Qu’est ce que le fascisme ?
Comment comprendre le fascisme ? C'est un objet souple, fluide. Sans texte fondateur ni dogme, il a pu, selon les nécessités de l’instant, prôner en matière économique et sociale aussi le bien la non-intervention de l’Etat que le dirigisme. Le définir a donc toujours été un défi. Le fascisme se veut hors de définition, il refuse d’être un « isme » comme les autres : Mussolini invente le terme mais quand on lui demande ce qu’il recouvre il répond que la doctrine du fascisme c’est le fait, son programme de gouverner l’Italie. Or, définir un sujet, c’est poser une problématique, décider de limites, affirmer un point de vue. Selon la définition que l’on choisit se transforment l’objet historique, son analyse, la réalité même qu’on lui prête. Ainsi, le terme « fascisme » ne se limite pas à l’Italie du Duce. Pour les historiens, il est souvent question des fascismes : le cas transalpin, le nazisme, des mouvements et partis français, roumain, croate, etc., certes constitués par imitation globalement, mais en intégrant des traditions propres.
Un florilège d’interprétations et de représentations a donc existé quant à ce phénomène, plus ou moins scientifiques et rationnelles. Les suivre et les décortiquer est à la fois une manière de comprendre le fascisme et d’interroger ces représentations pour comprendre ce qu’elles signifient par-delà leur objet.
Le fascisme sur l’échiquier politique
Le positionnement du fascisme sur l’axe droite-gauche sert à un nombre conséquent de polémiques. L’ambiguïté a à voir avec la naissance du phénomène. Le mot fascisme est dérivé de la fondation du premier faisceau par Mussolini à Milan le 21 mars 1919. S’y trouvent des nationalistes d’extrême droite, des syndicalistes révolutionnaires, des rescapés de l’interventionnisme de gauche qui voyaient dans l’entrée en guerre de l’Italie la première phase nécessaire de la révolution, des futuristes (artistes avant-gardistes ne jurant que par le culte de la modernité technique, de l’élan vital, de l’activisme irrationnel et du nationalisme agressif, et de la guerre comme mode indispensable d’expression de tout cela).
Dès le départ il s’agit d’un mouvement d’extrême droite certes mais d’une extrême droite atypique. Son nom correspond à cette ambiguïté. Le faisceau était chez les étrusques un symbole punitif, il devient un symbole d’autorité à Rome, puis d’unité. Il est repris par la Révolution Française pour laquelle il symbolise ce rapport de l’autorité et de l’unité des masses. C’est donc à gauche que cette image revient en Italie durant le XIXè siècle, les syndicalistes-révolutionnaires y créant des fasci entre les années 1829 et 1895 essentiellement. Mais ils ne sont pas les seuls. Les industriels du nord de l’Italie poussent à une guerre douanière avec la France qui lamine les paysans du Sud italien. Sous l’effet de l’exaspération les ouvriers agricoles de la région de Palerme s’organisent en 1893 en « faisceaux » qui provoquent des manifestations violentes, incendient des bâtiments publics. Ces faisceaux viennent ainsi compléter le phénomène violent qui frappe la Sicile depuis le début du XIXè : les squadre, des bandes armées, composées de paysans et artisans, qui, sous l’égide d’un chef, se louent à des notables siciliens (et sont, pour partie, à l’origine de la Mafia). A partir de 1915, dans la perspective de l’union du pays en guerre, le mot commence à être utilisé par des nationalistes italiens d’extrême gauche (Mussolini). Mais en France dès la fin du XIXè,le mot avait été récupéré par l’extrême droite, et dans l’Italie du début du siècle il commence aussi à être utilisé par la droite nationaliste.
