Gaël Brustier, le peuple c’est par où ?

Source : site de Paris Match
Membre de l’Observatoire des radicalités politiques, chroniqueur à Slate, Gaël Brustier est un politiste aux analyses et méthodologies tout à fait originales. Auteur de l’ouvrage de référence quant à La Manif Pour Tous, il s’est penché sur cet autre événement social peu commun du quinquennat Hollande qu’est Nuit Debout.
Son livre #NuitDebout. Que penser ? est le fruit d’une observation de terrain dont le résultat est placé dans une perspective socio-économique interrogeant la restructuration des imaginaires politiques : nous discutons ici de ces redéploiements politiques (propos recueillis par Nicolas Lebourg).
- A la lecture du livre, il y a un aspect sociologique notable qui est l’importance des intellectuels précaires dans #NuitDebout. C’était jusque là une catégorie sociale aussi pauvre que diplômée, aussi atomisée qu’invisible. Pourquoi ici et maintenant, et alors que Podemos est mené par des intellectuels insérés socialement ?
Gaël Brustier : PODEMOS est peut-être mené par des « intellectuels insérés » mais il faut relativiser ce point de vue : les leaders de PODEMOS appartiennent à une génération précarisée, contrainte parfois à l’exil économique et regarder de près les cadres du parti qui ne sont peut être pas à l’unisson du noyau de direction. A Nuit Debout, on l’a vu, la population présente était fortement diplômée (à plus de 60%). C’était perceptible dès les premières quarante-huit heures du mouvement et correspond à une des puissantes réalités de la sociologie parisienne. C’est un mouvement aussi qui comportait plus d’ouvriers que la moyenne parisienne ou du cœur de l’agglomération parisienne. On retrouve aussi à Nuit Debout des syndicalistes de l’APHP (notamment à Hôpital Debout)… Le conflit social a fait irruption dans Paris. C’est assez nouveau, même si Nuit Debout a eu des antécédents, notamment dans les conflits sociaux liés au commerce.
On a beaucoup parlé des limites rencontrées par Nuit Debout. On a moins parlé de la prise de conscience immédiate par le mouvement de limites liées à la fragmentation de notre géographie sociale. On a encore moins parlé du fait que Nuit Debout était, comparé à la sociologie parisienne, un mouvement « populaire », en tout cas loin de l’image des « bobos » ou des « petits bourgeois ». A ce titre les chiffres publiés en mai par un collectif de chercheurs sont instructifs.
- Le quinquennat de François Hollande aura été riche en mouvements de contestation, de la Manif Pour Tous à l’opposition contre la loi Travail, en passant par Nuit Debout. Il y a sans doute en question le style de l’Exécutif, mais par-delà est-ce qu’il n’y a pas une réorganisation sous-jacente des structures socio-politiques ?
La particularité des deux mouvements cités – La Manif pour tous et le conflit social contre la loi travail, dont Nuit Debout est le corollaire – c’est d’être des mouvements qui produisent de l’idéologie. Ce quinquennat se situe à un moment où le bloc historique néolibéral est en voie d’éclatement, ou au moins d’effritement. A « droite », à « gauche », dans le camp « conservateur » ou chez les « progressistes », on cherche à s’adapter, à donner une explication du monde. Chaque groupe social essaye de peser dans ce moment de crise.
La Manif pour tous a été un moment important de progression de thèses philosophiquement conservatrices, au sens où l’entendait Karl Mannheim. Elle ne tient pas de la pure spontanéité puisqu’elle est le produit d’une lente mutation du monde catholique français post-Vatican II. Ce qui est intéressant avec La Manif pour tous tient dans le refus revendiqué de nombre de ses militants, catholiques engagés, de se cantonner aux débats internes à la « France la plus catholique ». Au contraire, la résolution de vieilles querelles, par l’adoption du Motu Proprio par Benoit XVI, favorisant la pratique de la messe selon le rite extraordinaire, dit « de Saint Pie V », a favorisé l’irruption des catholiques dans des débats de société. Ce fut le cas sur l’art contemporain. Cela a été le cas avec le « mariage pour tous ». On peut sans peine établir que le faible nombre de pratiquants catholiques a été compensé par l’investissement accru de ceux-ci et qu’une lutte interne au monde catholique a aussi vu le jour post-Motu Proprio, incitant notamment certains prêtres à ne pas paraître « complexés ».
