France-Italie : match nul

Source inconnue
Les aveux de Cesare Battisti ont un écho particulier en France. Ils nous replongent dans le cadre des « Années de plomb » italiennes, sujet diverses fois abordé sur Fragments sur les temps présents, en particulier par Guillaume Origoni. Ce dernier a justement publié sur Slate deux récents articles qui traitent de ces tensions franco-italiennes autour de la gestion des terroristes d’extrême gauche :
Φ Cesare Battisti: Français, Françaises, je vous ai menti!
Point de rencontre entre politique et diplomatie, l’affaire Battisti se termine fidèlement à la vie de son principal protagoniste: comme un polar. Nous connaissons enfin le nom de l’assassin, puisqu’il s’agit de Cesare Battisti lui-même.
Cet épilogue prêterait à sourire s’il était écrit par un scénariste s’échinant à trouver rebondissements, chausse-trappes et cliffhangers pour une série Netflix. Fort heureusement, on ne rit pas ou peu sur le compte des cadavres laissés dans le sillage de Cesare Battisti.
Il est également probable que bon nombre de ses soutiens d’hier soient peu enclins à sourire aujourd’hui. Ils ont certes été bernés par une personnalité rompue aux techniques de manipulation, mais c’est bien avant tout à eux-mêmes qu’ils peuvent imputer l’erreur grossière d’avoir pris une responsabilité dont personne ne leur a imposé la charge.
Ce monde fourmille de causes justes et de combats à mener afin de le rendre plus supportable. Parmi toutes celles qui s’offrent aux groupes ou aux individus, la question du choix ne doit, bien entendu, rien au hasard. On peut donc légitimement se demander ce qui emporte l’adhésion à une cause aussi délicate que la défense d’un homme accusé de quatre homicides. Quelles sont les forces qui poussent un groupe, se constituant en comité de soutien, à s’ériger en juge d’instruction, en caution morale ou en diplomate du dimanche?
L’affaire Battisti est l’un des dossiers qui empoisonne depuis deux décennies les relations franco-italiennes. Ce n’est pas le seul et c’est pourquoi nous y revenons régulièrement dans ces colonnes. Ce que celui-ci a de particulier réside dans l’excitation qu’il a stimulée au sein des sociétés civiles à la fois italienne et française. Loin de se cantonner aux différends diplomatiques et judiciaires, l’affaire Battisti a généré un affrontement pérenne entre les deux États pourtant alliés et amis.
Les fins connaisseurs de l’Italie ne s’y sont pas trompés et ne sont pas tombés dans l’embuscade cognitive tendue par le terroriste italien des Prolétaires armés pour le communisme (PAC). Nous y reviendrons.
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Φ La France et l’Italie n’ont pas attendu Macron et Salvini pour s’embrouiller
Fait inédit, la France a rappelé son ambassadeur à Rome le 7 février, pour protester contre ce qu’elle estime être de l’ingérence de la part du gouvernement italien dans la crise des «gilets jaunes». Paris n’a pas vraiment apprécié les récentes déclarations du ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, ni la rencontre entre des contestataires et le vice-Premier ministre Luigi Di Maio.
Début janvier, c’était l’affaire Battisti qui rallumait le feu qui couve entre la France et l’Italie depuis les années Mitterrand. Depuis de longues années, les rapports que nous entretenons avec notre voisin transalpin sont parasités par des représentations erronées de part et d’autre de la frontière.
La méfiance que l’Italie éprouve vis-à-vis de la classe politique française puise ses racines dans la géopolitique de la guerre froide. Ces trente dernières années ont vu cette méfiance se muer en défiance par l’intermédiaire de magistrats, de journalistes et parfois de personnalités politiques de premier plan. Régulièrement mise en cause dans le terrorisme qui a sévi durant les années de plomb italiennes, la France a répondu avec un excès d’orgueil qui n’a contribué en rien à l’apaisement.
Il nous est apparu nécessaire de revenir synthétiquement sur les affaires qui polluent les relations entre la France et l’Italie. À la légèreté méthodologique italienne répond la figure de marbre française. Les postures se figent, les réseaux sociaux aboient, et jamais l’incompréhension mutuelle n’a été aussi grande.
L’Italie reste traumatisée par ses années de plomb. Le terrorisme subi entre 1969 et la fin des années 1980 a laissé la nation exsangue, qui peine à se mettre en ordre pour affronter sereinement son passé. Comme tous les États, l’Italie porte ses hontes. Mais elle les porte en bandoulière –ni devant, ni derrière.
Son travail pour la construction d’une mémoire est pourtant colossal, si l’on en fait une lecture quantitative. Les archives italiennes qui traitent des affaires les plus emblématiques du terrorisme italien sont entrées de plain-pied dans le XXIe siècle. S’il n’est pas rare en France de patienter plusieurs mois –voire plusieurs années– pour consulter des documents de piètre qualité historique, l’Italie a numérisé et mis en ligne des millions de documents grâce à des moteurs de recherche dernière génération, ce qui fait le bonheur des universitaires, des citoyennes et des citoyens. Les commissions d’enquête parlementaires, les instructions conduites par les juges antiterroristes, les plans, les schémas, tout est mis à disposition du public. Quiconque veut se documenter sur l’affaire Moro, la loge P2 ou l’attentat de la gare de Bologne est en mesure de le faire sans quitter son domicile.
Paradoxalement, c’est cette profusion de documents qui rend la recherche historique sur les années de plomb italiennes difficiles. Pour affronter une telle masse de documents, il faut du temps, et surtout une méthode. En absence de méthodologie, il arrive souvent que la distance indispensable entre le sujet de recherche et le sujet qui cherche soit réduite. Et c’est dans cet interstice que se nichent les biais cognitifs les plus élémentaires.
Ces archives sont constellées de représentations sur le désir hégémonique de l’État français à l’endroit de l’Italie. Tout au long des trente dernières années et jusqu’à aujourd’hui, on y trouve les assertions et affirmations les plus farfelues sur les manipulations mises en place par les services français pour tirer profit du terrorisme qui sévissait en Italie.