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« A nos amis » ?

Pierre Keersbulik FlickrPar Guillaume Origoni

« A nos amis » est présenté par l’éditeur du Comité Invisible comme la continuité de « L’insurrection qui vient » (IQV). La publication de l’IQV, avait précédé, de deux ans ce qu’il convient de nommer « L’Affaire de Tarnac ». Julien Coupat fut à la fois le principal accusé de ladite affaire et suspecté d’être l’auteur de l’IQV. Il reste difficile de définir cet ouvrage : manifeste anarchiste ? Pamphlet ? Analyse politico-sociale ?

Cette classification est d’autant moins aisée, qu’il est impossible d’affirmer avec certitude quelles sont les mains qui écrivent les livres signés du Comité Invisible. Cela reste vrai pour « A Nos amis ».

Nous pourrions, au risque de nous tromper, spéculer sur le fait que ce ne sont pas les mêmes qui ont produit l’IQV et « A nos amis ». Car, si le premier à fait le tour du monde c’est aussi grâce à l’alliance du fond et de la forme, d’un authentique souffle littéraire qui transmettait aux lecteurs la sensation que notre monde était sous respiration artificielle et que le pire était une question de secondes.

« Il est moins cinq ! » telle est la substance de l’Insurrection qui vient.

Avec « A nos amis », le comité invisible, tente de retrouver ses lecteurs à l’heure pile. L’heure des insurrections qui ont flambées, écrivent-ils, depuis la crise financière de 2008.

Même si l’on ne retrouve pas la puissance du texte précédent, ce livre procède dans sa méthode d’une approche pasolinienne. En effet, l’intellectuel Italien, publiait en 1974 un article resté célèbre, où il exprimait ainsi les fondements de son travail « Je sais, mais je n’ai pas les preuves de ce que je sais. Je ne possède même pas les plus petits indices. Je le sais, car je suis un intellectuel, et mon métier est d’analyser les faits, de remettre dans une mosaïque complète des évenements apparemment disparates et d’établir le cadre politique qu’ils favorisent (…) [1].

Le ou les auteurs de « A nos amis » procèdent de la même logique en établissant une matrice commune, un plus petit dénominateur commun entre les émeutes grecques, celles D’Oaxca , le mouvement No Tav italien ou encore les révoltes de la place Tahir . Les amis du Comité Invisible sont indéniablement ceux qui se révoltent, qui portent la révolte, qui sont eux même la révolte. L’expression « Nous autres, révolutionnaires… » y est récurrente. Fidèles à la « tradition » anarchiste, le comité invisible est l’héritier des « totos » qui iront grossir les rangs des spontanéistes armés dans les années 70 jusqu’au milieu des années 80. Nulle surprise de côté-là, l’ennemi s’incarne encore et toujours dans la forme de ceux qui, étant aliénés au point d’intérioriser les logiques du maitre, s’institutionnalisent dans les associations, les syndicats ou les partis. On ne déteste jamais plus celui qui aurait pu être ou a été votre frère.

Indéniablement – et c’est un trait commun à tous extrémistes que j’ai pu rencontrer – la violence n’est pas un moyen de parvenir « à », mais plutôt d’exister « dans ». Le monde de demain est en fin de compte très peu présent dans la publication, au profit d’un ici et maintenant qui n’existe que par et dans la violence.

S’il est légitime pour une génération de s’affranchir des tutelles culturelles du passé, le comité invisible, brouille ses repères culturels et référentiels au risque de rendre troubles des héritages tantôts rejetés, tantôt admis. Fort logiquement, on décèle une filiation acceptée avec Antonio Gramsci et c’est un des points saillants de « A nos amis » : le combat culturel doit être gagné par l’être et non pas dans la réception verticale d’une doctrine ou d’une méthode qui ferait mouvement. On notera dans cette volonté de tuer les pères, les charges fréquentes et nourries en direction des idéologues qui avaient émergés durent les années de plomb. Toni Negri notamment[2].