En somme, en partant ici de l’histoire du mot, on arrive très naturellement à cette alchimie politique très particulière qui veut dépasser le nationalisme et le socialisme classiques en usant pour premier moyen de la violence et de la glorification de l’italianité, d’un sentiment ethnique. Sa première expression violente essentielle dans la marche vers le pouvoir, c’est le squadrisme, terme qui renvoie à la pratique des équipes fascistes (squadre, le terme est repris) qui font régner la violence. Le squadrisme est une action-directe antisocialiste. Il s’agit donc d’allier une revendication populaire et révolutionnaire à une action contre-révolutionnaire et une pensée d’extrême droite. C’est un contre-coup direct de la Révolution d’octobre et un effet de miroir. C’est en conséquence de 1917 que l’extrême droite européenne passe d’un discours prônant le rétablissement d’un ordre conservateur ancien à un discours qui se dit « révolutionnaire » et prône la création d’un « homme nouveau ».
Le fascisme comme césarisme ultra
Au départ Mussolini n’est qu’un membre du Comité Central des faisceaux de combat, ce n’est en rien l’homme du slogan « le Duce a toujours raison ». De même, l’obéissance n’est pas au départ entendu comme un aveuglement. Le programme de 1919 réclame le droit de vote et l’éligibilité des femmes. Cela reste une revendication des femmes fascistes jusqu’à ce que Mussolini supprime le parlementarisme en 1926 (le droit ne sera reconnu en Italie qu’en 1946). C’est justement ce point du culte du chef qui a le plus souvent permis d’user du mot « fascisme » de manière passe-partout et péjorative. Ainsi, en France, les affiches gaullistes et communistes se renvoyaient l’épithète de fasciste (en particulier en l’attaquant sur la thématique du culte du chef militaire ; L’Encyclopédie soviétique définissait ainsi de Gaulle comme « général fasciste »).
Cette vision des masses et de leur rapport au Chef a pu même produire des problèmes historiographiques. Ainsi l’historien italien Renzo de Felice a-t-il fait scandale en Italie en publiant une biographie de Mussolini en deux tomes en 1974 et 1975. Jusque là le consensus historique italien affirmait que le fascisme avait été une dictature imposée par un groupe d’aventuriers : les Italiens étaient censés n’avoir aucunement adhérés au régime et à son idéologie. Le poids des idées marxistes faisaient qu’il était inacceptable de considérer que les prolétaires aient pu adhérer au fascisme : seul était en cause le Grand capital. Or Renzo de Felice a montré l’adhésion des masses au fascisme, le fait qu’elles crurent très longtemps en son idéologie et la portèrent. Il a été accusé d’être lui même un fasciste, de chercher à le réhabiliter. Si les réactions furent si violentes c’est aussi qu’il soulevait, sans l’avoir voulu, un problème : si les masses avaient adhéré au fascisme elles pouvaient adhérer au néo-fascisme, or l’extrême droite néo-fasciste avait alors connue une montée électorale. On considéra donc que les ouvrages de De Felice signifiait aussi la possibilité d’un retour du fascisme et « malheur au porteur de la mauvaise nouvelle » accusé de chercher à la provoquer en légitimant la propagande néo-fasciste. En France, au début des années 1970, les étudiants maoïstes, perturbaient les cours du « fasciste » Marc Ferro : parler du fascisme autrement qu’en jugement moral était se disqualifier. Aujourd’hui encore il est possible d’être soupçonné quand on s’intéresse aux fascismes, quant on travaille sur l’adhésion à ceux-ci. Ne pas travailler sur telle ou telle victime en lieu et place serait le signe d’une fascination.
Par-delà les polémiques, De Felice a imposé une grille analytique aux historiens : la distinction entre fascisme-mouvement, au discours révolutionnaire et recrutant dans les classes moyennes, et fascisme-régimes, jouant le jeu des forces conservatrices et des élites traditionnelles. Ce distinguo est fondamental pour comprendre le fascisme et ses contradictions externes. Il amène aussi à comprendre un autre point que soulève De Felice : le fascisme n’est en rien, même dans son fonctionnement d’Etat, monolithique. Il y a de nombreux fascismes, de nombreux fascistes, et bien moins que d’être un César-Dieu le Duce est celui qui ordonne et équilibre la dialectique entre ces forces en étant leur élément commun et leur arbitre reconnu.
