Au-delà des vents du Nord. L’Extrême droite, le nordicisme et les Indo-Européens
La question indo-européenne passionne l’extrême droite occidentale depuis l’après-guerre. Les différentes tendances de celle-ci n’entendaient pas abandonner cette question malgré le discrédit et la suspicion qu’ont connues ces études à la suite de l’avènement de l’Allemagne nazie et de leurs études raciologiques. Dès lors, il s’est surtout agi pour ces extrêmes droites d’élaborer de nouveaux discours reprenant leurs vieilles thèses, comme l’autochtonie des Indo-Européens et leur origine circumpolaire, mais en y apportant de nouvelles références moins connotées, échappant ainsi aux accusations de racisme et de nordicisme. En France, la principale structure qui s’est intéressée à la question dans les années soixante et soixante-dix fut le GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne).
Nous nous attacherons surtout dans cette présente étude à analyser l’apport de la Nouvelle Droite, ainsi que de sa tendance ésotérique, au renouvellement doctrinal du nordicisme de l’extrême droite. En effet, il est important de garder à l’esprit qu’un certain nombre de thèmes développés par la Nouvelle Droite ont été repris, retraduits, radicalisés et réutilisés par des groupuscules rejetant l’essentiel de sa vision du monde. Quoiqu’il en soit, le nordicisme reste une référence importante constante de ces milieux allant des néo-droitiers aux néonazis en passant par la mouvance identitaire. En effet, les idées grécistes se sont diffusées par les passages, d’un groupuscule à l’autre, des dissidents de la Nouvelle Droite. De fait, le nordicisme est encore défendu par certains néo-droitiers, surtout ceux qui sont devenus proches du courant identitaire. Cependant, si le GRECE a influencé plus ou moins directement les autres tendances de l’extrême droite sur ce sujet, il faut garder à l’esprit que les thèses grécistes se sont retrouvées dans des milieux forts éloignées de leurs thèses, l’argumentaire gréciste, en particulier celui des années 1970 étant progressivement repris, retraduits et exploités par des mouvements politiques rejetant l’essentiel de sa vision-du-monde.
L’apport de Jean Haudry
En France donc, la Nouvelle Droite est la principale structure qui s’est penchée sur cette question, notamment via des travaux de Jean Haudry. Cependant, la personnalité contestée de cet universitaire1 fait que cette étude est suspectée en France d’arrière-pensées idéologiques. À l’origine de cette suspicion, nous trouvons un livre écrit par Jean Haudry en 1981, Les Indo-Européens, dont les dernières pages constituent un mini traité de raciologie nordiciste. Jean Haudry a été un professeur de l’université de Lyon III, dont il fut un doyen, et un directeur d’études à la quatrième section de l’École Pratique des Hautes Études depuis 1976. Il est connu pour avoir créé au début des années quatre-vingts, à Lyon III, l’Institut d’Études Indo-Européennes qui publie la revue Études Indo-Européennes. Cette dernière était dépendante administrativement de Lyon III jusqu’au début des années deux milles. Depuis, cette revue est devenue une revue savante indépendante après une violente controverse sur l’orientation idéologique de ses principaux animateurs, tous proches de la Nouvelle Droite, certains de ceux-ci, Jean-Paul Allard et Jean-Claude Rivière, étant en outre liés au milieu négationniste2.
En effet, politiquement, Jean Haudry est une figure sulfureuse : Il est un ancien cadre du GRECE, qu’il a quitté au milieu des années quatre-vingts pour rejoindre le Front National. Il a d’ailleurs été membre de son institut de formation. Il a quitté ce parti à la fin des années quatre-vingt-dix pour fonder avec Pierre Vial et Jean Mabire, tous deux étant aussi des anciens grécistes et des anciens frontistes, le groupuscule identitaire Terre et peuple. Il en est actuellement le vice-président. De fait, Haudry est un vieux militant d’extrême droite. Son engagement politique se retrouve dans sa vision des Indo-Européens : il développe une position radicale. En effet, plusieurs de ses hypothèses sont plus que controversées et sont empreintes d’influences intellectuelles raciologiques, et en particulier d’inspiration nordiciste. De fait, Haudry s’inspire ouvertement dans ses travaux des thèses d’un raciologue allemand, Hans F. K. Günther3. En outre, Haudry n’hésite pas à postuler l’origine géographique circumpolaire des Indo-Européens. Il structure sa thèse sur une étude de la cosmogonie originelle de ceux-ci4.
