Une Montée des extrêmes ?

Source inconnue
Par Joël Gombin
Depuis plusieurs semaines se multiplient les articles de presse quant aux actions tant de l’ultra-gauche que de l’extrême droite radicale, dans un climat social tendu, alors que le débat des élites continue à s’agiter autour de l’islam. C’est également le premier anniversaire de l’élection du président de la République, obtenue grâce à la présence du Front national au deuxième tour . Faut-il en déduire que le climat social est plus extrémiste, ou plutôt que la structure des clivages politiques tendrait à amplifier des oppositions latentes ?
L’élection d’Emmanuel Macron comme président de la République le 7 mai 2017 a semblé consacrer la fin du clivage gauche-droite. Le nouveau chef de l’État se réclame en effet d’un dépassement de cette division historique du champ politique français, au profit d’une forme de « pragmatisme technocratique ». Cependant, Le succès de la République en Marche s’est inscrit dans un contexte de croissance du vote en faveur du Front national, mais aussi de la gauche radicale (La France insoumise).
Le parti socialiste d’un côté, la droite néo-gaulliste de l’autre (sous la forme du RPR, Rassemblement pour la République, d’abord, puis de l’UMP, Union pour un mouvement populaire, ensuite – bien qu’avec l’UMP il faille sans doute user du qualificatif de post-gaulliste plutôt que néo-gaulliste), constituaient jusqu’en 2007 un quasi-duopole (situation d’un marché sur lequel la concurrence s’exerce entre deux vendeurs et une multitude d’acheteurs), quoique ébranlé une première fois par l’élimination du candidat socialiste Lionel Jospin du second tour de l’élection présidentielle de 2002. En 2017, les représentants de ces deux partis sont éliminés dès le premier tour de l’élection présidentielle, en arrivant respectivement 5e et 3e du premier tour. Et cette fois, contrairement au 21 avril 2002, personne n’est surpris.
L’effondrement des deux grands partis traditionnels
S’interroger sur l’effondrement électoral du Parti socialiste est nécessaire. Il importe en effet de savoir s’il s’inscrit dans un cadre plus large d’affaiblissement du clivage gauche-droite ou s’il procède de raisons qui lui sont propres. Il nous semble posséder à la fois des racines lointaines et des causes plus récentes. Ainsi, la perte progressive par le PS de sa base sociale populaire et des classes moyennes date de la deuxième moitié des années 1980. Le Front national, en particulier, vient y exercer une concurrence importante. En effet, s’il existe bien un « ouvriéro-lepénisme » comme le remarque Nonna Mayer (Ces Français qui votent Le Pen, 2002), ce sont surtout des électeurs auparavant socialistes, plutôt que communistes, qui se dirigent vers le FN dès la première moitié des années 1990, comme l’a montré Jocelyn Evans dans un article paru en 2000 (« Le vote gaucho-lepéniste. Le masque extrême d’une dynamique normale », Revue française de science politique, vol. 50, no 1, p. 21-52).
Ce n’est pas tant l’épreuve du pouvoir et le tournant de la rigueur en tant que tels qui ont fait perdre au PS une partie de sa base sociale et électorale, que la saillance de plus en plus grande d’un clivage autour de la xénophobie et de l’ethnocentrisme. Ce clivage renvoie à « une disposition à valoriser les groupes auxquels on s’identifie, et à inférioriser les ‘autres’, les outgroups » (voir : Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale dans leur chapitre « L’univers des préjugés ethnocentristes », dans le rapport annuel 2014 de la CNCDH : La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, Paris, CNCDH, 2014, p. 219 233).
On peut certainement penser que le Parti socialiste porte une part de responsabilité : en étant au pouvoir, il disposait de leviers pour peser sur le cadrage des débats politiques et, ultimement, sur le poids relatif des différents clivages et la manière dont ils s’articulent. En abandonnant – comme élément de définition de son projet – le clivage de classe, il a favorisé l’émergence du clivage autour de l’immigration et de l’ethnocentrisme et a ainsi rendu possible des réalignements électoraux.
Sur la période plus récente – depuis 2002, et singulièrement durant le quinquennat de François Hollande – l’accélération de l’affaiblissement structurel du Parti socialiste doit sans doute à un grand nombre de raisons différentes. D’aucuns soulignent la difficulté structurelle qu’aurait le PS à se confronter à l’exercice du pouvoir.