Le fascisme comme idéal-type
La méthode de l’idéal-type fut mise au point par Max Weber. Il s’agit d’une construction intellectuelle obtenue en accentuant des éléments de la réalité historique de façon à obtenir un tableau idéal qui ne correspond à aucune réalité empirique. Sont ensuite comparés l’objet produit et le sujet historique étudié, ce qui permet de saisir les spécificités de ce dernier. Pour le cas du fascisme, l’historien suisse Philippe Burrin a ainsi dressé un idéal-type basé sur son expérience historique en Italie. Il définit donc comme suit l’idéal-type fasciste : irrationalisme ; nationalisme ethnique ; impérialisme ; rassemblement national ; unification et mobilisation de la population sur des valeurs de foi, de force et de combat ; communauté inégalitaire ; militarisation de la société afin d’assurer le projet impérialiste. Cette vision provient de la société de la Grande Guerre, et il s’agit bien de parvenir, avec le fascisme, à ce que la communauté nationale soit soudée en temps de paix comme elle l’est en temps de guerre. La seule allégeance socialement admise est celle au Chef qui personnifie et le Peuple et la Nation. La ferveur et l’enthousiasme dans la soumission à ce Chef sont obligatoires. L’enthousiasme est préservé et amplifié par une théâtralisation de la politique. Celle-ci exalte les valeurs irrationalistes : héroïsme de la jeunesse, instinct guerrier, etc. Ces valeurs dotent le fascisme d’une impulsion anti-bourgeoise mais le bourgeois n’est pas, comme chez les marxistes, le propriétaire des moyens de production, mais l’incarnation d’un mode vie sédentaire, hédoniste, égoïste.
L’usage de cet idéal-type permet de discriminer les idées, régimes et mouvements, et d’ainsi mettre au clair ce qui est souvent flou pour nombre de citoyens : les limites du fascisme. On voit de la sorte immédiatement que Vichy n’est pas fasciste puisque le régime est dénué de tout impérialisme, alors qu’Hitler correspond à une vision extrême de ce schéma, ne fixant aucune limite à son impérialisme en déclarant « tout être tend vers l’expansion et tout peuple vers la domination mondiale ». Par ailleurs, ce choix de méthode permet de récuser l’analyse du politologue israélien Zeev Sternhell qui considère que le fascisme naît au XIXè dans la société française contestant le système républicain, mais elle permet en revanche d’user du terme de fascisme pour des phénomènes politiques postérieurs à 1945 (ce que récusent vertement nombre d’historiens allemands, par exemple Ernst Nolte). Sont ainsi brisées les illusions chronologiques.
Le fascisme éternel
Umberto Eco, entre autres, a poussé le raisonnement jusqu’à son maximum : il existerait un fascisme dans l’Eternité, l’Ur-fascisme, une puissance de combat contre la liberté et le progrès, qui traversait toute l’histoire sous différents noms mais qui serait toujours le fascisme. Le philosophe Karl Popper a lui ramené l’histoire de l’humanité au combat entre deux modèles sociaux qui seraient toujours présents et dont le combat serait le moteur de l’histoire. Ici l’histoire commence au Vèsiècle avant notre ère en Grèce. Jusque là les hommes s’organisent en société tribales, unifiées en leur sein jusqu’à l’uniformité de ses membres soumis à leur chef. Mais à cette date provint le siècle de Périclés, Athènes et toute la révolution qu’elle représente. L’histoire se déroule alors : contre Athènes, Sparte, contre la République, le fascisme. A chaque fois, aurait lieu le combat entre la « société ouverte », prête aux libertés, aux débats contradictoires, au cosmopolitisme sous toutes ses formes (intellectuelles, culturelles, relationnelles), et la « société fermée » d’autre part. Le danger de l’usage social de cette modélisation peut alors être celui d’un usage politique manichéen ; ainsi dans notre temps on aurait la « société ouverte », la démocratie de marché mondialisé, et la « société fermée », l’islamisme – que l’on pourrait donc assimiler sans ambages au nazisme, autre « société fermée », et on revient à la fermeture de toute perspective analytique.