Ce quinquennat se situe à un moment où le bloc historique néolibéral est en voie d’éclatement, ou au moins d’effritement. A « droite », à « gauche », dans le camp « conservateur » ou chez les « progressistes », on cherche à s’adapter, à donner une explication du monde. Chaque groupe social essaye de peser dans ce moment de crise.
L’individualisation de la pratique, notamment sous l’influence des communautés post-conciliaires charismatiques, a aussi eu pour corollaire une forme d’émulation entre jeunes catholiques. Davantage désireux d’intervenir dans le débat public, moins renfermés sur leur communauté, ils ont souvent contribué à la fin du mouvement LMPT à créer de nouveaux mouvements, revues qui ont irrigué le débat public, à avancer des pistes de réflexion nouvelle.
Nuit Debout est aussi un moment où des thèses nouvelles ont émergé. Depuis 1989, la gauche radicale est en mutation. Depuis 2007-2008, la social-démocratie est arrivée à l’épuisement. En janvier 2015, Alexis Tsipras arrive au pouvoir en Grèce mais affronte instantanément la réalité du pouvoir européen. En outre, les thèmes anti-productivistes sont plus répandus ou plus évidents qu’auparavant dans nombre de milieux. Nuit Debout n’est pas réductible à la gauche radicale, ni au clivage gauche-droite. Nuit Debout peut apparaître cependant comme un moment d’adaptation de la gauche radicale d’une société industrielle à une société post-industrielle. Les mêmes qui accusent la gauche d’avoir substitué l’identité au « social », ou le « sociétal » au social, conspuent Nuit Debout qui met en avant les antagonismes sociaux et la question démocratique…
Ce sont aussi, dans la crise, deux groupes sociaux qui subissent des répercussions sur leur niveau et mode de vie. Ils le font en interrogeant, notamment, notre modèle productif. Ce point commun est loin d’être inintéressant pour la compréhension des enjeux qui se présentent devant nous. Les réactions simplistes à l’encontre de chacun de ces mouvements ne permettent évidemment pas de les comprendre dans leur subtilité, d’en saisir les contradictions, les limites, les forces… Comprendre ces mouvements nécessite un patient travail. Ne pas les caricaturer, ne pas tomber en pâmoison, essayer d’apprendre à les « lire » me semble primordial pour contribuer à l’intelligence de la société…
- NuitDebout a présenté une envie de changer le monde, mais, en même temps, chacun doute que la politique puisse changer le réel : est-ce qu’entre le social-populisme (sans connotation péjorative à ce terme) qui a besoin de commencer par changer le « sens commun » pour pouvoir l’emporter, et l’évolution postdémocratique de l’Europe, il n’y a pas un jeu de dupes, jamais le premier ne pouvant avoir le temps d’arriver à enrayer la seconde ?
Le « populisme de gauche », si on fait l’effort de le penser par-delà les acceptions péjoratives du terme, est la grande question stratégique posée aux gauches radicales mais aussi à la social-démocratie (celle qui n’est pas ralliée au social-libéralisme) ou à l’écologie politique. Il est intéressant de se donner pour grille de lecture les outils forgés par Gramsci mais également ceux d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe (sans omettre ceux de Stuart Hall). Agir sur le sens commun a un corollaire dans la perspective qu’ils ont développée : la construction d’un peuple, nouveau sujet politique, par une stratégie discursive et l’unification de demandes sociales diverses. Ceci dit il y a une vraie question : la création d’un sujet politique, la « construction d’un peuple » se heurte à une dimension nouvelle : l’État – « champ de bataille » si l’on suit Nicos Poulantzas – est aussi partie prenant d’un régime politique relativement nouveau, qui est celui de l’Union européenne. Cela nécessite donc de penser le « populisme de gauche » (entendu comme la création d’un sujet politique nouveau et comme la définition d’une frontière politique entre un « nous » et un « eux) avec la réalité de la construction européenne… De ce sujet, inévitablement, on reparlera vite beaucoup plus longuement…
- Depuis la sortie du livre, NuitDebout a paru connaître une certaine décomposition, et en tous cas est passé en arrière-plan, loin derrière le mouvement social, est-ce le signe que les formes industrielles demeurent encore, et que le politique « liquide » est un leurre au moins partiel ?