On pourrait prendre le contre-pied de cette hypothèse, et souligner que, depuis l’ère mitterrandienne, l’idée d’alternance est de mise. Revenir aux affaires à intervalles réguliers s’est tellement installé dans le parti qu’elle l’a conduit à adopter une posture gestionnaire et technocratique, confortée par les évolutions de son recrutement social, et à s’éloigner progressivement de toute acceptation de la conflictualité – nécessairement sous-jacente à la bataille politique – pour développer un discours universaliste et non-polémique, laissant entendre qu’il existerait une bonne politique de nature à satisfaire les intérêts de tous. La présidence de François Hollande constitua l’acmé de cette approche.
Il faut ajouter à cela que le Parti socialiste a également estimé inutile de nouer des alliances pérennes et solides avec ses partenaires de gauche (communistes, écologistes) et a accepté, et même revendiqué, une rupture au sein de la gauche (avec Jean-Luc Mélenchon, en particulier). Il s’agit là d’une erreur doublement grave. D’abord, parce que le mode de scrutin majoritaire à deux tours fait de l’efficacité des coalitions un déterminant majeur de la victoire électorale. Ensuite, et peut-être de manière encore plus décisive, parce que toutes les études montrent, depuis au moins une vingtaine d’années, que l’électorat de gauche est assez largement homogène du point de vue de ses attitudes (anti-libérales économiquement et plutôt libérales culturellement) et même de ses caractéristiques sociodémographiques (volume de capital économique faible, en valeur absolue ou relative), des partis trotskistes (NPA) jusqu’au Parti socialiste.
Dès lors, les divisions partisanes au sein de la gauche ne recoupant pas un ou des clivages forts au sein de l’électorat, elles conduisent à une incompréhension et une démobilisation de la part de son électorat qui pénalise chacune de ses composantes. Le PS a certes pu tirer son épingle du jeu de manière conjoncturelle sans avoir à payer, ou en tout cas pas trop lourdement, de tribut aux autres forces de gauche ; mais sur la longue durée, il s’est agi d’un très mauvais calcul. En 2017 encore, l’enquête French Election Study, analysée par Florent Gougou et Simon Persico (« A new party system in the making ? The 2017 French presidential election », French Politics, vol. 15, no 3, p. 303-321) montre qu’il n’existe pas de différence de positionnement idéologique significatif entre les électeurs de Mélenchon et ceux de Hamon. Une partie même de l’électorat de Macron occupe le même espace idéologique que ces derniers. L’offre électorale est donc désormais plus fragmentée que l’électorat lui-même.
L’affaiblissement n’a pas été moindre à droite de l’échiquier politique. L’absence du candidat de la droite post-gaulliste lors du second tour de l’élection présidentielle de 2017 est un événement inédit sous la Ve république. On peut n’y voir que la conséquence des « affaires » Fillon ; on peut aussi penser que les racines en sont plus profondes. En effet, durant le quinquennat Hollande, la droite n’est guère remontée au-dessus du niveau atteint par Nicolas Sarkozy au premier tour de l’élection présidentielle de 2012 (27 %).
Cela est surprenant, car comme l’écrit Jean-Luc Parodi dans un célèbre article de paru en 1983 (« Dans la logique des élections intermédiaires », La Revue politique et parlementaire, vol. 903, p. 42-70) la logique aurait dû conduire la droite à gagner du terrain durant cette période. Cela traduit donc une crise structurelle de la droite, liée tout à la fois à la concurrence électorale exercée par le Front national sur sa droite et à son positionnement en retour, esquissé par Nicolas Sarkozy dès après 2007 et surtout en 2012, consistant à « droitiser » son discours, tout particulièrement sur les questions d’immigration, de rapport à l’islam et plus largement d’ethnocentrisme. Ce faisant, le parti Les Républicains s’est lui-même placé entre le marteau (centriste, puis macroniste) et l’enclume (frontiste), réduisant son espace politique.
L’ascension des extrêmes
Dans le même temps, le Front national a poursuivi sa croissance électorale. À partir de l’élection présidentielle de 2012, il ne cesse d’établir de nouveaux records, franchissant dès le second tour des élections régionales de 2015 la barre des 15 % des inscrits. En 2017, Marine Le Pen réunit plus de 21 % des inscrits sur son nom au premier tour de l’élection présidentielle. Au second tour, pas moins de 22,36 % des inscrits choisissent la candidate du Front national (pour 33,9 % des exprimés). Paradoxalement, la dynamique enclenchée en 2011-2012 par ce parti a entretenu de telles attentes que ces résultats furent considérés, tant par la direction du FN que par de nombreux observateurs, comme décevants. Ils ne doivent toutefois pas faire oublier que le parti d’extrême droite a atteint, en 2017, des niveaux tout à fait inédits auxquels il n’aurait pu raisonnablement aspirer il y a encore quelques années. Pour autant qu’on puisse en juger, cette progression électorale du FN repose sur des déterminants d’ordre structurel. L’échec, réel, des élections législatives de 2017, marquées par une dynamique de démobilisation des électeurs susceptibles de soutenir le FN, ne doit pas laisser penser que le FN est en voie de disparition. Dès lors que les conditions conjoncturelles en seront réunies, il pourrait bien renouer avec une audience électorale plus importante.
