Retour sur les imaginaires raciologiques

Source : oeuvre de Jonathan Ducruix
L’Imaginaire raciologique en France et Russie XIXe-XXe siècle, publié aux Presses Universitaires de Lyon cette année sous la direction des universitaires Sarga Moussa et Serge Zenkine, est passionnant à plus d’un titre : premièrement, il s’agit d’un travail pluridisciplinaire (histoire, science politique, littérature) qui offre une vision complète du sujet, sur lequel nous reviendrons bientôt ; deuxièmement, il s’agit d’un travail plurinational (France, Russie, États-Unis, Allemagne, Argentine). Le comparatisme est donc de mise.
Les maîtres d’œuvre de cet ouvrage se proposent de traiter de l’imaginaire raciologique en France et en Russie entre le milieu des années 1850 et le début du XXe siècle, c’est-à-dire d’analyser les origines de la pensée raciologique dans ces deux pays.
Le discours raciologique en Russie est très mal connu en France. Il reste confiné dans le domaine de spécialité des russologues. Un ouvrage en français était donc attendu, d’autant que ce type de publications est rare dans les parutions universitaires françaises.
Si tous les chapitres sont intéressants, certains le sont encore plus à nos yeux : ceux de Marlène Laruelle (« Race et culture. Les nouvelles formes du racisme en Russie »), Constantin Bogdanov (« La Race, la Russie et le Dieu Râ : l’étymologie du racisme, le cas russe »), Victor Shnirelman ( « Les « Slavo-Aryens : un ésotérisme à la russe ») ; Ilona Svetlikova (« Symbolisme “aryen” vs idolâtrie “sémitique” : le Symbolisme d’Andrei Biely ») –ce chapitre soulève une question très intéressante sur la réception de thèses de Houston Chamberlain en Russie–, et enfin, le texte d’Ilya Kukulin (« Une égalité inquiète : la transformation des discours raciaux et ethnicistes dans la science-fiction soviétique, 1929-1989 »), qui montre comment ces thèses ont été utilisées par les autorités soviétiques, comment elles ont perduré et comment elles se sont transformées dans la culture populaire, en l’occurrence la science-fiction.
L’autre grand point fort de cet ouvrage est la mise en lumière de l’influence des thèses ésotérico-raciologiques sur la Russie contemporaine proposée par plusieurs articles (ceux de Laruelle, Bogdanov, Shnirelman, Kukulin). En effet, cet aspect est trop peu connu aujourd’hui, malgré la célébrité mondiale d’Alexandre Douguine, l’un des représentants de ce courant politico-ésotérique.
Si nous insistons sur la partie russe de cet ouvrage, nous n’en oublions pas cependant le versant français. Les chapitres sont très éclairants sur certains aspects du discours raciologique français, en particulier ceux énoncés par des personnalités progressistes : Saint-Simon (Philippe Régnier, « L’abbé Grégoire, Saint-Simon et les saint-simoniens, entre droits de l’homme et prise en compte des altérités dites “raciales” ») et Louise Michel (Claude retat, « Vie, mort et vie future : Louise Michel »). Enfin, le chapitre d’Urs Urban (« “Ceci n’est pas un Juif” : déconstruction de l’imaginaire raciologique dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell ») sur la polémique née de la parution des Bienveillantes de Jonathan Littell est une excellente synthèse permettant au lecteur de comprendre les enjeux historiques de ce roman, accusé parfois d’être complaisant vis-à-vis du nazisme.
Un bémol majeur néanmoins à cet excellent ouvrage : Victor Shnirelman ne prend pas en compte les travaux universitaires sur l’ésotérisme (Hanegraaf, Faivre, Laurant, Sedgwick, von Stuckrad, Introvigne, etc.) et sa définition, trop réductrice et limitée, s’en ressent : le terme ésotérisme apparaît au début du XIXe siècle, mais son contenu apparaît dès la Renaissance et ne cesse de s’enrichir au fil des siècles. L’auteur assimile l’ésotérisme à la pensée de la Russe Helena Petrovna Blavatski, qui ne fit que compiler des thèses ésotériques formulées par d’autres. Quoiqu’il en soit, au-delà de ce chipotage de spécialiste, nous conseillons vivement cet ouvrage car il offre de nouveaux éclairages historiques qui enrichiront l’histoire des idées.
Serge Moussa & Serge Zenkine (dir.), L’Imaginaire raciologique en France et en Russie. XIXe-XXe siècles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2018.