Hans F. K. Günther et son influence
Hans F. K. Günther est un anthropologue völkisch, un raciologue allemand de la première moitié du XXe siècle. Il fut un professeur d’« anthroposociologie », nommé par les nazis à l’université d’Iéna en 1930. C’était le principal théoricien des idées nordicistes dans les années vingt. Ses détracteurs le surnommaient « Günther la race ». Il obtint, après la prise du pouvoir par les nazis, un poste important à l’université de Berlin. Pourtant, il n’adhéra au NSDAP qu’en 1932. Il écrivit plusieurs livres d’anthropologie physique, c’est-à-dire concrètement de l’anthropologie raciale, sur les races européennes dont Raciologie du peuple allemand (Rassenkunde des deutschen Volkes), publié en 1922 dans lequel il affirmait l’existence de races « allemandes ». Günther soutenait aussi l’existence de traits psychologiques propres aux « races européennes ». Cette approche psychologisante a été reprise par nos militants, notamment pour élaborer une mentalité qui serait propre aux « Indo-européens », et à leurs descendants, c’est-à-dire à la race « blanche ».
Sa doctrine était simple, voire simpliste : il condamnait le métissage généralisé des Européens, affirmant que le danger social y résidait. La race nordique de l’aryen authentique était, selon lui, en état de siège. Proche des néopaïens, il affirmait que le premier responsable du métissage était le christianisme qui avait proclamé l’égalité de tous les hommes à l’image de Dieu : « Selon lui, le nordisme primitif a été souillé par l’esprit oriental qui ne connaît ni grandeur, ni noblesse, ni dignité. Il convient donc d’épurer le nordisme de tous les éléments incarnés par le type oriental, à savoir la luxure, la haine, la ruse, la jalousie et, d’une manière générale, tout ce qui fait la bassesse de l’homme. Grâce à cette épuration, le Germain pourra retrouver toute sa force et sa pureté d’autrefois. Il aura aussi pour mission de régénérer non seulement l’Allemagne mais aussi l’ensemble du monde »5. Ses thèses allaient fournir une partie du credo racial du IIIe Reich, même s’il choqua certains nazis. Il fut soutenu sur ce sujet à la fois par Alfred Rosenberg, qui le décora en 1941, par Walter Darré et Heinrich Himmler.
Le passage des idées « güntheriennes » aux militants contemporains s’est fait durant les années cinquante et soixante à travers la création de liens entre les militants des différentes générations. Nouvelle École, la revue théorique de la Nouvelle Droite fera part du décès en 1968 de Günther. Encore actuellement, Günther fait toujours autorité parmi les différents milieux d’extrême droite qui le rééditent fréquemment6. La transmission de ces idées se fit au travers de la Northern League (fondée en 1957 à Londres sur l’initiative d’un raciologue britannique, Roger Pearson), une structure dont Günther fut l’un des fondateurs et dont fut membre Alain de Benoist, le principal idéologue de la Nouvelle Droite. Le but de cette Ligue nordique était d’« unir les intérêts, l’amitié et la solidarité de toutes les nations teutoniques ». Des membres du GRECE en firent partie et participèrent à certains colloques ou à des manifestations de structures satellites de celle-ci. De fait, « La Ligue Nordique est assurément une résurgence des nombreuses associations se réclamant de l’idéal indo-germanique, aryen ou nordique, apparues en Allemagne dans le contexte dessiné par la littérature völkisch […] »7.