On ne peut achever ce tour d’horizon électoral sans souligner la performance qui fut celle de Jean-Luc Mélenchon, candidat de la France insoumise (FI). Avec 19,6 % des suffrages exprimés, il finit en quatrième position du premier tour, mais avec un score du même ordre de grandeur que celui des deux concurrents placés directement devant lui. Surtout, il établit là un rapport de force tout à fait inédit avec le Parti socialiste. En effet, depuis les législatives de 1978, dans la dynamique de l’Union de la Gauche, le Parti socialiste a pris l’ascendant, électoralement parlant, sur le Parti communiste, et plus largement sur la gauche. Qu’un candidat situé à la gauche du PS puisse réunir trois fois plus de suffrages que celui issu du Parti d’Epinay est un phénomène nouveau, dont il faudra prendre la pleine mesure des conséquences dans les années à venir. Cette situation soulève d’autant plus de questions que l’incapacité de Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon à faire cause commune n’avait d’égale que la proximité idéologique de leurs électorats respectifs, si l’on en croit la French Electoral Study déjà citée.
L’empire de la défiance politique
Ces bouleversements électoraux signalent des évolutions sociopolitiques plus profondes, dont ils ne sont que des symptômes relativement contingents. C’est le lien même entre les électeurs et les institutions de la démocratie représentative qui est fragilisé. Les vagues successives du Baromètre de la confiance politique, administrées par le Cevipof, montrent bien que la confiance des citoyens envers les institutions politiques n’a cessé de se dégrader. Les partis politiques font tout particulièrement l’objet de la défiance populaire. Dans la vague datant de décembre 2017, 69 % des enquêtés déclarent également, en 2017, n’avoir confiance ni dans la gauche ni dans la droite pour gouverner le pays. Cette défiance va de pair avec un jugement négatif sur le fonctionnement de la démocratie française et, surtout, une perception très distante des responsables politiques (à toutes les vagues du Baromètre de la confiance politique, entre 82 et 89 % des enquêtés déclarent que les responsables politiques se préoccupent peu ou pas des « gens comme eux »).
Paradoxalement, la majorité des enquêtés acceptent toujours de se situer sur un axe gauche-droite ; mais en 2017, la proportion de ceux qui refusent cet auto-positionnement, et se déclarent ni à gauche ni à droite, a atteint un niveau inédit à plus de 34 %. Cet empire de la défiance politique, ancien mais qui s’est accentué au cours de la décennie écoulée, ne saurait être ignoré par qui entend analyser la vie politique française.
Il est dès lors tentant de voir dans l’opposition entre le peuple et les élites – c’est-à-dire dans la notion de populisme – la clé d’explication des événements politiques récents. La crise de la confiance politique serait due à la faillite des élites, politiques et au-delà. Le Front national et la France insoumise en seraient les deux manifestations les plus pures. Le peuple se dresserait ainsi contre les élites. Celles-ci ne seraient d’ailleurs pas en reste : d’une certaine manière, le phénomène macroniste serait une sorte de manifestation électorale des intérêts des élites et de leur mépris à l’égard du peuple.
Une telle lecture ne va toutefois pas sans soulever un certain nombre de difficultés. La notion même de populisme fait l’objet de très vives controverses au sein de la science politique. Certains y voient une véritable idéologie, là où d’autres n’y discernent qu’un style rhétorique pouvant être plaqué sur des options idéologiques variées. Le contenu même du « peuple », objet du populisme, varie grandement.
En tout état de cause, la lecture de la situation politique française contemporaine au prisme du populisme n’est pas nécessairement éclairante. Cette notion conduit en effet à rapprocher des votes – Le Pen et Mélenchon, en particulier – que tout (caractéristiques sociodémographiques, géographie électorale, et surtout attitudes idéologiques) oppose par ailleurs. Certains, comme Gaël Brustier, renversant la logique accusatoire de cette notion, vont même jusqu’à faire du macronisme l’expression d’un « populisme des élites », alliant pleine adhésion au libéralisme et contestation des structures politiques en place, qui précisément ne permettraient pas le plein épanouissement des possibilités libérales du pays.