Si on sort de cette perspective de philosophie appliquée au passé pour en faire le moule du présent, cette modélisation peut devenir un formidable instrument de manipulation de la complexité des phénomènes sur le thème de l’affrontement de l’axe du Bien et de l’axe du Mal. Ainsi en France la reconversion de l’étudiant en géographie Alexandre del Valle de la mouvance völkisch au néo-conservatisme s’est-elle basée sur une assimilation grossière du stalinisme, du nazisme et de l’islamisme. L’indigence intellectuelle et l’inculture historique de ces conceptions sont accablantes, mais le créneau lui a ouvert nombre de colonnes (Le Figaro, Outre-terre, Israël Magazine, etc.). Dans un discours faussement universitaire, toutes les fautes méthodologiques sont permises. L’assimilation (alors qu’en histoire il est question de comparaison) permet d’ergoter sur un fumeux « troisième totalitarisme » (l’auteur omettant le fascisme italien dans son aventure éristique). Puisque les éléments n’ont aucun point commun entre eux, les adeptes de cette théorie en sont réduits à réviser le nazisme en le ramenant à l’antisémitisme, l’islamisme à l’antijudaïsme, et à tracer un signe d’égalité entre ces deux vides. Cela arme idéologiquement de très nombreux sites internet, mais dans une faculté d’histoire ne mérite pas mieux qu’un zéro pointé.
Le fascisme et les racismes
Le fascisme est il un antisémitisme traduit en doctrine politique comme on le laisse parfois entendre aujourd’hui ? Non. Si l’antisémitisme est au cœur même du projet et de la doctrine nazis, Mussolini n’est au départ pas plus antisémite que philosémite, il n’a tout simplement que peu à faire d’une telle question. Par rapport à la question du sionisme, son attitude n’a rien d’idéologique mais est purement pragmatique : entre 1926 et 1932 il ne cesse de soutenir vigoureusement la cause sioniste (pour déstabiliser la Grande Bretagne) mais en 1937 il se découvre proche de l’Islam et antisioniste, voulant se rapprocher du monde arabe dans sa perspective de voir l’Italie redevenir la grande puissance méditerranéenne. Au début des années 1930, la proportion d’Italiens juifs membres du Parti National Fasciste est supérieur à cette même proportion dans la totalité de la population italienne. On peut alors être juif et fasciste, fasciste et philosémite, etc. La situation change ensuite totalement. L’évolution est due aux élites du fascisme qui admirent le nazisme et tendent à récupérer son antisémitisme fanatique.
L’antisémitisme s’intègre à partir de là dans le cadre raciste du fascisme qui a toujours considéré que l’homme blanc jouit d’une suprématie naturelle sur les autres races. La législation antisémite en Italie (1938) est d’ailleurs consécutive de l’adoption de mesures racistes à l’encontre des Noirs (1936) dans l’Ethiopie conquise : c’est dans ce contexte général de ce qu’on nomme « l’hygiène de la race » qu’elle s’inscrit, elle n’est pas l’axe idéologique comme dans le nazisme. Malgré l’adoption d’une législation antisémite, malgré une propagande antisémite qui va devenir de plus en plus féroce avec la guerre, malgré la participation de l’Etat italien à l’organisation de l’extermination de masse, le mouvement fasciste peine à se convertir à l’antisémitisme et à sa mue exterminatrice. Bon nombre de dirigeants fascistes sont outrés des mesures antisémites et estiment qu’elles les déshonorent.
