En Bosnie, le triste jeu des réfugiés du camp de Vučjak
Posted le 24 décembre 2019 par guillaumeorigoni in Europe, Histoire, Méditerranées, Questions sociales
Le présent article a été publié par Slate le 4 décembre dernier. Il ne s’agit pas d’un travail scientifique et ne réponds donc pas aux contraintes méthodologiques inhérentes à ce type d’exercice. Il nous a toutefois paru utile de relayer ce document recueilli sur le terrain – en Bosnie Herzégovine – afin de faire le lien avec le travail de Abderahmen Moumen ou celui d’autres contributeurs réguliers de FTP, tels Jean-Pierre Bacot et Stéphane François.
Aux portes de l’Union européenne, un millier d’hommes vit dans des conditions déplorables en attendant une vie meilleure.
L’une des fonctions du journaliste est de rapporter les faits. Ici, au camp de réfugiés de Vučjak à la frontière bosno-croate, les faits sont faciles à décrire: 1.000 hommes y survivent dans une décharge à ciel ouvert. On chemine entre les tentes mises à disposition par la Croix-Rouge et le Croissant Rouge en passant d’un cloaque à l’autre, dans lesquels flottent des monceaux de plastique, de vêtements abandonnés et parfois de déjections humaines.
Le camp de Vučjak, situé à quelques kilomètres de Bihac, est du mauvais côté de la frontière, dans cette Bosnie qui n’a désormais que peu de chances d’intégrer l’Union européenne. La Croatie toute proche, membre de l’UE, reste donc l’objet de toutes les convoitises de ces naufragés sur terre ferme que sont les «habitants» du camp de Vučjak.
À côté des tentes fournies par la Croix-Rouge et le Croissant rouge, de nombreux campements de fortune sortent de terre en fonction de la densité d’êtres humains présents dans le camp. | Guillaume Origoni
«Vučjak, tout le monde s’en fout!»
C’est dans cette portion d’Europe que se termine en cul-de-sac la fameuse route migratoire des Balkans. Le camp de Vučjak est une verrue que personne ne veut voir.
Au contraire d’autres camps présents à Bihac ou dans ses alentours, celui-ci n’a pas d’existence officielle. Il a vu le jour à la suite d’une volonté d’éloigner les hommes du centre-ville, alors que les enfants, les femmes et les familles sont regroupées à Borici ou Bira.
Le gouvernement local a concentré ces hommes seuls sur les hauteurs de la ville dans une ancienne décharge. Vučjak n’est administré par aucune organisation gouvernementale ou non gouvernementale comme le sont les camps de Borici ou Bira, contrôlés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Le verdict de Selam Midžić, officier en chef de la Croix-Rouge de Bihac, est sans appel: «Vučjak? Tout le monde s’en fout!» L’homme a le regard à la fois dur et désabusé. Ses yeux en ont pourtant vu d’autres. Lamia, qui assure la traduction du serbo-croate à l’anglais, me dit: «Il avait arrêté de fumer depuis plusieurs années, mais, depuis Vučjak, il s’y est remis de plus belle.»
Selam lève les yeux du cendrier, me regarde fixement et demande, sourire en coin, si je sais ce qu’est «the game» (le jeu). Devant mon regard interrogatif, l’interprète insiste pour que j’en fasse directement la demande aux hommes qui hantent le camp.
«The game» en Bosnie
L’entrée du camp de Vučjak est gardée par un policier. Il est seul pour maintenir un semblant d’ordre dans un camp où séjournent ce millier d’hommes. Les volontaires de la Croix-Rouge sont également présents. Ils sont les seuls à pénétrer à Vučjak pour assurer la livraison des deux repas distribués quotidiennement aux réfugiés.
Hannu-Pekka Laiho, homme raffiné, autrefois journaliste et aujourd’hui porte-parole de la Croix-Rouge finlandaise, est avec moi. Lui aussi en a vu d’autres, au Cambodge et au Kosovo, notamment.