Au-delà de l’hypothèse populiste
Il n’est donc pas certain que l’hypothèse populiste rende beaucoup plus compréhensible la situation politique. Le terme recouvre avant tout la stigmatisation d’adversaires que l’on souhaite rejeter en dehors du débat démocratique acceptable. On peut aussi considérer que l’offre populiste (à cet égard, on ne peut nier que plusieurs partis se revendiquent explicitement d’une forme de populisme, fussent-ils de gauche) est une tentative de réponse à la crise de la confiance politique décrite plus haut, mais aussi sans doute, plus profondément, aux mutations économiques – et à leurs traductions dans l’imaginaire collectif – intervenues depuis la grande crise économique commencée en 2008.
Ce serait ainsi dans les évolutions contemporaines du capitalisme, dans leurs interactions avec l’évolution du régime de la Ve République, qu’il faudrait chercher les clés d’explication des évolutions électorales et politiques récentes. Le capitalisme contemporain rend en effet assez largement inopérant la vieille incarnation du clivage gauche-droite autour du rôle de l’État dans l’économie – la vie politique française intègre progressivement ce fait dès le mitan des années 1980, sans que la structuration du système partisan n’en tire pleinement les conséquences. Dès lors, il n’est guère étonnant qu’un clivage d’ordre culturel – reposant sur le degré d’ethnocentrisme, sur le rapport à l’autoritarisme, etc. – prenne le dessus. Il y a là aussi une forme de symétrie avec les évolutions du capitalisme : là où le capital économique était autrefois déterminant, c’est de plus en plus le capital culturel – et notamment scolaire – qui est déterminant dans les stratégies de reproduction et d’ascension sociale.
Dans l’ordre politique, c’est également le niveau de diplôme qui rend le mieux compte aujourd’hui du comportement électoral. Dès lors, la notion d’extrémisme émerge, car la polarisation sur la dimension ethnocentriste-autoritaire – reflet de la polarisation sociale entre les groupes sociaux les moins bien dotés en capital culturel et ceux qui sont le mieux dotés – est grande, et la nature des enjeux concernés ne se prête pas au compromis : on est bien davantage dans une logique du tout ou rien.
D’une certaine manière, ce ne serait donc pas l’électorat, ou des fractions de l’électorat, qui serait devenu plus extrémiste. Les rapports annuels de la CNCDH tendent plutôt à démontrer l’évolution inverse, comme l’écrivent Nonna Mayer, Guy Michelat, Vincent Tiberj et Tommaso Vitale (« L’univers des préjugés ethnocentristes », La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie – Année 2014, p. 219 233), ce serait alors plutôt la structure des clivages politiques qui tendrait à exacerber des oppositions qui étaient déjà latentes.
L’analyse de Florent Gougou et Simon Persico déjà citée suggère qu’un nouveau clivage économique, structuré autour du rapport à la mondialisation mais aussi au productivisme et au néo-libéralisme, serait en cours d’émergence. Son poids demeure pour le moment secondaire. Mais s’il devait se développer, voire devenir prééminent, notre conception de ce qu’est un comportement politique extrémiste devrait en être redéfinie. Les électeurs de Marine Le Pen occupent sur ce clivage une position relativement médiane, et ce sont les électeurs de François Fillon qui occupent, en moyenne, la position la plus « extrême » sur cette dimension. Le quinquennat d’Emmanuel Macron sera intéressant à suivre de ce point de vue-là : accélère-t-il l’émergence d’un nouveau clivage sociopolitique, sur lequel pourra s’articuler un nouveau système partisan ? Ou bien l’inertie de l’ancien système de clivages prévaudra-t-elle, et aura-t-elle raison des forces politiques apparemment nouvelles qui ont émergé en 2017 ?
Cette analyse des clivages sociopolitiques et de leur évolution ne peut en tout cas être menée sans considérer dans le même temps le contexte institutionnel dans lequel ils se déploient. Le régime de la Ve République est confronté, depuis les années 1980, à une double crise de légitimité. Celle-ci tient à la légitimité procédurale – la Ve République est verticale, autoritaire, centralisée alors que la demande sociale est de plus en plus celle d’un pouvoir plus horizontal, incitatif, décentralisé – autant qu’à la légitimité substantielle – depuis le tournant néolibéral des élites socialistes après 1983. Le sentiment que l’État est de plus en plus incapable d’influer sur le cours de l’économie est largement répandu.
Le quinquennat de François Hollande en fut en quelque sorte l’acmé : l’inversion de la courbe du chômage tant attendue n’eut pas lieu, ou si peu, et le président socialiste ne sut pas davantage régénérer le régime politique. Dès lors, le moment Macron apparaît comme une tentative de régénérer la Ve République à ses sources, tout à la fois technocratiques et charismatiques. Le temps dira quel est le destin de cette tentative.