Avec « A nos amis », le comité invisible, modifie l’approche qualitative qui figurait dans l’IQV. Nous serions presque tentés d’affirmer qu’il opère un saut quantique lui conférant ce don d’ubiquité qui caractérise les fulgurances essentiellement intellectuelles. A la fois « ici » et « là », Le Comité invisible, ne semble plus en mesure de hiérarchiser la somme de ses héritages, car si dans l’IQV l’on admettait implicitement que le conseillisme[3] pouvait être un modèle on peine à comprendre ce que signifie la démocratie réelle[4] qui le dépasserait aujourd’hui dans « A nos amis ». Le modus operandi offert aux lecteurs pour l’accession à cette démocratie réelle s’appuie essentiellement sur l’utilisation des nouvelles technologies. Bien que nous puissions anticiper une hypothétique réponse, nous sommes toutefois tenté de poser la question suivante : « Êtes-vous certains que ce type d’expérimentation n’est pas déjà dépassée ? En fin de compte, la démocratie directe via les outils digitaux, n’est-elle pas amorcée en Italie par Beppe Grillo, ou poussée en France par Etienne Chouard avec les résultats que l’on connait ? ».

Le Comité Invisible développe dans « A nos amis », l’importance des « assemblées » qui, de temps à autre, parviennent à l’accomplissement du miracle autogestionnaire social, politique et productif. Il serait intéressant de faire une lecture scientifique et critique de ce qui est avancé, car il n’est pas impossible que la « simple » analyse journalistique permette de comprendre si nous assistons à l’émergence d’un véritable gulf-stream insurrectionnel ou si les auteurs font preuve d’un biais cognitif propre aux militants radicaux.

Reconnaissons au livre une approche globale et de solides connaissances en sciences politiques, sociales et humaines. Le capital culturel du Comité invisible ne peut nullement être remis en cause. Cependant, la rédaction de « A nos amis », relève plus de mouvements de surfaces que d’une véritable secousse tellurique. Certains raccourcis endommagent l’appareil démonstratif et délégitiment l’approche pluridisciplinaire dont nous parlions : « On pourra alors cesser de pleurnicher ou de crier au loup chaque fois qu’un adolescent sincère préfère rallier les rangs des « djihadistes » plutôt que la cohorte des salariés du tertiaire. »[5].On l’aura compris, cette assertion, est non seulement fausse (on ne part pas rejoindre Daesh ou Aqmi uniquement par refus des typologies d’emplois disponibles), mais elle aussi paresseuse voire dangereuse.

Si le « désordre analytique » de « A nos amis » n’est pas critiquable en soi (aucune contrainte formelle ne pèse sur son écriture), on parvient difficilement à saisir en quoi l’atomisation apparente des luttes relève d’une logique propre qui échapperaient à « tous » pour n’être comprise que par «nous». Difficile de ne pas voir dans le décodage de cet hermétisme le concept d’avant-garde marxiste-léniniste qui n’a jamais fait ses preuves dans les démocraties occidentales.

Les assemblées, pour peu qu’elle soit informelles mais désirantes, sont intrinsèquement porteuses des luttes d’hier, d’aujourd’hui et de demain, semble nous dire le Comité invisible. On pense ici, à l’amour du mouvement pour le mouvement et par la somme des mouvements qui mettraient en marche des dynamiques perpétuellement insurrectionnelles. Ainsi, le Comité invisible présente une clé de lecture originale lorsqu’il étoffe son argumentaire en expliquant que les dissensions internes aux différents mouvements de lutte palestiniens sont de fait un avantage tactique, car, écrivent-ils[6], « C’est en grande partie parce qu’elle n’a jamais empêché les différences de jouer en son sein (…) que la résistance palestinienne a pu tenir la dragée haute à l’armée israélienne. Ici comme ailleurs, la fragmentation politique est tout autant le signe d’une indéniable vitalité éthique que le cauchemar des agences de renseignement chargées de cartographier, puis d’anéantir, la résistance. ».

L’exemple rapporté ici est emblématique de la (de)construction mise en place dans « A nos amis ». Le collectif ne semble jamais avoir complétement tort dans ses observations, tant il use de la partie pour nous convaincre du tout. Sur la création de l’Etat palestinien on pourra objecter sans prendre un risque inconsidéré, qu’après l’échec collectif des accords d’Oslo en 1993, la lutte intestine entre le Hamas et l’Autorité Palestinienne fut le frein majeur à la création d’un Etat pérenne tant dans sa forme que dans ses fondements. In fine ce qui importe c’est la légitimation du combat : « A la question « Votre idée du bonheur ? », Marx répondait « Combattre. ». A la question, pourquoi vous battez-vous ?, nous répondons qu’il en va de notre idée du bonheur. »[7].