À l’heure de la distribution du repas de midi, l’affluence est grande. On ne mange que deux fois par jour à Vučjak, le matin et à midi. La Croix-Rouge ne peut nourrir que le tiers des hommes présents dans le camp. | Guillaume Origoni
Je m’engage dans l’allée centrale de la «jungle» de Vučjak avant qu’il ne me rappelle: «Parlez avec eux! N’hésitez pas! Vous allez comprendre ce qu’est “the game”.»
Les hommes déambulent par petits groupes au milieu des immondices et des flaques d’eau stagnante, elles-mêmes saturées de déchets. Une citerne jaune sur laquelle il est inscrit en lettres rouges «WATER IS NOT FOR DRINK» (l’eau n’est pas potable) est perchée sur le toit du seul bâtiment construit en dur.
Cette remise décharnée est le seul bâtiment construit en dur. À l’exception de quelques préfabriqués de types Algeco, tout les abris du camp sont mal ou pas isolés, et surpeuplés. | Guillaume Origoni
Sous certaines tentes de fortune, on cuisine. L’odeur de friture envahit tout à proximité. On me propose de partager le repas du matin. Je refuse poliment et engage la conversation:
«Hello, I’m Guillaume, I do a report for french press.
– Hello, welcome.
– Where do you come from?
– Pakistan!»
(«Salut, je m’appelle Guillaume, je fais un reportage pour la presse française.
– Bonjour, bienvenue.
– D’où venez-vous?
– Du Pakistan!»)
La grande majorité des réfugiés sont originaires du Pakistan ou d’Afghanistan. On y trouve également quelques Indiens, Marocains et Algériens.
Rapidement, le jeu des questions-réponses devient automatique. Je leur demande d’où ils viennent, depuis combien de temps ils sont dans le camp, quelle est leur destination finale et surtout combien de fois ils ont tenté de passer la frontière croate.
Je rencontre un groupe de jeunes Sénégalais, tous trois arrivés ensemble depuis deux semaines. Ce sont les seuls qui n’avaient pas encore tenté le passage en Croatie.
La plupart de ces hommes sont dans le camp depuis six mois et ont été refoulés cinq ou six fois des portes de l’Europe. Beaucoup veulent venir en France ou en Allemagne. L’Angleterre est aussi une destination prisée, tout comme l’Italie.
La route qui les a conduits dans le piège de Vučjak passe par la Grèce, se poursuit en Macédoine, traverse la Serbie et s’arrête ici, en Bosnie, aux portes de la forteresse européenne. Ils espèrent tout d’un territoire qui ne leur donne pourtant rien. Il est clair que l’on ne veut pas d’eux.
Cet homme n’a pas voulu me dire son nom, mais il a accepté que je le prenne en photo. Le cliché lui a plu et il m’a alors confié qu’il ne savait pas vraiment ce qu’il faisait là. | Guillaume Origoni
Les témoignages affluent spontanément sur la brutalité et les comportements dégradants qu’infligent les gardes-frontières et la police croate aux malheureux qui sont bloqués lors des multiples tentatives de passage.
L’un d’eux, Radha, est arrivé du Pakistan il y a presque un an pour rejoindre son frère à Paris. C’est un pâtissier spécialisé dans la préparation de ces gâteaux gigantesques prisés lors des mariages et des baptêmes de la communauté. Je lui demande combien de fois il a tenté le passage vers l’Europe. Il sourit et répond: «Seventeen times, my brother!» (Dix-sept fois, mon frère)
Face à mon air incrédule, il répète en baissant les yeux et le ton: «Yes, yes, seventeen… This is the game…» (Oui, oui, dix-sept fois… C’est ça, le jeu)
Le «jeu», the game, est la seule raison pour laquelle ils sont là. Ces hommes tenteront de passer la frontière autant de fois que nécessaire et ils finiront par passer, tant l’énergie déployée pour arriver au terme de cette route des Balkans a été phénoménale.
Les règles de ce jeu, inscrites nulle part, échappent à toutes les lois internationales sur la migration. Ce sont des individus seuls face à la sauvagerie de machines bien plus puissantes qu’eux. Alors, nuit après nuit, jour après jour, ils tentent leur chance. The game n’est ni plus ni moins que le loto des perdants de la mondialisation.
