord [journal interne du FN], édition du 5 novembre 2003). Dans le but de nuancer certaines déclarations de son père qui se veut malgré tout le champion de la lutte contre le terrorisme… ?
[2] J.-M. Le Pen, Discours prononcé lors de la manifestation de soutien à l’association S.O.S. enfants d’Irak, op. cit.
[3] J.-M. Le Pen, Discours de clôture du Congrès du FN à Nice, op. cit.
[4] J.-M. Le Pen, « Vive l’Irak ! », op. cit.
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] J.-M. Le Pen, Discours de clôture du Congrès du FN à Nice, op. cit.
[8] J.-M. Le Pen, Discours prononcé lors de la manifestation de soutien à l’association S.O.S. enfants d’Irak, op. cit.
[9] Ce qui n’empêche pas Jean-Marie Le Pen d’entretenir par ailleurs un discours plus qu’ambiguë avec les fondements de la démocratie parlementaire, et ce y compris dans le contexte national (P.-A. Taguieff, « Un programme révolutionnaire ? », dans N. Mayer et P. Perrineau, Le Front national à découvert, op. cit.).
[10] J.-M. Le Pen, Discours prononcé lors de la manifestation de soutien à l’association S.O.S. enfants d’Irak, op. cit.
[11] « Nous étions à la manif contre la guerre en Irak », National Hebdo, n°973, 13-19 mars 2003.
[12] Entretien avec D. Chaboche, op. cit.
[13] Tandis que dans le même temps des lignes de fractures apparaissent à l’intérieur même des partis politiques à propos de ces mêmes questions internationales.
[14] E. Schweisguth, « L’affaiblissement du clivage gauche-droite », dans P. Pascal (dir.), L’engagement politique, Déclin ou mutation ? Paris, FNSP, 1994.