La volonté de combattre est effectivement ancrée dans les 242 pages de « A nos amis » et cela se traduit par des affrontements bien réels débouchant sur des drames tels la mort de Remi Fraisse. Se battre ? D’accord, mais contre qui et pourquoi ? L’Etat, la gouvernance verticale, les régimes parlementaires ? Nous ne pourrions que souhaiter au Comité invisible de prendre en compte l’utilité des Etats et des dangers qui résultent de leurs faiblesses. Il est évident que sur ce point nous ne nous rencontrerons jamais.

« Quand on a un marteau dans la tête, on voit tous les problèmes sous la forme d’un clou. » Proverbe africain 

Notes

[1] Première publication dans les colonnes du « Il Corriere della Sera » le 14 novembre 1974 sous le titre « Che cosè questo golpe ? ». Ce texte restera dans les mémoires avec un autre titre « Io so » et fera partie de la compilation d’articles que l’éditeur italien de Pier Paolo Pasolini regroupera dans « Scritti Corsari » ( Les ecrits corsaires).

[2] « Il ne manque pas d’idéologues, tels qu’Antonio Negri et Michael Hardt, pour déduire des soulèvements des dernières années que « la constitution d’une société démocratique est à l’ordre du jour » et se propose de « nous rendre capable de démocratie » en nous ensignant « les savoir-faire, les talents et les connaissnces nécessaires à nous gouverner nous-mêmes ». Pour eux, comme le résume sans trop de finesse un négriste espagnol : « De Tahir à la Puerta del Sol, du square Syntagme à la place Catalunya, un cri se répéte de place en place : « Démocratie ».Tel est le nom du spectre qui parcourt aujourd’hui le monde. » Et en effet, tout irait bien si la réthorique démocratique n’était qu’une voix émanant des cieux et apposée de l’extréieur sur chaque soulévement, que ce soit par les gouvernants ou par ceux qui entendent leur succéder. On l’écouterait pieusement, comme l’homélie du prêtre, en se tenant les côtes. Mais force est de constaterque cette rhétorique à une prise effective sur les esprits, sur les cœurs, sur les luttes, comme en atteste ce mouvement dit « des indignés » … »

Le comité invisible. A nos amis pages 54-55.Paris : La fabrique éditions 2014. Imprimé.

[3] « Les initiateurs du mouvement ouvrier avaient l’atelier puis l’usine pour se trouver. Ils avaient la grève pour se compter er démasquer les jaunes. Ils avaient le rapport salarial, qui met au prise le parti du Capital et le parti du Travail, pour tracer des solidarité et des fronts à l’échelle mondiale. Nous avons la solidarité de l’espace social pour nous trouver. Nous avons les conduites quotidiennes d’insoumission pour nous compter et démasquer les jaunes. Nous avons l’hostilité à cette civilisation pour tracer des solidarités et des fronts à l’échelle mondiale. »

Le Comité invisible. L’insurrection qui vient page 65. Paris : La fabrique éditions 2007. PDF.

[4] « Le mot d’ordre que l’on a associé au « mouvements des places » fut celui de « democracia real ya ! », parce que l’occupation dela Puerta del Sol fut initiée par une quinzaine de « hacktivistes » à l’issue de la manifestation appelée par la plateforme de ce nom le   mai – Le « 15 M » comme on fit là-bas. Il n’est pas question de démocratie directe comme dans les conseils ouvriers, ni même de vraie démocratie à l’antique, mais de démocratie réelle. ».

Le comité invisible. A nos amis page 56.Paris : La fabrique éditions 2014. Imprimé.

[5] Le comité invisible. A nos amis page 49.Paris : La fabrique éditions 2014. Imprimé.

[6] Le comité invisible. A nos amis page 167-168.Paris : La fabrique éditions 2014. Imprimé.

[7] Le comité invisible. A nos amis page 169.Paris : La fabrique éditions 2014. Imprimé.

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