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Le Front National et les sondages : une prophétie auto-réalisatrice ?

Par Alexandre Dézé

Il faut commencer par rappeler que l’évaluation sondagière du potentiel électoral du FN a toujours posé problème. Pour une raison simple : les personnes interrogées par les instituts en face-à-face ou au téléphone ont généralement tendance à dissimuler leur intention de vote ou leur sympathie pour ce parti et ses représentants. De fait, comme a pu l’admettre Roland Cayrol, ancien dirigeant de l’institut CSA, les résultats bruts obtenus à l’issue des enquêtes sont « faux » (cité par Le Monde, 8 mars 2011). Ce qui implique de procéder à des opérations de « redressement », en appliquant un coefficient correcteur à la structure des répondants. Il reste qu’on ne sait pas grand-chose des modalités de ces opérations, sinon qu’elles suivent un certain nombre de « recettes » mais comportent également une « part de pifomètre » – selon les termes de Pierre Weil, ancien fondateur de la Sofres (cité par Le Monde, 9 mars 2011). Les estimations du potentiel électoral frontiste, qui sont généralement présentées comme le produit de calculs savants, relèvent donc en réalité d’opérations approximatives.

Ces difficultés ne sont pas nouvelles puisqu’elles se posaient déjà à l’époque où le FN était dirigé par Jean-Marie Le Pen. Les intentions de vote en faveur de l’ancien leader frontiste n’ont à ce titre jamais cessé d’être sous-évaluées (comme lors de la campagne présidentielle de 2002) ou surévaluées (comme lors de la campagne présidentielle de 2007). Aujourd’hui, les responsables d’instituts affirment que ce problème serait en grande partie résolu. Depuis l’élection de Marine Le Pen à la présidence du FN, les personnes sondées n’hésiteraient plus à déclarer leur soutien au parti d’extrême droite français. Pourtant, les estimations proposées par les différents instituts n’en demeurent pas moins imprécises : en septembre 2011, l’institut LH2créditait la présidente du FN de 12 % d’intentions de vote au premier tour de l’élection présidentielle, contre 15 % pour CSA et 19 % pour l’Ifop. En décembre 2011, l’institut LH2 accordait encore 13,5 % des intentions de vote à Marine Le Pen, contre 16 % pour CSA et 20 % pour l’Ifop[1].

Personne n’ignore ces problèmes et pourtant tout le monde feint de les ignorer. Pourquoi ? Parce que le Front national représente pour les instituts comme pour les médias un objet politique à forte rentabilité économique. Dans cette mesure, il est toujours intéressant de « sortir » un sondage annonçant que les idées du Front national progressent dans « l’opinion publique » ou que Marine Le Pen arrive en tête des candidats à l’élection présidentielle. Quitte à gonfler artificiellement l’ampleur du phénomène frontiste.

La construction sondagière du phénomène frontiste

La réalité sondagière du Front national, qui sert de plus en plus d’étalon pour apprécier sa réalité politique, est le produit d’une construction dont il importe de dénoncer les procédés abusifs. Le premier de ces procédés consiste à surévaluer les intentions de vote en redressant exagérément les résultats bruts recueillis à l’issue des enquêtes. Au début du mois de mars 2011, le journal Le Parisien publiait les résultats d’un sondage Harris Interactive plaçant Marine Le Pen en tête du premier tour de l’élection présidentielle de 2012 (avec 24 % d’intentions de vote), devant Dominique Strauss-Kahn (23 %) et Nicolas Sarkozy (20 %). Or ces résultats relèvent tout simplement de la pure fiction politique : non seulement parce que l’enquête est réalisée à treize mois du scrutin, à partir d’une liste arbitraire de candidats dont on ignore encore s’ils se déclareront (ou s’ils seront même en mesure de se déclarer…), mais en outre parce que la présidente du Front national ne recueille alors dans les sondages pas plus de 16 % d’intentions de vote en résultats bruts (soit un score déjà deux fois supérieur à celui de son père). Ce qui signifie que les 24 % qui lui sont attribués procèdent d’un redressement d’au moins 8 points ! Comment les a-t-on trouvés ? En les « prenant » à Dominique Strauss Kahn. Dans le sondage Harris Interactive, les intentions de vote en faveur de l’ancien candidat socialiste présumé apparaissent soudainement inférieures de 5 à 10 points par rapport aux estimations proposées par les autres instituts. Le 24 février 2011, CSA donnait « DSK » à 28 % et Marine Le Pen à 18 %. Le 14 mars, Ipsos donnait « DSK » à 33 % et Marine Le Pen à 19 %. Il est donc peu probable que le niveau d’intention de vote en faveur de l’ancien directeur du FMI ait brutalement chuté entre ces deux dates. D’après les résultats d’Ipsos, il aurait même eu tendance à augmenter.