Le téléphone portable est l’objet qui permet de savoir que l’on compte encore pour quelqu’un·e ou que quelqu’un·e compte sur vous. Dans le piège de Vučjak, c’est l’assurance qu’une voie de sortie existe encore. | Guillaume Origoni
Le «Push Back» en Croatie
La Croatie répond au game par le «push back» et, inlassablement, ses forces de sécurité repoussent le flux des «joueurs». Il a été rapporté de très nombreux cas de violence et de maltraitance.
Pour la police croate, le jeu consiste à battre ceux qui se mettent à courir et à traiter sans violence ceux qui obéissent aux injonctions. Dans le camp, on tient à ce que je photographie les blessures qu’aurait infligées la police croate, qui reste muette face à ces accusations.
Souvent les chaussures sont enlevées et jetées, les pantalons aussi. Les sacs à dos sont brûlés et les téléphones portables cassés. Ces derniers constituent un bien très précieux puisqu’ils permettent de maintenir le contact avec la famille restée dans le pays d’origine ou avec les membres déjà installés en Europe. Un téléphone sur la route des Balkans équivaut au fil d’Ariane qui pourrait conduire à l’extérieur de ce dédale absurde, réglementaire et inhumain.
Le portable, c’est aussi la source d’information indispensable entre ceux qui ont gagné leur partie et ceux qui sont toujours du mauvais côté de la frontière, du mauvais côté de l’Europe, du mauvais côté du monde.
La Croix-Rouge de Bihac ne peut nourrir que 200 personnes environ, et uniquement deux fois par jour. L’une des activités les plus répandues dans le camp de Vučjak consiste à troquer, acheter et surtout cuisiner de quoi survivre. | Guillaume Origoni
Alors, dans la «jungle» de Vučjak, on s’organise pour manger, pour boire, pour se laver. La Croix-Rouge de Bihac est limitée dans ses ressources et ne peux nourrir que 200 personnes. Une micro-économie s’est rapidement mise en place. Les commerçants de Bihac vendent de la nourriture aux minuscules échoppes qui éclosent dans le camp.
Le ramassage du bois est l’une des activités les plus régulières, car il sert autant à se chauffer qu’à faire cuire les repas de fortune.
«This place is not for humans!»
Selam Midžić, officier en chef de la Croix-Rouge de Bihac, y voit un danger important avec l’arrivée de l’hiver: «Pour se chauffer à l’intérieur des tentes, des foyers sont allumés et les risques d’asphyxie pendant le sommeil sont nombreux.»
À Vučjak, on meurt aussi pour un détail.
L’hygiène de base est quasi inexistante. La douche se fait en plein air, à l’eau froide et n’est possible que pour un petit nombre de personnes toutes les deux semaines, lorsque les citernes sont suffisamment approvisionnées par le camion bleu attendu comme le messie.
La douche n’est possible que lorsque le volume d’eau livré est suffisant. Il est possible de rester deux semaines sans pouvoir accéder à ce modeste confort. | Guillaume Origoni
La zone des toilettes dégage une odeur insoutenable. Il est donc compréhensible que certains recoins du camp soient devenus des sanitaires en plein air.
«This place is not for humans!» (Ce lieu n’est pas fait pour les êtres humains!), répètent les réfugiés. «Not for humans!», répètent les volontaires de la Croix-Rouge.
Pourtant, c’est bien dans ce camp de réfugiés, à Vučjak, en Bosnie, à 10 kilomètres de l’Europe, que sont concentrés un millier d’êtres humains.
À ce «Not for humans», j’ai répondu: «You’re right, it is for animals!» (Vous avez raison, c’est fait pour des animaux!). La répartie a été cinglante: «You’re wrong! You, Europeans, treat your animals better than us!» (Vous vous trompez! Vous, Européens, traitez vos animaux mieux que vous nous traitez nous!)
