Qu’est-ce que la solidarité ? [1/2]
Le destin des mots nous est inconnu, leurs sens semblent ainsi transportés par la destiné de leur époque. Cependant, la littérature savante et sa doctrine nous laissent à penser que l'histoire elle-même n'est qu'un organon du discours. La recherche du sens nous fixe notre objet en mouvement. Nous ne nous posons plus alors la question du « qu'est-ce que ? », mais bien celle du « quand est-ce ? », et surtout celle du « pourquoi est-ce que cela change ? » Comme l'exposait tendancieusement Léon Bourgeois à la fin du XIXème siècle, il existe une solidarité naturelle qui dépasse toutes lois des intérêts. Cette solidarité est au-delà de l'histoire des intérêts particuliers, elle relève d'une loi de l'espèce et de sa survie. Selon la tradition aristotélicienne, on le sait, l'homme est un être destiné à vivre en société. La socialité et la solidarité sont ainsi des primats humains, au-delà de ce qui caractérise tout être vivant qui doit se nourrir, se reposer et se reproduire, le propre de l'humanité est de n'exister que par l'autre.
La difficulté à reconnaître le besoin de l’autre est tout aussi essentielle que le principe du développement des civilisations. L’intime côtoie l’histoire, et le plus souvent, le seul arbitre est le juge et son droit qui déterminent les conditions de médiations dans ce qui ne fait plus société.
1] La solidarité, le lien du droit civil : le lien du tout en un. Le contrat, la responsabilité, la dette
Le terme de solidarité est né dans le triste berceau du droit : vieil usage jurisprudentiel classique (1693), elle signifie l’engagement par lequel des personnes s’obligent les unes pour les autres, et chacune pour tous. Le terme s’utilise aussi en parlant de plusieurs créanciers dont chacun a le droit de réclamer seul la totalité de ce qui leur est dû. La solidarité n’est pas l’aide, le droit n’est pas la sociologie. Bien au contraire, le terme est apparu à l’autre bord de notre imaginaire contemporain. Il est parti essentiellement de la relation marchande, il est le glacis de l’engagement social dans et par l’économie du profit, mais aussi en l’état, de l’économie des pertes. Car la solidarité est un principe de sauvegarde contractuelle, pour faire que nul ne quitte le navire lors des premières pertes, pour que chacun soit obligé au payement total de la dette. La solidarité devient ainsi un acte solidaire, un engagement solidaire, une caution solidaire.
La solidarité est un principe de la responsabilité. Responsabilité juridique, tel que l’article 1202 du Code civil le dispose dès le début du XIXème siècle, mais aussi responsabilité commune, dont le langage ordinaire, permet désormais de la caractériser comme responsabilité mutuelle qui s’établit entre deux ou plusieurs personnes. Les concepts étant devenus, celui-là comme les autres, est un mot et une pratique qui s’étirent du monde gréco-romain jusqu’à nos jours : reconnaître en justice in solidum l’état des hommes côtoie la sagesse de Sénèque qui s’écrie de deux amis : « Ce sont deux hommes solidaires sous le destin ».
2] La solidarité, la providence et la destinée
La solidarité est bien l’usage du droit commun pour berner la sainte providence : le droit de la solidarité, tout comme la solidarité politique entre les hommes, sont bien les alternatives de l’esprit qui permettent de limiter les effets du destin. La lutte des hommes, à la modernité, est bien de vaincre les fatalités, de l’abus de bien ou de la désunion, de la force et de la domination. C’est en ce sens que l’histoire du terme voyage. La solidarité se modifie sous la force du déplacement des usages, et surtout du contexte, qui amène les hommes en société à transformer les conditions de leurs destins. Non pas simplement par la mort de dieu et ainsi par l’achèvement d’un destin céleste rendu à chaque homme, mais plus précocement, par l’introduction d’une structure et des pratiques se fondant sur la désunion et sur l’exploitation.
La solidarité revient alors plus forte, non comme on le pense comme le nouveau terme théologique de l’amour chrétien, mais comme nécessité sociale de lutter contre l’exploitation. Le principe révolutionnaire puis républicain de fraternité est de cette engeance. Il s’oppose directement aux différencialismes politiques qu’imposaient les ordres, les états, les territoires, partout des rangs, des grades, du sang et des traditions, chaque fois les valeurs de la terre plus que de l’homme.
3] La solidarité contre la lutte des classes ?
