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La Théorie du Complot et le sens de l’Histoire

affiche antisémite collaborationPar Nicolas Lebourg

Bien sûr, il y a complot à partir du moment où il y a pouvoir à prendre, mais on s'attachera ici aux structures de complots imaginaires. Le thème du complot est fondamental au XXè siècle, son archétype étant la théorie du complot juif. Ainsi, la théorie du complot est un élément de l'Histoire et elle est elle même un moyen d'expliquer l'Histoire pour ceux qui y croient. Il s'agit donc d'un élément qui pour en être délirant ne permet pas moins d'appréhender une chose très complexe à saisir en histoire : l'imaginaire des sociétés, leurs fantasmes et la manière dont elles se représentent à elles-mêmes.

La théorie du complot recherche un responsable aux éléments évolutifs du réel. La théorie du complot suppose une uni-causalité des faits. Elle est donc l’inverse même de l’Histoire qui repose sur la multi-causalité. Quiconque profère que l’histoire c’est le processus « une cause un effet » n’est pas un historien qui procède à un travail scientifique mais un narrateur qui conte un récit.

Stratégie

Cette uni-causalité a des intérêts politiques évidents de mobilisation et de radicalisation du combat politique. Idéologue d’ampleur de l’extrême droite française, Charles Maurras (1868-1952), fut l’inventeur du Complot des quatre Etats confédérés (Juifs, maçons, métèques, protestants – la présence de cet élément renvoyant à un mythe dans certains milieux catholiques selon lequel le protestantisme serait né d’un complot juif pour diviser la chrétienté et détruire la « vraie » religion chrétienne ; aujourd’hui l’anti-protestantisme est mort mais certains cercles intégristes ont recyclé l’idée sur l’islam). Or, Maurras reconnaissait que « Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle, tout s’arrange, s’aplanit ou se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité. ? »

Hitler est au moins aussi explicite dans Mein Kampf , où il écrit : « l’art de tous les vrais chefs du peuple de tous les temps consiste surtout à concentrer l’attention du peuple sur un seul adversaire, à ne pas la laisser se disperser. Plus cette assertion de la volonté de combat d’un peuple est concentrée, plus grande est la force d’attraction magnétique d’un pareil mouvement, plus massive est sa puissance de choc. L’art de suggérer au peuple que les ennemis les plus différents appartiennent à la même catégorie est d’un grand chef. [A]ussitôt que la masse se voit en lutte contre beaucoup d’ennemis, elle se pose cette question : est-il possible que tous les autres aient vraiment tort et que, seul, notre mouvement soit dans son droit ? (…) C’est pour cela qu’il faut toujours mettre dans le même tas une pluralité d’adversaires des plus variés (…). Cela fortifie la foi dans son propre bon droit et augmente son exaspération contre ceux qui s’y attaquent. »

Le Complot jésuite

L’un des premiers grands complot dénoncés fut celui des Jésuites, conseillers des princes s’il en fut, ordre universel et avec missions dans le monde entier créé en 1540. Début XVIIe en Pologne est réalisé un petit livre parodiant le style des écrits officiels de la Compagnie des Jésus. Le document est censé être les instructions données aux jésuites. Le texte révèle que le but réel des Jésuites serait la domination de toutes les Nations et de l’Eglise. Réédité au XIXe il est traduit et diffusé en latin, allemand, polonais, anglais, italien et flamand. Le motif officiel de leur expulsion de France en 1762 est qu’ils constituent un Etat dans l’Etat pouvant par le complot détruire la monarchie. Dans l’article de l’Encyclopédie que D’Alembert leur consacre, il affirme que l’on trouve les Jésuites derrière toutes les tentatives de régicides contre les rois de France.En somme, est là un signe important : l’époque moderne (de 1492 à 1789) est celle de la construction de l’Etat absolu et c’est l’interférence dans les affaires de l’Etat qui soulève donc ce premier trouble complotiste.

Mais si le XIXe français voit des écrits contre-révolutionnaires dénoncer dans le complot jésuite international l’auteur de la Révolution française (détruire les rois et la société pour assurer leur pouvoir), Michelet, historien et propagandiste républicain, reprend aussi le thème à l’envers : la Restauration de 1815 serait liée au complot jésuitique. Selon Michelet,  soumis à une autorité extra-nationale et supra-étatique, couvrants le globe, les Jésuites mènent une guerre à mort à la Nation républicaine : la France ou le jésuitisme un des deux doit mourir.