Le deuxième procédé – tout aussi contestable – consiste à additionner des réponses a priori non additionnables. Le 9 janvier 2012, le journal Libération titrait en première page, sur la base d’une enquête réalisée par l’institut Viavoice : « 30 % [d’électeurs] n’excluraient pas de voter Marine Le Pen ». Mais en regardant le détail des chiffres en pages intérieures, que pouvait-on constater ? Que les 30 % annoncés résultaient en réalité d’un pourcentage cumulé de personnes ayant répondu qu’elles voteraient « certainement » (8 %), « oui, probablement » (10 %) et « non, probablement pas » (12 %) pour Marine Le Pen. Pour parvenir au score final de 30 %, on a donc estimé que les personnes déclarant qu’elles ne voteraient « probablement pas » pour Marine Le Pen avaient finalement autant de chances de le faire que celles qui avaient répondu « oui, probablement » ou « oui, certainement » ! À moins de considérer que les mots n’ont aucun sens ou que lorsqu’ils interrogés, les sondés n’attachent aucune importance à leur réponse, on voit mal ce qui peut autoriser de telles pratiques comptables.

Le troisième procédé – là encore discutable – consiste à privilégier une lecture orientée des résultats des enquêtes tendant à attester l’« inéluctable » progression du FN. Dans l’enquête Viavoice publiée par Libération (9 janvier 2012), on peut s’étonner par exemple que l’accent n’ait pas davantage été mis sur les 8 % (seulement) de personnes interrogées se déclarant certaines de voter Marine Le Pen. Et quitte à jouer sur le cumul de résultats non cumulables, on aurait pu tout aussi bien insister sur les 22 % de personnes interrogées se déclarant encore incertaines de voter pour la présidente du FN (soit 10 % de « oui, probablement » et 12 % de « non, probablement pas »). Ce même constat vaut pour l’interprétation qui a été donnée dans le journal Le Monde (12 janvier 2012) des résultats du baromètre d’image du FN réalisé par l’institut TNS-Sofres. Là encore, on a surtout relevé que le taux d’adhésion aux « idées » frontistes avait augmenté de 9 points entre janvier 2011 et janvier 2012 (passant de 22 % à 31 %), et que ce niveau était « supérieur à celui de 2002 ». Mais en élargissant la comparaison dans le temps, on aurait pu tout aussi bien indiquer que ce même taux s’élevait à 32 % en 1991 (soit un point de plus par rapport à 2012). Bien que sujet à des variations annuelles, le niveau d’adhésion aux idées du FN est donc plutôt stable sur le long terme ; il aurait même tendance à décliner si l’on se réfère à d’autres résultats de ce même baromètre, puisque les personnes interrogées se montrent davantage en « désaccord » avec les idées du FN en 2012 (62 %) qu’en 1984 (57 %). Il en va de même en ce qui concerne l’évolution du taux d’approbation des prises de position des leaders frontistes. Certes, la proportion de personnes approuvant le point de vue de Marine Le Pen sur la « sécurité » ou les « immigrés » a augmenté entre 2011 et 2012. Mais elle a également diminué par rapport à 2002, à l’époque où Jean-Marie Le Pen était encore président du FN : -5 points en ce qui concerne les positions sur la sécurité, – 2 points pour celles sur les immigrés. Ces résultats auraient peut-être gagné à être mieux soulignés. Quant à la perception du FN comme « danger pour la démocratie », le pourcentage de personnes interrogées considérant l’organisation frontiste comme tel a certes reculé de 17 points au cours de cette dernière décennie pour atteindre 53 % en 2012. On aurait là, selon Le Monde, « le marqueur le plus fort de la banalisation du Front national ». Pourtant, rapporté à son niveau de 1985, le résultat de 2012 est en augmentation de 3 points. Bien plus, le recul enregistré en 2012 sur cette question ne saurait s’expliquer par un « effet Marine Le Pen » puisqu’en 2010, c’est-à-dire avant que la nouvelle présidente du parti ne prenne ses fonctions, les personnes interrogées n’étaient déjà plus que 52 % à considérer le FN comme un « danger pour la démocratie » (soit un point de moins qu’en 2012). On peut donc penser qu’une autre lecture des résultats de ces enquêtes était possible, voire même qu’elle aurait été souhaitable.