La transmission est aussi perceptible, pour le cas français, dans le comité de patronage de Nouvelle École. En effet, selon Michael Billig, cette revue était « fermement mariée à la tradition de la science de la race et de la politique de la race [et mélange] les vieilles traditions de la science de la race (incluant Günther et autres théoriciens nazis) avec celle des héritiers actuels de Galton »8. Effectivement, nous trouvions dans le comité de patronage de cette revue à côté d’universitaires respectables d’anciens SS (comme l’historien Franz Altheim, collaborateur de Himmler et membre de l’Ahnenerbe), des anthropologues nazis (Ilse Schwidestzki, Bertil J. Lundman, Hans F. K. Günther jusqu’à son décès), des racistes ségrégationnistes américains (Henry E. Garrett, Wesley C. George, Robert E. Kuttner), des théoriciens racistes (R. Gayre of Gayre, Johannes D. J. Hofmeyr, Jacques de Mahieu), ainsi que Goulven Pennaod (pseudonyme de Georges Pinault), un chargé d’enseignement de la linguistique celtique à Lyon III. Celui-ci assume clairement ses positions nationales-socialistes et régionalistes. Il a aussi collaboré à une autre revue de la Nouvelle Droite, proche des folkistes, les Études indo-européennes. Ces personnes disparurent du comité de patronage9 au fur et à mesure des évolutions doctrinales d’Alain de Benoist mais restèrent des références pour les folkistes, bien qu’Alain de Benoist ait co-écrit, en 1997, avec Jean Haudry un numéro de Nouvelle École consacré à la question indo-européenne et à sa supposée origine circumpolaire.
La Nouvelle Droite entretint aussi jusque dans les années quatre-vingts des liens avec une revue allemande ouvertement nordiciste et racialiste, Neue Anthropologie, dont Alain de Benoist fut membre du comité de rédaction. Neue Anthropologie est l’une des grandes revues de la « science raciale » avec Nouvelle École et The Mankind Quarterly. Elle est éditée par un disciple de Günther et un membre de la Northern League, Jürgen Rieger. Accessoirement, Rieger est un avocat qui s’est spécialisé dans la défense de néonazis. De fait, cette revue soutient un discours similaire à celui de la Northern League et appartient à un courant de la Nouvelle Droite allemande connu sous le nom de « Biopolitique ». Cette revue a été durant les années quatre-vingts « l’un des centres de contacts internationaux les plus actifs entre les théoriciens européens du “front biologico-politique” »10. Cette revue entretint dans les années soixante-dix des relations avec les milieux néonazis, dont certains firent partie de son comité scientifique, et avec les milieux négationnistes du Suisse Gaston Amaudruz. De fait, Neue Anthropologie légitime selon Patrick Moreau le racisme, tente de déculpabiliser la raciologie nordiciste et, par glissement progressif, « les défenseurs et acteurs de la pratique raciale sous le IIIe Reich »11.
Ces références vont se diffuser au sein des différentes tendances de l’extrême droite. Ainsi, les Identitaires qui défendent l’idée « güntherienne » de l’existence des « races » européennes au type physique distinct. Là-encore l’influence de Jean Haudry est flagrante. L’influence de Günther se retrouve aussi chez Pierre Vial lorsque celui affirmait, dès 1981, que « D’un de vue anthropologique, la population française est composée de “Méditerranéens”, d’“Alpins” et de “Subnordiques” »12.Toutefois, la Nouvelle Droite, et Alain de Benoist en particulier, va évoluer dans les années soixante-dix, initiant un glissement du biologico-racial vers le psychologico-culturel qui ne s’achèvera qu’à la qu’à la fin des années soixante-dix, découvrant l’intérêt idéologico-politique de certains résultats des recherches de Georges Dumézil. La Nouvelle Droite va alors tenter d’annexer ses travaux. Dumézil sera d’ailleurs agacé par la récupération et les généralisations hâtives qui pouvaient être faites de ses travaux d’autant plus qu’il retouchait sans cesse ses études. Alors qu’il avait accepté de figurer dans le comité de patronage de Nouvelle École en 1972, il en sortira en 1973.
Les Indo-Européens
À l’origine, le concept d’« indo-européen » est un concept linguistique. Celui-ci renvoie à la langue reconstruite à partir de la comparaison des langues dites indo-européennes, apparues pour la plupart au paléolithique. Par glissement progressif, ce concept linguistique s’est enrichi d’un aspect ethnique : à chaque langue correspond une culture archéologique et un peuple. Ce dernier point est défendu par Jean Haudry : « Pour trouver une langue qui ne soit pas le moyen d’expression d’un peuple, il faut faire abstraction de son passé, ce qui est facile pour toutes celles dont on ignore les états antérieurs. Mais quand l’origine d’une langue internationale ou véhiculaire est connue, on constate qu’il s’agit initialement de la langue d’un peuple, étendue par les évènements historiques ou les relations commerciales à d’autres peuples »13. Il reprend donc le principe de Gustav Kossinna, un archéologue nationaliste et nordiciste allemand du début du XXe siècle, qui postulait l’équation « culture archéologique = ethnie », une équation encore sujette à de vives discussions dans les milieux scientifiques.