Pourtant tous les mouvements fascistes européens ont été antisémites (dont l’italien donc). Cela s’intègre à une hyper-valorisation de la communauté basée sur des critères juridiques et/ou ethniques qui réclame de définir qui en est exclu. Maurice Bardèche, l’inventeur du négationnisme, se définissait comme fasciste mais quand il écrivait des livres doctrinaires il ne reprenait pas ses fadaises négationnistes. A propos du judéocide, il écrivait ainsi qu’il fallait en tirer la leçon historique : « il peut exister des fascismes modérés », antisémites, avec une politique antisémite, mais non exterminatrice. La focalisation sur la question de l’antisémitisme est due à notre représentation d’aujourd’hui, découlant de l’effroi face à Auschwitz. Elle introduit une confusion entre le nazisme comme « fascisme radical », pour reprendre une formule de Philippe Burrin, et le fascisme lui-même. La politique antisémite devient le seul critère historique retenu, ce qui rend incompréhensibles fascisme et nazisme, ne devenant qu’une explosion de haine homicide barbare.
Le fascisme comme culture
Pourtant, cette pensée d’un « fascisme éternel » s’est nourrie des (excellentes) analyses historiques sur le fascisme comme culture et non comme simple lieu politique. L’Américain George Mosse a ainsi travaillé à la question du fascisme comme religion civile, l’Anglais Roger Griffin a un fascisme comme mobilisation palingénésique, le Français Pascal Ory a un fascisme comme naturisme radical. La perspective d’un « fascisme générique », identifié en tant que vision du monde a permis d’affiner considérablement notre compréhension du phénomène.
Cependant, il est certain que le tout culturel peut nous amener à surestimer des éléments. Qu’est ce qui fait le nazisme, ce qu’il emprunte au romantisme allemand du XIXè ou sa capacité à assassiner des millions d’individus ? Ce qui fait la particularité historique des fascismes-régimes c’est d’avoir donner à une idéologie sectaire destinée initialement à une marge fanatique les moyens de l’Etat, telle qu’a su le montrer le Français Louis Dupeux. Ce qui fait le fascisme c’est cette concordance entre l’idéologie irrationnelle de la force et les moyens de l’Etat de la déployer. La spécificité historique réelle des fascismes amène en ce cadre à les considérer comme on ne considère nul autre événement historique. Comme le fait remarquer l’Italien Gentile, personne n’a jamais cherché un « bolchevisme générique » ou un « jacobinisme générique ». C’est ce qui a poussé l’historien américain Robert Paxton a privilégier « le fascisme en actions », une analyse empirique.
Le fascisme et le capital
Cette quête de permanence culturelle historique d’un phénomène pourtant si aisément daté, surgit surtout dans les années 1970, quand le logiciel marxiste s’effondre. Le « tout culturel » vient ainsi prendre la place du « tout est politique » tout en conservant le schéma d’un grand dessein historique à l’œuvre. Il était devenu patent que l’analyse marxiste du fascisme avait échoué. Marx et Engels écrivent comme première phrase du Manifeste du parti communiste (1847) que « L’Histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes ». Les marxistes ont donc tenté d’interpréter le fascisme selon ce dogme premier. Le fascisme ne serait qu’une réaction du Capital, une dictature ouverte et non « douce » comme celle des démocraties bourgeoises. Le Grand capital utiliserait le fascisme afin de pouvoir écraser le mouvement révolutionnaire prolétarien. La naissance de la conscience révolutionnaire du prolétariat ne rendrait plus possible la dictature douce, celle des démocraties reconnaissant des libertés formelles pour asservir la classe ouvrière. Avec le fascisme, le Grand capital s’appuierait sur les classes moyennes, la petite bourgeoisie, paniquées par la crise du capitalisme. Abattre le fascisme ce serait donc abattre le Capital, et, durant un temps, s’allier à des socialistes ce serait donc s’allier aux fascistes. La montée apparente des forces contre-révolutionnaires ne serait que l’ultime soubresaut du capitalisme et donc le signe de l’avènement très proche du communisme.