La « banalisation » du FN : un mirage sondagier ?

On aura compris que les sondages réalisés par les instituts projettent une réalité tronquée du phénomène frontiste. Mais pour quelles raisons exactement ? En gonflant les scores du FN, les instituts s’offrent tout d’abord un accès facilité aux médias en leur donnant la possibilité de faire des « coups » éditoriaux. Il faut rappeler que les sondages politiques représentent entre 3 et 10 % du chiffre d’affaires des instituts, qui consacrent donc l’essentiel de leur activité à produire d’autres types d’enquêtes. La reprise et la diffusion médiatiques de ces sondages constituent par conséquent une opportunité exclusive de valoriser leur marque et d’accroître leur notoriété. Les résultats élevés du Front national dans les enquêtes électorales répondent ensuite à une deuxième finalité : ils sont utilisés par les responsables des instituts comme autant de preuves du bien-fondé de l’interprétation qu’ils cherchent à tout prix à imposer depuis 2011, celle de la « banalisation » du Front national. Marine Le Pen était à peine élue à la présidence du FN que certains dirigeants de ces instituts célébraient déjà les effets magiques de sa « stratégie de dédiabolisation ». Ainsi, en se basant sur les seuls résultats d’un sondage indiquant notamment que 52 % des personnes interrogées estimaient que le FN devrait être considéré comme « un parti comme les autres », Gaël Sliman, le directeur général de BVA-Absoluce, pouvait affirmer dès le mois de mars 2011 : « le pari de Marine Le Pen de dé-diaboliser le FN est atteint ». Aujourd’hui, cette lecture de la réalité frontiste est largement partagée, comme en témoignent les commentaires récents d’Edouard Lecerf, directeur général de l’institut TNS Sofres, à propos des résultats du baromètre d’image 2012 du FN : « le terme Front national est en train de se normaliser » ; « l’effet Marine Le Pen se confirme » (Le Monde, 12 janvier 2012).

Cette interprétation de l’évolution récente du Front national peut être contestée. Tout d’abord, il faut rappeler qu’elle n’est pas nouvelle. En décembre 2006, lors d’uneprécédente vague du baromètre TNS-Sofres sur l’image du FN, on pouvait déjà lire dans le journal Le Monde (15 décembre) : « La banalisation des idées de M. Le Pen le fait progresser. Depuis le début de l’automne, le président du Front national n’a cessé d’être encouragé par les sondages : les intentions de votes en sa faveur seraient, cinq mois avant l’élection présidentielle, à un niveau équivalent (17 %) à son score du 21 avril 2002. L’enquête annuelle réalisée par TNS-Sofres pour Le Monde et RTL sur l’image du FN permet de comprendre cette évolution. Elle confirme le succès de la stratégie de « dédiabolisation » encouragée par Marine Le Pen qui estompe les positions les plus extrémistes du FN (par exemple sur l’immigration) et promeut une image plus « comestible »notamment à droite »[2]. On sait ce qu’il est advenu du « succès de la stratégie de dédiabolisation » promue par Marine Le Pen : à l’issue du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, le leader historique du FN devait enregistrer son plus mauvais score pour ce type de scrutin depuis 1988. Quoi qu’il en soit, on aura noté que la  « banalisation » du Front national relève d’une histoire déjà ancienne. Et pour cause. Depuis sa création en 1972, le FN se trouve confronté à un double impératif stratégique : d’un côté, se « respectabiliser » dans le but d’élargir sa base électorale ; de l’autre, se « radicaliser » afin d’entretenir son atypicité politique. Cette logique prévaut également depuis que Marine Le Pen a été élue à la présidence du FN. Du côté de la « respectabilisation », la nouvelle leader frontiste a bien procédé à quelques ajustements discursifs et programmatiques ; elle a réussi à attirer au Front national de nouvelles recrues dotées d’un certain capital de légitimité (académique, médiatique ou politique) ; elle a fondé un think tank afin de montrer que le parti réfléchit avec sérieux aux questions sociétales, etc. Si tout cela n’a rien d’inédit (dans une même optique de « conquête du pouvoir », Bruno Mégret avait déjà mis en œuvre un dispositif stratégique similaire à partir de la fin des années 1980), il faut surtout remarquer que le Front national continue de camper sur ses fondamentaux (critique anti-système, préférence nationale, défense de la nation, immigration, insécurité, Etat fort… même le social ne saurait être considéré comme un thème nouveau puisqu’il fait partie du bagage programmatique du parti depuis le milieu des années 1990).

