Les Loups gris : un activisme ultra-nationaliste et transnational

Source : Flickr H. A. Kirsch
Guillaume Origoni consacre dans Slate un long article à l’histoire et l’actualité des Loups gris, en s’interrogeant au final sur les modalités répressives qui leur ont été récemment appliquées en France :
Le 2 novembre dernier, Gérald Darmanin a procédé à la dissolution des Loups gris en France à la suite d’une série d’actions violentes. L’initiative politique risque cependant de se heurter à une efficacité opérationnelle réduite.
S’attaquer aux Loups gris, sans mettre en cause les structures qui en sont porteuses tout en évitant de précipiter plus avant les relations diplomatiques tendues entre Paris et Ankara, constitue un véritable défi. Les Loups gris ne sont, in fine, que l’émanation d’une histoire, d’une vision et d’une doctrine qui dépasse le cadre strict de ses propres actions.
Si l’on veut comprendre à quelles fonctions répondent les Loups gris, il convient de pénétrer dans la psyché de la nation turque en plongeant dans les profondeurs de son ça.
La Turquie, de par son positionnement géographique, vit dans la crainte du «Big One» qui viendrait anéantir sa nation, son histoire et sa civilisation. Toutefois, la faille sur laquelle elle s’est développée et se tient désormais n’est pas géologique. Elle est avant tout culturelle et l’une des fonctions de la culture est d’avoir conscience de sa propre existence. Une fois cette conscience acquise, la culture doit permettre la subsistance.
Or la Turquie, qui était autrefois un empire, a toujours vécu à la confluence des deux mondes avec la peur de voir tout ou partie de son ontologie basculer complètement sur l’une ou l’autre de ses rives: Orient ou Occident.
Elle a également dû composer avec une crainte systématique des agressions extérieures, cette crainte a peu à peu construit un appareil d’État dans lequel la défense de l’intégrité territoriale et culturelle est devenue systémique.
Cette hantise de l’accident global, de l’effondrement imminent, Tancrède Josseran, diplômé en histoire de Paris-IV Sorbonne et attaché de recherche à l’Institut de stratégie comparée (ISC), la résume ainsi: «La disparition de l’Empire ottoman (1918) puis la menace soviétique ont ancré chez les Turcs l’idée que l’indépendance et la puissance n’étaient pas des faits acquis. Dès lors, s’impose la nécessité d’une organisation qui puisse assurer en toutes circonstances la continuité de l’État.»
À l’aube du XXe siècle, c’est l’Organisation spéciale (OS) qui assure cette fonction. Composée de militaires rompus aux techniques clandestines, l’OS conduit en 1913 des opérations commando, attise le soulèvement des minorités en Thrace égéenne (actuelle Grèce) et crée une République de Thrace occidentale dont le durée n’excède pas cinquante-six jours car, poursuit Tancrède Josseran, cette République «est en fait une monnaie d’échange destinée à obtenir le retour d’Andrinople sous giron ottoman. Cette expérience est révélatrice à plusieurs titres. Elle pose les balises d’un “service action” passé maître dans l’art du soulèvement des minorités turco-musulmanes.»
Ce service action a posé les bases des services de renseignement turcs qui, au cours du XXe siècle ont accompagné les bouleversements de la nation turque, tant dans la sécularisation progressive de sa société, que dans les chocs à répétition qu’elle a subis au travers des coups d’État en 1960, 1971, 1980, 1997, jusqu’à la dernière tentative avortée en 2016.
Cette paranoïa d’État, qui s’appuie sur la volonté de maîtriser les séparatismes ethniques, religieux ou culturels, reste l’une des matrices du nationalisme turc. La conception de la citoyenneté est en construction depuis la naissance de la République turque en 1923.
Ferhat Kentel, du département de sociologie à Istanbul Sehir University, parle de nationalisme traumatique» et explique à ce propos: «D’une certaine manière, le projet de citoyenneté a abouti, mais la nouvelle identité turque s’est elle-même ethnicisée face à l’idée d’un “danger” persistant venant de l’extérieur et trouvant des alliés à l’intérieur.»