C’est cette définition du phénomène historique qui explique pourquoi les communistes ont refusé la jonction anti-fasciste avec les socialistes. C’est-à-dire que la réflexion sur la définition historique a abouti à un événement historique majeur : l’absence d’une opposition unifiée aux forces fascistes. Certains communistes ont même considéré que le fascisme était positif en tant qu’il représentait le stade final de la dictature capitaliste, et qu’il accélérait, de par sa répression anti-communiste, la prise de conscience du prolétariat. De manière dialectique le fascisme ouvrirait donc la voie à la dictature du prolétariat (telle est la position de la Pravda en 1933). Ceci va de pair avec l’affirmation de la fonction messianique anti-fasciste du prolétariat qui amène à un véritable aveuglement face au phénomène. En particulier, les marxistes se refusent à comprendre comment le discours socialisant des fascismes et la rhétorique antisémite peuvent séduire dans les masses ouvrières.
Le point de vue des marxistes c’est ne considérer que les fascismes-régimes, refuser de voir les fascismes-mouvements et ne pas voir le fascisme comme la dialectique qu’il est mais tel un bloc monolithique. Rappelons qu’au congrès de Vérone, qui se tient à la mi-novembre 1943 et où se décide l’orientation du régime, Mussolini note que « Les tendances les plus étranges s’y sont manifestées, dont certaines à la limite du communisme. Quelqu’un a demandé l’abolition, pure et simple, du droit de propriété ! Nous pourrions nous demander, en voyant cela, pourquoi nous avons lutté pendant vingt-cinq ans contre les communistes ! ».Le fait de refuser de voir la différence entre fascismes-régimes et fascismes-mouvements sert à éviter de mettre en cause la théorie au détriment de la compréhension du phénomène.
Le fascisme comme totalitarisme
Le terme « totalitaire » fut d’abord utilisé par les ennemis de Mussolini entre 1923 et 1925, avant que ce dernier n’instaura sa dictature, puis revendiqué par lui quand il déclare que « pour le fascisme, l’Etat est l’absolu devant lequel les individus et les groupes ne sont que le relatif. Individus et groupes ne sont concevables que dans l’Etat ». L’Etat fasciste italien est ainsi le seul à avoir revendiquer cette appellation de « totalitaire ».
Etat omniprésent, parti unique, culte du chef, massacres de masse : ce sont là des points communs entre fascisme italien, national-socialisme et stalinisme. Aussi un débat est-il né très tôt quant à leur éventuelle même nature, débat relancé il y a dix ans par Le Livre noir du communisme. L’un des premiers a avoir fait ce parallèle est un philosophe allemand d’extrême droite Moeller van Den Bruck. Il écrivit dans les années 1920 que chaque nation aurait son « socialisme national », pour les Russes le bolchevisme, pour les Italiens le fascisme. C’était là un jugement laudatif. Dans les années 1930, ce sont partout en Europe les membres de la droite modérée qui estiment que URSS et TroisièmeReich ne sont que les deux faces d’une même pièce. La signature du pacte germano-soviétique leur paraît confirmer cette hypothèse. Ce sera aussi un des grands thèmes de propagande anti-communiste de la guerre froide, tandis que la théorisation du phénomène totalitaire, englobant nazisme et stalinisme, est le fait d’Hannah Arendt, dans Les Origines du totalitarisme (1951). Pour elle le totalitarisme correspond au IIIe Reich et à l’URSS à la fin des années trente – elle exclue donc le fascisme italien, elle le considère comme une dictature ordinaire simplement car elle ne le connaît guère. A côté d’éléments historiquement très critiquables, Arendt procède à une déconstruction de quelques représentations, soulignant comment l’Etat totalitaire n’est pas une pyramide avec son chef à son sommet, n’est pas le monolithisme, mais la profusion de structures rivales (Etat / Parti ; milice / police ; etc.) qui empêchent l’existence d’un véritable Etat stable, et permet au totalitarisme d’entamer une course de transformations, une dynamique, afin de faire toujours plus correspondre le réel à ses intentions, à son idéologie.