C’est que l’entreprise de « dédiabolisation » de Marine Le Pen comporte d’évidentes limites. Si le parti devait se « dédiaboliser », il risquerait de perdre l’une de ses principales ressources en politique. La « diabolisation » du FN n’est pas seulement le produit d’un travail de stigmatisation opéré par ses adversaires. Elle relève également d’une stratégie assumée de la part des responsables frontistes. Pour exister en politique, tout comme pour conforter la frange historique de ses soutiens, le FN doit continuer d’entretenir ce qui fait sa singularité, autrement dit sa radicalité.  Il suffit d’assister à un meeting du FN pour comprendre les logiques de cette nécessité et prendre la mesure de l’attachement affectif des frontistes à l’orthodoxie du parti. De ce point de vue, on peut affirmer que le Front national n’a pas changé : il n’est pas un « nouveau » parti depuis que Marine Le Pen en a pris la présidence[3].

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La banalisation du FN n’est donc pour l’heure qu’un mirage sondagier dont on aurait tort de sous-estimer les effets politiques. L’idée selon laquelle le Front national se serait « normalisé » semble de plus en plus s’installer dans « l’opinion publique » (alors même que cette normalisation n’est pas visible au sein du parti). Bien que contestable, cette lecture de la réalité frontiste présente l’intérêt, pour les instituts de sondages, de justifier les niveaux élevés d’intentions de vote prêtées à Marine Le Pen, tout en laissant à penser que ces niveaux sont encore susceptibles d’augmenter. Se dévoile ainsi la logique de production circulaire de ces résultats artefactuels, qui n’ont pas d’autre finalité qu’économique : les instituts surestiment d’une manière ou d’une autre les intentions de vote en faveur de la nouvelle présidente du FN ; ces estimations, au potentiel commercial intéressant pour les médias, sont interprétées par les dirigeants des instituts comme la preuve d’une banalisation du parti ; interprétation qui permet en retour de justifier une possible nouvelle hausse de ces intentions… et donc d’assurer un débouché médiatique à la production de nouvelles enquêtes. On ne saurait dès lors s’étonner des propos de François Miquet-Marty (président de Viavoice) à propos du potentiel électoral de Marine Le Pen : « Actuellement, on ne sait absolument pas quel est son plafond » (cité parLibération, 9 janvier 2012). Est-ce à dire que les sondeurs ignorent également où se situe son plancher ?

Notes

[1]   Les résultats de ces sondages électoraux sont également disponibles sur le site Internet http://www.sondages-en-france.fr qui les compile utilement à la rubrique « présidentielle 2012 ».

[2]  Nous avions déjà livré avec Jean-Louis Missika une lecture critique des résultats de ce baromètre dans un « Rebonds » publié en décembre 2006 dansLibération (« Ne pas gonfler l’effet Le Pen »).

[3]  Sur ces différents aspects, je me permets de renvoyer à mon livre : Le Front national : à la conquête du pouvoir ? Paris, Armand Colin, 2012. Voir également sur ce même sujet un « Rebonds » paru dans Libération en juin 2011 (« Le nouveau Front national l’est-il vraiment ? »).

Première parution : Alexandre Dézé, « La banalisation du FN, mirage sondagier », Médiapart, 14 février 2012.

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