Ce n’est pas véritablement une décomposition. On ne peut rester à la superficialité des choses. Sa projection spatiale a été la Place de la République a laissé la place à une myriade de groupes, de réseaux de solidarités et la période estivale est plutôt propice à l’approfondissement de questions laissées en suspens ou à une forme de réflexivité post-occupation de la Place. On a vu, sur cette place, des formes de solidarités (la cuisine collective notamment mais bien d’autres choses) et l’intensité du travail de commissions… L’hypothèse d’un mouvement social « post-marxiste » doit d’ailleurs être bien comprise.
D’une part, dans le déclenchement de Nuit Debout et l’occupation de la Place de la République, il n’y pas que des préoccupations post-matérialistes mais, au contraire, les conséquences du poids de la crise sur des catégories qui, jusqu’ici étaient moins portées au conflit social. D’autre part, dans le conflit social plus vaste, dominé par les syndicats, la préoccupation démocratique est centrale, et la mobilisation ne doit pas qu’à la légitime et centrale manifestation d’intérêts matériels mais aussi à d’autres préoccupations… Il est vain d’opposer les deux piliers de ce mouvement et plus intéressant d’observer les phénomènes d’hybridation, leur étendue, leurs limites. Il suffit de parcourir le journal de l’UGICT-CGT, il est vrai assez pionnière en la matière, pour constater que les formes d’hybridation existent. Il est néanmoins certain que la « force de frappe » syndicale (secteur des raffineries ou des ordures ménagères notamment) a pu éclipser médiatiquement Nuit Debout après une période où le mouvement avait été largement couvert…
- A droite et dans la gauche progouvernementale, il y a eu des comparaisons tant de NuitDebout que du mouvement social avec les djihadistes, des cris vigoureux contre le désordre etc. Est-ce qu’un libéralisme quelque peu autoritaire dans son style, mâtiné de souverainisme culturel, n’est pas une forme qui ne parvient certes pas à s’incarner dans un bloc social, mais qui est en train de chercher à se constituer comme offre politique potentiellement majoritaire ?
Tout ce qui est excessif est insignifiant parait-il… C’est plutôt une manifestation du « nationalisme du cercle de la raison »1 qu’une mise en avant de la souveraineté à laquelle se livrent les membres de cette gauche gouvernementale (très probablement minoritaires en son sein). L’espace convoité par Manuel Valls et ses amis politiques, à partir de la base plus que ténue du « social-libéralisme » (base électorale qui risque elle-même de mal s’accorder avec la vision stratégique promue notamment par le Joinville du vallsisme : Jean-Marie Le Guen), est occupé par l’UMP-LR et par l’UDI.
Qu’on l’appelle « social-conservatisme » ou « nationalisme du cercle de la raison », même en poursuivant sa captation d’un vocabulaire républicain retourné contre les idéaux de la République, cette affaire est en fait déjà réglée. Elle va encore vivoter jusqu’au 6 mai 2017 en bénéficiant des institutions et en édifiant une frontière politique au-delà de laquelle se tiendraient des ennemis rassemblés sous le qualificatif « islamo-gauchiste», auxquels quelques esprits brumeux donneront consistance en affichant leur sotte complaisance avec l’islamisme…
1# Fabien Escalona, Comment le camp Valls pousse la gauche dans le néoconservatisme, Slate, 27 avril 2016.