Ces dernières années, l’attention des observateurs paraît s’être déplacée de l’observation du Chef à celle des victimes. Or, il s’avère justement que ces dernières soulignent les grandes différences entre les régimes. Le nazisme élimine les êtres qu’il trouve indésirables dans son ordre nouveau (juifs, tziganes, homosexuels, slaves, etc.) mais il ne traque pas ceux qu’il estime aptes par nature à appartenir à ce nouveau monde. Le stalinisme consiste essentiellement à éliminer tout ceux qui, certes de manière infinitésimale, contestent ou pourraient très éventuellement gêner l’ordre établi. Par exemple, avant le début de la guerre 435 000 civils d’origine polonaise sont déportés ou internés ainsi que 1 200 000 soviétiques d’origine allemande, 200 000 de ses derniers meurent durant le trajet vers la Sibérie, etc. Il n’y a là aucun projet idéologique raciste : c’est l’élimination de citoyens qui pourraient gêner l’Etat en ayant des sympathies pro-allemandes. L’Etat se simplifie la tâche en éliminant et déportant en masse de manière utilitariste. En ce qui concerne les camps de travail le taux de mortalité moyen durant cette période y est de 10% pour l’URSS contre entre 60 et 100% pour les nazis. La brutalité stalinienne se fait d’abord à l’encontre de la société soviétique : il s’agit d’éliminer tout ce qui pourrait très éventuellement nuire à la stabilité du pouvoir étatique. La violence nazie, elle, n’est que peu une violence terroriste contre la société allemande : elle n’est pas une répression préventive de sa population mais une volonté d’extermination des groupes humains jugés indignes de vivre dans l’ordre nouveau planétaire.
Le concept flou de totalitarisme tend ainsi à transformer la complexité des faits historiques en supercherie de l’arithmétique. S’il existe bien des parentés entre les régimes soviétiques et nazis (monopole d’une idéologie d’Etat, embrigadement de la population, violence de masse, mythe du chef, etc.) leur assimilation au nom de la mathématique homicide, comme cela est souvent fait depuis quelques années, est un non-sens historique. Cette assimilation peut se faire dans un cadre moral, philosophique, mais non historique Ou du moins : le concept de totalitarisme doit, comme tout concept en histoire, s’utiliser en tant que moyen parmi d’autres. Les rapprochements entre le fascisme italien, le nazisme, le stalinisme, nous parlent d’un moment de l’Europe et d’un moment de l’Etat et de son usage de la technologie. Leurs concordances nous parlent d’un moment de l’histoire de la modernité. Qu’est ce que le totalitarisme sinon la volonté que l’Etat représente le peuple tout entier, radicalisant ainsi les principes de représentativité de la société par l’Etat ? C’est l’histoire contemporaine elle-même qui est ici mise en question. C’est aussi notre histoire à venir qui peut se dessiner quant à ces principes : savoir représenter une société sans s’adonner aux crimes contre l’humanité. Là où l’usage vulgaire du mot « totalitarisme » est fait pour nous rassurer sur la mort de la bête immonde, l’idée qu’il s’agisse d’un « système » montre la complexité du fonctionnement et son potentiel devenir.
En ce qui concerne le fascisme on peut certes s’approcher d’une définition, mais le mieux peut aussi être de suivre Emilio Gentile quand il déclare s’en tenir à cette formule d’un intellectuel italien écrivant en 1938 « définir le fascisme c’est avant tout en écrire l’histoire. »