Clientélisme, identitarisme, communautarisme
Extrait de Dominique Sistach, « La fragmentation politique de la société perpignanaise. Clientélisme, identitarisme, communautarisme. » In Ruixat n° 2, Clientèles et rentes, Perpignan, Le Trabucaire, 2013, pp. 27-44
Les liens ténus et complexes entre état de la pauvreté et des inégalités d’un territoire et clientélisation du corps électoral sont au cœur du déploiement des communautés ethno-religieuses. Le cas perpignanais, depuis la décolonisation et la prise de la ville par la famille Alduy, est à ce titre un véritable modèle.
Depuis les années 1990, parmi les trois villes de plus de 100 000 habitants de la région Languedoc-Roussillon, Perpignan est celle qui, au vu de la situation économique de ses habitants, peut-être considérée comme la plus précaire[1]. Alors que 23,3 % des Perpignanais vivent dans un ménage bénéficiaire d’une allocation de précarité (Revenu Minimum d’Insertion, Allocation Parent Isolé ou Allocation Adulte Handicapé), seul 15 % des Montpelliérains et 16,1 % des Nîmois sont concernés. Parmi, les allocataires des Caisses d’Allocations Familiales de la ville, 23,6 % sont dépendants des allocations (qu’elles soient familiales, de précarité, ou relatives au logement) pour plus de 50 % de leur revenu, alors que cette proportion est de 17,8 % pour Montpellier et de 21,5 % pour Nîmes (l’Aude, les Pyrénées-Orientales, le Gard sont successivement les 3e, 4e et 5e départements où le taux de pauvreté est le plus élevé en France ; L’Hérault est en 7e position). Le nombre de bénéficiaires de la CMU par rapport au nombre de personnes couvertes est de 23,05 %, soit le double du ratio régional et le quadruple du ratio national. On relève que 29 682 ménages sont non imposables. Le revenu moyen par ménage est de 2 067 euros bruts par mois et par ménage (2 520 euros en France), la ville étant la 30 609e la plus pauvre sur les 36 717 communes de France. Le taux de pauvreté s’élève à 32 %, 17 701 ménages vivent sous le seuil de pauvreté (selon un calcul de pauvreté estimé à 60 % du revenu médian).
L’essentiel de la richesse se concentre sur l’immobilier, les petites entreprises, la saisonnalité des activités, le travail au noir, bref, tout ce qui permet un retour d’investissement rapide (même faible) et qui permet d’éviter la gestion des ressources humaines : une stratégie diffuse de l’indéveloppement économique à fait jour, et les investisseurs sont dominés par une « culture de la rente » anormale, qui leur permet de partager un entre soi économique efficace garanti par le financement des collectivités locales[2]. Si l’on se réfère à l’écart entre les revenus des plus riches et des plus pauvres, le revenu médian mensuel, le revenu minimum des 10 % les plus riches et maximum des 10 % les plus pauvres (dit indice de Gini), Perpignan est la quatrième ville la plus inégalitaire de France (Béziers est en 5e position et Nîmes en 7e position. cf. Observatoire des inégalités).
Si « les Français ont un récit national de l’enracinement »[3], les Perpignanais ont un récit local du déchirement. La superposition de l’état politique clientélaire aux réalités délabrées de l’économie locale laisse la société dans des formes de décomposition que peu de villes françaises connaissent. Le particularisme géographique et sociologique de la cité catalane, avec ses marges sociales placées au cœur de la ville, renforce ce singularisme. Les ravages du chômage, de l’héroïne et du sida dans le village gitan de Saint-Jacques et ses périphéries rajoutent cette profondeur morbide aux divisions structurées de la société locale[4].
Les relations ethnicisées qui se jouent depuis qu’elles sont révélées aux acteurs, qu’elles sont manifestées par les politiques publiques de prévention, qu’elles se réfléchissent sur l’ensemble de la société locale, se répercutent moins comme des faits simples faits cumulés que comme des connaissances modifiant l’ensemble des rapports sociaux, désormais tous régis par la loi de l’ethnicité. Les groupes discriminés intègrent désormais leurs statuts de victime, d’agent ethnique, de masques qui les représentent plus qu’ils ne le sont vraiment et absolument ; la loi communautaire prévaut sur toutes les relations, faisant des oppositions entre les majoritaires et les minoritaires, mais surtout entre les minoritaires eux-mêmes. Le lendemain de la rixe ayant engendré les émeutes de 2005, les Maghrébins trouvaient dans leurs boîtes aux lettres des cités périphériques de Perpignan, notamment celle du quartier des Baléares, des tracts dénonçant « l’impunité » des gitans protégeant « l’enfant-roi, gâté à souhait », en référence au meurtrier, un jeune gitan, surnommé « ketchup-mayonnaise ». On y affirmait qu’après la mort de Mohamed Bey-Bachir s’était « tramé un sombre projet : abattre un [autre] Arabe »[5].