À partir de ce constat, la Nouvelle Droite postule, et par extension l’extrême droite, l’idée selon laquelle les Indo-Européens, ethnie à l’origine de la majorité des langues européennes et élément important de la civilisation européenne, est le peuple indigène de l’Europe qui se serait ensuite implanté dans la péninsule indienne ainsi qu’en Iran. L’autochtonie des Indo-Européens a été soutenue en 1983 par l’archéologue allemand Lothar Kilian, l’une des références néo-droitières sur ce sujet. Celui-ci estime que les premiers Indo-Européens peuvent être identifiés à la culture néolithique des gobelets en entonnoir des régions côtières de la Mer du Nord14. Jean Haudry, à la suite de l’archéologue allemand, affirme qu’« […] il serait possible de remonter à une époque très lointaine, […] et de rechercher les ancêtres des peuples Indo-Européens au mésolithique ou même au paléolithique. C’est ce qu’a fait Kilian qui, après Herbert Kühn, opte résolument pour une chronologie longue : “Entre -40 000 et -15 000 environ : existence en Europe et dans les régions périphériques du sud d’une grande unité linguistique, l’européen primitif (Ureuropäisch). Entre -15 000 et -10 000 environ : séparation de l’indo-européen ultérieur de l’européen primitif. À partir de -10 000 environ : indo-européen commun ancien/indo-européen primitif (Urindogermanisch). À partir de -5000/-4000 environ : dislocation de la langue commune récente (Altindogermanisch). Vers -2000 : les langues indo-européennes attestées” » (Haudry, 2001a : 49). En outre, Jean Haudry pense que « […] l’Indo-Européen a nécessairement duré jusqu’à l’âge du cuivre, ou cuprolithique. D’où la nécessité d’admettre un Altindogermanisch au troisième millénaire, comme le fait Kilian »15. Les néo-droitiers postulent donc l’existence d’un peuple indo-européen dès la Préhistoire.
Dans une certaine mesure, les néo-droitiers, à travers l’idée de l’origine européenne des Indo-Européens, réactivent le fort néfaste « mythe aryen ». Selon Léon Poliakov, ce mythe serait apparu en Europe durant la première moitié du XVIIIe siècle. Leibniz faisait déjà une distinction entre les langues « sémitiques » et les langues « japhétiques », qui seront qualifiées par la suite d’« indo-européennes ». L’indomanie de l’époque aida dans l’étude comparée de différentes langues. Ainsi, Voltaire est persuadé que l’Inde est la source des sciences, et que les Grecs s’en sont inspirés tandis que Herder voit en Inde l’origine de l’humanité, la clef de l’histoire humaine. En effet, l’Europe est alors traversée par le grand mouvement de délégitimation des antiquités gréco-latines comme culture suprême. Ainsi, en 1783, le poète et juriste anglais William Jones était nommé juge suprême au Bengale. Il se mit à l’étude du sanscrit, et constata rapidement sa parenté avec le grec et le latin. Ces recherches influencèrent nombre d’orientalistes au début du XIXe siècle mais c’est l’écrivain et scientifique Friedrich von Schlegel qui lui donna aussitôt un tour anthropologique, concluant, à partir de la langue, à la parenté de la race.
Cependant, si ces auteurs se réfèrent à la civilisation indienne, ils le font dans une optique particulière. En effet, selon Gérard Fussman, au XIXe siècle, « la grande majorité des indianistes allemands professait que plus l’Inde était ancienne (donc, moins elle était indienne), plus elle était respectable. Pour beaucoup d’entre eux, les études védiques étaient le complément ou la condition même des études germaniques »16. Cet aspect se développera au cours des XIXe et XXe siècles, s’enrichissant au fur et à mesure d’aspects raciologiques et racistes et correspondant à l’apparition d’une nouvelle forme de déterminisme à l’œuvre dans la construction identitaire. Ce déterminisme sera tellement fort au début du XXe siècle que certains raciologues, tel Hans F. K. Günther, purent écrire que les Indo-Européens étaient détenteurs d’une « mentalité » propre qui définirait l’esprit européen : héroïsme, tripartition sociale et mentale, esprit libertaire, etc.
Pour aller plus loin : Stéphane François, « La Nouvelle droite et les indo-européens », Terrain, n°56, mars 2011, pp.136-151.