Le principe révolutionnaire de lutte des classes dépasse largement la seule affection que les citoyens se doivent, la solidarité n’étant pas un vocable dans la bouche des « camarades ». Le prolétaire veut dépasser les différences économiques qu’imposent le capital, les classes dominantes, l’illusion de la plus-value, de son accumulation, l’indifférence de l’exploiteur, chaque cas imposant une augmentation entropique et souvent démesurée de la production économique et sociale. De son histoire première, la solidarité porte le trouble de cette translation, qui fait qu’elle est simultanément le lien entre les choses tout autant qu’elle est le lien entre les gens.
La loi de la croissance exponentielle vaut aussi bien pour la richesse que pour la pauvreté, pour la marchandise comme pour le salarié, selon un rapport réflexif tout aussi curieux à l’analyse depuis la découverte de Marx. Contradiction quasi-parfaite, la solidarité est dans la superstructure du droit bourgeois, tout comme elle naîtra progressivement comme l’objet et le but de la l’action prolétaire. La solidarité ouvrière est une expression récente. Elle ne recouvre plus que le lien social évanescent, elle n’est pas le lien nouveau qui unit les activistes, elle est bien redondance du social sans être dénomination du politique. La solidarité entame alors son transfert dans l’imaginaire institutionnel, celui de l’État et de la société.
4] Contradiction des solidarités mécaniques et organiques
Une autre histoire avait débuté : Hobbes, Spinoza, Hegel, Rousseau, de la Renaissance à la modernité des Lumières, disposent de l’institutionnalisation du lien politique et social. Ils font rentrer la notion comme subséquente, dans l’ordre de la dépendance au totem, à la bureaucratie, à l’ordre imaginée comme organisation et comme convention. Les institutions juridiques, qui sont simultanément organisation et contrat, portent ainsi la solidarité à nu et son histoire en une forme duale. A une solidarité mécanique, constituée de ses vieilles règles punitives et d’un affect premier, s’enchaîne alors une solidarité organique, traversée des nouvelles règles restitutives et d’un affect différé par les institutions.
Ce n’est pas tant comme le pense Durkheim un enchaînement parfait et manifeste, mais plus justement, une mutation sociale et institutionnelle, la seconde étant de surcroît redondance d’elle-même. Les institutions sont ainsi toujours un objet de transfert et un espace d’autonomie qui renforcent les vieilles solidarités familiales mais qui simultanément les affaiblissent en réglementant le libre endroit d’un médian qui s’y substituent : la solidarité organique sauve pour partie la solidarité mécanique mais l’atteint inexorablement en devenant son simulacre.
Incidemment, la solidarité peut devenir acte de déresponsabilisation sociale. Le XIXème siècle devient un temps où la modernité n’est plus qu’un objet de légitimité. Tout tend vers elle et son corollaire, technicien et idéaliste, le progrès, mais rien ne se manifeste réellement en son endroit. Le dédoublement du discours devient progressivement l’origine du dédoublement du texte et du réel du monde. La solidarité s’étiole socialement sous les effets de la production et des guerres mais elle se défait également sociologiquement, comme un concept depuis irréalisable. La sainte providence revient en force. Les contradictions de l’histoire de l’économie politique contemporaine ne permettent pas de trouver l’équilibre nécessaire aux excès du capital et de l’État, au point de se dissoudre sous les effets conjugués de leurs crises durant l’entre-deux guerres.
5] La production de la vie et de la mort
Cet optimum, la crise européenne devenue crise mondiale, refonde les conditions stratégiques et ses jeux d’échelles, transfère les conflits à ses périphéries, en l’attente des transferts de sa production : l’hégémonie n’est plus militaire, les conditions de l’expansion sont toujours sous cette emprise, mais plus ses finalités. Les guerres doivent cesser pour que le profit des secteurs de la production d’arme laisse la place à ceux de la production de richesses, pour que cet équilibre assure toujours les moyens de la domination géopolitique de l’ouest vers l’est et du nord vers le sud. Le capitalisme tardif vit de ce commerce des territoires et des peuples.
La puissance des États est ainsi autant de profiler les mondialisations, tout comme de contrôler la globalisation : leur puissance s’établit aussi à des plus faibles jeux d’échelles, pour orchestrer de concert avec les conditions de la production, les dispositifs de vie, les espaces, les identités, les engagements, les responsabilités.
A ce stade, la solidarité n’est plus que fonctionnelle, simple détachement des responsabilités auxquelles nous sommes rendues, ni seulement par feue la loi de nature, ni par la loi des intérêts, mais bien par l’impératif de nos obligations juridiques à pourvoir à l’autre, pas à l’indifférent, mais aux membres de notre propre famille. Les incantations de Chateaubriand apparaisse alors comme une sombre prophétie : Il nous dit que nos fautes rejailliront sur nos fils, que nous sommes tous solidaires.