Le camp de Vučjak, c’est ça: des tas d’ordures entre des campements de fortune dans lesquels les hommes s’entassent parfois à vingt. | Guillaume Origoni
Le problème majeur du camp de Vučjak réside dans le fait qu’il existe bel et bien, mais qu’il n’a aucune existence réglementaire. À la question posée sur la ventilation des 36 millions d’euros que l’Union européenne a versés à la Bosnie comme aide à la crise migratoire, Selam Midžić répond: «Je ne doute pas que cet argent ait bien été versé, mais il n’est pas arrivé jusqu’à nous pour le camp de Vučjak, car cela reviendrait à admettre qu’il faille mettre en place un ordre dans ce chaos. Or, ni le gouvernement local du canton d’Una-Sana [duquel dépend la commune de Bihac et le camp de Vučjak ndlr], ni l’ONU par l’intermédiaire de l’OIM, ni l’Europe ne veulent prendre ce chaos à bras-le-corps… nous, la Croix-Rouge de Bihac, sommes seuls face à cette confusion.»
Ce désarroi le pousse à poursuivre notre entretien de manière assez peu conventionnelle. Il se redresse, cherche le regard de l’interprète comme pour lui signifier «ne te trompe pas, traduis lui bien ce qui suit».
Après une longue inspiration saturée de nicotine, il lâche: «Vous voulez mon avis? Nous, la Croix-Rouge locale, participons au game! Nous sommes la seule rustine qui, jusqu’à présent, a pu contenir cette pression et ce chaos. Nous devrions cesser notre intervention à Vučjak de façon à ce que tous prennent enfin leurs responsabilités et fassent leur travail. En agissant comme nous le faisons dans le camp, nous légitimons ce statu quo, cette misère, cette inhumanité.»
Il se ravise et ajoute: «Bien entendu, ceci est mon sentiment et ne peut en aucun cas constituer la position officielle de la Croix-Rouge de Bihac.»
Il existe une autre règle de base journalistique qui consiste à s’effacer devant le sujet traité. Exceptionnellement, je voudrais m’en extraire car il est difficile de ne pas faire mention du séisme émotionnel qui se développe après la visite d’un lieu tel que le camp de Vučjak.
Dans le véhicule de la Croix-Rouge qui me ramène à Bihac, nous croisons des groupes d’homme sur les trottoirs de Bihac. J’y retrouve Hannu-Pekka Laiho, qui m’explique qu’il s’agit des perdants du jour.
Les officiers de la Croix-Rouge développent au fil du temps une proximité avec certains réfugiés. Dans certains cas, comme ici, on peut parler de camaraderie. | Guillaume Origoni
Sa longue expérience des conflits et des crises migratoires le conduit à détecter mon désarroi. Il ne me laisse pas seul, il me questionne, me fait parler :
«Comment vous sentez-vous Guillaume?
– Mal.
– C’était votre première visite dans un camp de réfugiés aussi dur?
– Aussi dur? Oui c’est la première fois!
– Et?
– Je pensais que j’étais plutôt du genre dur à cuire jusqu’à aujourd’hui, mais dans les faits, ici et maintenant, j’ai juste envie de pleurer.
– Eh bien oui, c’est ça, une fois que le travail est terminé, on a juste envie de pleurer. Pour moi, la première fois, comme journaliste, ce fut au Cambodge. Un million de gens étaient dans la situation que vous avez vue aujourd’hui dans ce camp. J’ai fait mon reportage et je suis resté enfermé deux jours durant à l’hôtel. Je pleurais. Et vous allez voir, à votre retour, ce que vous aurez à raconter n’intéressera personne. Certains seront plus polis et vous écouteront, mais pas plus de cinq minutes. Les gens n’imaginent pas que cela puisse leur arriver. Nous pensons être immunisés en Occident contre les accidents de l’histoire. Un conseil: écrivez votre article rapidement.»
Le photo-journaliste Patrick Chauvel a récemment illustré en ces termes la problématique de la distance que le journaliste se doit d’avoir avec son sujet: «Nous sommes là pour raconter l’histoire des gens qui se confient à nous. […] Souvent à mon retour on me dit que j’étais avec “eux”. Mais ce n’est pas “eux”, c’est “nous”! Ce sont les même gens que nous!»
Patrick Chauvel a raison. Ce sont les mêmes gens que nous. Comme eux, nous ne sommes pas assurés contre les accidents de l’histoire.
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