Contextes du « populisme »
Jérôme Jamin (Université de Liège) a pris l’initiative du lancement d’une nouvelle revue internationale : Populisme, disponible gratuitement sur internet. Cette initiative n’élude pas les difficultés à circonscrire le phénomène populiste, mais bien au contraire intègre cette question à sa problématique comme l’indique son site :
S’il existe bien un concept qui fait l’objet d’un intérêt scientifique majeur tout en étant contesté dans sa force, son utilité voire sa validité, c’est le populisme ! Il en est ainsi par ce qu’il est mobilisé dans les médias et l’espace public, bien au-delà des cercles académiques et des revues savantes. Mais aussi parce qu’en fonction de ses significations et des terrains étudiés, il brouille les clivages traditionnels, interroge notre rapport à la démocratie, et s’offre sans réserve comme une injure disqualificatoire.
Multidisciplinaire et interdisciplinaire par essence, la revue ouvre ses pages à la fois aux contributions qui portent sur les formes que le populisme peut prendre à droite, à gauche, dans les milieux progressistes et conservateurs, sur les réseaux sociaux, à la télévision, au sein des partis traditionnels, etc. Mais elle accueille également des articles consacrés à la validité du concept et à l’usage abusif qui est fait de ce dernier dans certains contextes.
Le numéro un de la revue est disponible et propose des versions updatées d’articles antérieurement parus, afin de faire un point scientifique. Ces articles remaniés sont accompagnés d’un court texte de mise en contexte. Parmi les contributions, Nicolas Lebourg (un des membres du comité de lecture) revient dans cette mise en contexte sur l’origine en français du mot « populisme », ce que cela implique de sa définition, et de la polarisation à droite du phénomène :
Dans le contexte français des élections locales de 2015, l’omniprésent storytelling quant à l’« irrésistible ascension » de Marine Le Pen et du Front national (FN) m’avait paru représenter une forme de bulle spéculative, voire de pyramide de Ponzi, entretenue de toutes parts, parfois vécue empiriquement comme telle par les nouveaux militants – une enquête publiée l’année suivante montrait que 36 % des adhérents du FN âgés de 14 à 35 ans interrogés espéraient devenir députés ou sénateurs dans les prochaines années… à un moment où le parti disposait de deux députés et d’autant de sénateurs (Ifop, « Le Front de demain », septembre 2016.). Pourtant, en 2016, le « Brexit » et l’élection de Donald Trump ont popularisé l’idée d’une « vague populiste » déferlant sur les démocraties. Ce fut alors qu’Olivier de France et Marc Verzeroli me proposèrent de contribuer à un dossier spécial « Contestations démocratiques, désordre international ? » de la Revue internationale et stratégique ( Nicolas Lebourg, « Radiographie et contextualisation des populismes », La Revue internationale et stratégique n° 106, 2017, p. 73-80). L’article produit a servi de première base à la contribution qui suit. L’une des différences notables est que j’avais alors choisi de différencier les cas par zones, en distinguant les pays européens selon qu’ils soient de tradition libérale, d’anciennes dictatures d’extrême droite, ou d’anciennes dictatures communistes. En effet, la possibilité d’une convergence entre ce qui apparaissait telle une droitisation transatlantique et l’émergence de l’illibéralisme en Europe centrale et orientale constituait un enjeu central. Si ce choix typologique avait l’intérêt d’intégrer la question des terreaux mémoriels, quatre ans après, au vu des évolutions connues, il m’apparaît heuristiquement plus pertinent de rassembler les mouvements étudiés selon leur situation d’intégration à leur marché électoral national.
Cette mise à jour s’est faite en s’appuyant sur une note coécrite avec Jean-Yves Camus en 2020 quant à l’année passée des extrêmes droites (Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg, « Les droites extrêmes en Europe, du scrutin européen de 2019 à la pandémie de covid-19 », Chaire Citoyenneté, Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye, juin 2020.).