Autant dire que la question communautaire n’a pas le sens que l’on lui prête en France depuis la fin des années 1980. Ici, le drame se rajoute à la division. Les « émeutes » de 2005 ont révélé une volonté d’ajustement politique du système de rentes traditionnelles, par et vers une communautarisation redéployée à l’ensemble des groupes « difficiles » et visibles, mais aussi, à beaucoup de « communautés » revendiquant le seul statut de représentation sociale : les communautés religieuses, musulmanes, juives, protestantes, et plus accessoirement catholiques, se rendirent visibles[6] ; de même, que les « communautés identitaires », notamment, celle des rapatriés d’Algérie qui constituent, comme tout autour de la Méditerranée, un levier électoral encore plus qu’un levier économique. La rente communautaire semblait être une tradition « Alduyste », quand Paul Alduy façonnait la communauté gitane comme clientèle électorale, elle fut sous l’autorité de son fils, Jean-Paul Alduy un mode généralisé de fonctionnement électoral envers toutes les minorités. Les communautés façonnées par des intérêts locaux, fonctionnels, utilitaristes, et le plus souvent recentrés sur les solidarités de profits, inversent le rapport de grandeur et de teneur des relations sociales. Ici, le communautarisme est une socialisation structurelle de l’intime, et simultanément, une communautarisation d’intérêts privatifs de la solidarité.
L’invention de la communauté « arabe » ou maghrébine (dont on connaissait l’artificialité, tant les différentes communautés du Maghreb ou de Turquie ne s’assimilent que peu), venant s’opposer à la communauté gitane, et ainsi majoritairement, aux listes Alduystes. On retrouve une opposition territoriale dans la répartition des espaces de la ville, certaines rues du centre-ville devenant de véritables « lignes de front » depuis les événements de 2005 ; on retrouve également, une opposition identitaire comme le fait divers lançant les émeutes le démontrait. D’un autre côté, les communautés religieuses et identitaires revendiquaient leur existence dans l’espace public, au titre que les plus démunis existent en société représentée, sur la base d’un des principes de notre « modernité tardive » qui fait que ce dont bénéficie les plus démunis peut aussi profiter aux nantis, et que nul ne peut contester la légitimité de revendications religieuses et identitaires : des conflits d’intérêts ordinaires deviennent alors l’enjeu concurrentiel d’un tout victimaire.
Deux événements en attestent : les luttes mémorielles au moment de la création du monument commémoratif du camp de Rivesaltes par le Conseil général des P.-O., courant 2005, entre la communauté juive, les représentants isolés des victimes espagnoles de la « Retirada », et les représentants encore plus isolés des victimes rapatriés des supplétifs de l’armée coloniale d’Algérie, les harkis. Par ailleurs, d’autres événements, en filiation et en tension, comme la construction d’une mosquée dans les quartiers nord de la ville, courant 2005/2006, et, à la même période, l’érection d’un mur et d’un musée célébrant la présence coloniale française en Algérie[7], ont attisé l’esprit identitaire des communautés à s’opposer symboliquement les unes contre les autres, à distance, par lieux de mémoires interposés.
Notes
[1] « Niveaux de vie et pauvreté en France : les départements du Nord et du Sud sont les plus touchés par la pauvreté et les inégalités », INSEE Première, N° 1162 – octobre 2007.
[2] Henri Solans, Essai sur l’économie des Pyrénées-Orientales, Le Publicateur, 1993.
[3] Dominique Schnapper, La République face aux communautarismes, Études 2004/2, Tome 400, p. 178.
[4] Alain Tarrius, Fin de siècle incertaine à Perpignan. Drogues, pauvreté, communautés d’étrangers, jeunes sans emplois et renouveau des civilités dans une ville moyenne française, Perpignan, Trabucaire, 1997, p. 21 et s.
[5] Ces tracts sont signés d’un « collectif spontané, populaire et citoyen » intitulé RésistanceS, un micro mouvement mi-gauchiste, mi-identitaire musulman.
[6] On peut ainsi comprendre beaucoup mieux le lancement de la politique communautaire de Nicolas Sarkozy, dont Perpignan semblait à ce moment devenir l’un des laboratoires politiques. cf. Le Monde, Jean-Baptiste de Montvalon, « M. Sarkozy : les communautés, c’est moi », 08/03/2006. cf. L’indépendant, « Sarkozy : neuvième visite en 7 ans à Perpignan », 11/01/2010.
[7] La Semaine du Roussillon, Isabelle Goupil, « Mémoire des pieds-noirs / Polémique autour du musée », du 8-14 février (N° 562). New York Times, Michael Kimmelman, « In France, a War of Memories Over Memories of War », 4 mars 2009.