Depuis 2016, l’extension du domaine du populisme en Europe a peut-être été plus culturelle qu’électorale. Le phénomène vaut pour les milieux académiques : sur les quatre dernières années Google scholar propose pas moins de 61 200 articles universitaires pour la requête « populism ». Cette croissance de la notion dans l’espace public ne s’accompagne pourtant pas d’un consensus minimum quant à l’objet ; bien au contraire l’impossible définition du mot s’avère s’établir comme un poncif (A cet égard, on pourrait comparer les formes du débat intellectuel avec celles autour du mot « fascisme » : voir, Roger Griffin, « “Consensus ? Quel consensus ?”. Perspectives pour une meilleure entente entre spécialistes francophones et anglophones du fascisme », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 108, n°4, 2010, p. 53-69.).
Si la pluralité des analyses est une richesse, il me semble qu’il importe dorénavant de souligner comment un concept ne saurait être totalement disjoint de son apparition historique. Le mot « populisme » naît au XIXe siècle dans des sociétés amplement externes au clivage droite-gauche : la Russie et les États-Unis. Chez ces derniers, le mot apparaît en 1892, et la première tentative de théorisation du phénomène est un ouvrage de 1896. Cependant, c’est depuis le russe qu’est construit le mot en français, lors de la parution en 1912 d’un ouvrage du romancier Grégoire Alexisnky : La Russie moderne. Ecrivant directement en français, il traduit ainsi un terme russe pour désigner une mouvance socialiste agraire interclassiste (Juan Francisco Fuentes, (2020) « Populism, The timeline of a concept », Contributions to the History of Concepts, vol. 15, n°1, 2020, p. 47-68.). La part française de sa biographie éclaire d’ailleurs l’objet : député de la deuxième Douma, il s’est réfugié dans l’hexagone, où il est devenu un auteur respecté, critiquant l’Union soviétique (URSS) avec pondération. Au plan militant, il participe à l’Union Panrusse des Paysans et est le premier président de l’Union Nationale Révolutionnaire, organisation qui cherche à unifier la mouvance russe anti-bolchevique, en remettant la question de la forme républicaine ou monarchique de l’État à l’après-URSS, et en affirmant la nécessité que les paysans conservent leurs terres acquises (Préfecture de police (PP), « Union Panrusse des Paysans », 2 février 1925, 2 p., AN/19940500/305 ; id., « L’Union Révolutionnaire », 20 août 1926, 7 p., AN/19940500/306 ; Serge Rolet, « L’Union soviétique vue de Paris par Grégoire Alexinsky », Modernités russes, n° 13, 2012, p. 115-128.).
En somme, le « populisme », comme mot en français et comme phénomène politique transnational, n’est pas constitué que de points de vue « anti ». S’il est critique envers les élites et les institutions en place, il se veut bien a minima un dépassement empirique du clivage droite-gauche et du système partisan, avec un volontarisme social n’éliminant pas l’interclassisme.
Dès lors, on saisit comment, un siècle après cette représentation, le « populisme » peut certes constituer un phénomène traversant l’axe droite-gauche, à l’instar de la famille de « rassemblement national » analysée par Philippe Burrin (Philippe Burrin, La Dérive fasciste : Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Seuil, 1986.), mais entretenir une polarisation spécifique avec les extrêmes droites, sans que les deux concepts soient pour autant interchangeables. Pour cette première livraison de la revue Populisme, la contribution suivante s’efforce donc de délimiter les fragilités des populismes d’extrême droite, afin de mieux circonscrire les spécificités du phénomène.
Voici la table des matières de ce premier numéro :
◙ Moins de parlement et plus de participation ? Les partis populistes en Belgique et la démocratie (2007-2019)
Benjamin Biard, Régis Dandoy
◙ Du vennamoïsme au parti des finlandais : généalogie du populisme de droite radicale en Finlande
Nathalie Blanc-Noël
◙ Les partis d’extrême droite européens et la crise sanitaire du Covid-19
Jean-Yves Camus
◙ The Antinomies of Populist Reason
Manuel Cervera-Marzal
◙ L’étude du populisme et du nationalisme sous le prisme de la théorie du discours : distinctions et articulations
Benjamin De Cleen, Yannis Stavrakakis
◙ #hitlerwasright: National Action and National Socialism for the 21st Century
Paul Jackson
◙ Les fragilités des dynamiques populistes ouest-européennes
Nicolas Lebourg
◙ Populism and ethics
José Pedro Zúquete
◙ Populist Radical Right in the Czech Republic from Pariah to Governing Party?
Věra Stojarová
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