Le Complot juif

Partout à travers le monde à partir des années 1920 c’est le même document qui est cité : Les Protocoles des sages de Sion. Ceux-ci ont été publiés dans le monde entier, ils sont l’une des bases de la démonstration antisémite de Mein Kampf. Ce livre est censé être composé des procès-des réunions tenues par les 12 chefs secrets du peuple juif. Ils expliquent, mettent au point, le plan d’asservissement de la planète entière. Toutes les guerres, toutes les révolutions, ne seraient que des manigances de ce complot afin d’instaurer un ordre mondial à sa botte. Par le complot, les juifs devraient uniformiser les mœurs, cultures, politiques, économies, etc. de tous les pays du monde avant que de les dominer par l’établissement d’un gouvernement mondial.

En fait ce document a été réalisé vers 1900 par Mathieu Golovinski (1865-1920). Celui-ci est un membre de la police politique tsariste. Il est en poste à Paris où sa mission est d’assurer un lobbying en faveur des intérêts russes et pour cela, entre autres, d’influencer la presse (il écrit ainsi des articles qui paraissent tels quels sous le nom de journalistes français). Or, cette police politique fait partie des adversaires à la politique d’ouverture aux idées et méthodes de l’Occident que mène le Tsar Nicolas II. Le but de la réalisation des Protocoles est donc ce nuire à celle-ci et de pousser au limogeage des ministres libéraux pro-occidentaux. Les éléments d’actualité cités, censés être des éléments du plan tyrannique des sages de Sion, étaient en fait des événements de la libéralisation de la Russie. En affirmant que la libéralisation de la Russie était en fait l’étape d’un plan juif démoniaque, la police, réactionnaire, souhaitait empêcher la poursuite du processus.

Pour réaliser son texte, le faussaire n’est pas parti de rien : il reprend et transforme un pamphlet écrit contre Napoléon III, Dialogue aux Enfers entre Machiavel et Montesquieu, publié à Bruxelles en 1864 par Maurice Joly. Des passages entiers en sont de purs décalques faits par Golovinski. Le document connaît en fait le succès par le contre-coup de la Révolution russe de 1917, des Russes blancs qui ont fui le territoire soviétique vont le diffuser en Allemagne et exposer que la Révolution russe était inscrite dans le plan des Protocoles.

Avec ce document les agitateurs antisémites affirment qu’ils ont la preuve que le bolchevisme est une manipulation juive pour assurer la dictature mondiale des sages de Sion et que donc seul un Etat raciste et anti-soviétique pourra sauver le monde. Jusqu’ici le seul complot réel de cette histoire avait été celui de la police tsariste : un second s’y ajoute car le nouvel Etat russe voit Golovinski en devenir un cadre, ayant l’oreille de Lénine et de Trotsky. Jusqu’à la chute de l’URSS et l’ouverture des archives soviétiques le régime dissimulera qu’il connaît fort bien le faussaire qui a incendié le XXe siècle…

L’ouvrage n’a pas servi que la propagande nazie : il est sans cesse recyclé. Le plus grand diffuseur de la littérature sur ce thème dans les années 1970 étaient l’URSS, qui voulait ainsi nuire à Israël, l’allié des Américains. Ce sont aujourd’hui les mouvements islamistes qui le diffusent à très grands tirages en version-papier et les sites internet d’extrême droite de pays comme les USA où la liberté de parole est à peu près absolu.

Comment on fait l’histoire

On a là un objet résolument délirant qui joue un rôle fondamental dans l’histoire du XXe siècle et grâce auquel on peut déjà procéder à quelques observations sur ce qu’est l’Histoire. Un document n’existe pas en soi : tout document historique s’inscrit dans son propre cours historique. Ici pour comprendre le document en tant que document historique, il faut retourner chercher la littérature anti-Napoléon III au niveau du texte ;  placer le document dans le jeu des tensions sociales nées de l’intrusion de l’économie de marché et du libéralisme dans la Russie tsariste ; le placer dans le cadre des luttes de pouvoir au sein de l’Etat russe d’avant 1917. C’est cet usage du document qui fait que nous ne l’analysons pas de la même manière que le fit Mein Kampf mais selon la méthode historique. De plus, le même document ne doit pas être considéré comme résolument identique, disant exactement la même chose, dans des espaces-temps différents. Le même texte à une date et un lieu différents prend un sens différent. Ainsi le document est utilisé contre le pouvoir soviétique puis par le pouvoir soviétique. Lorsque ce dernier l’utilise cela n’a aucun rapport avec l’usage qu’en fit le IIIe Reich. Dans le cas nazi il s’agit de justifier l’idéologie et la pratique du nazisme : sa politique raciste et sa « guerre d’anéantissement », puisqu’elle est censée être menés contre les juifs qui manipuleraient et les USA et l’URSS pour imposer leur gouvernement mondial. Dans le cas soviétique il s’agit de déstabiliser l’allié de son ennemi géopolitique.

Enfin, l’importance historique du rôle d’un texte aussi outrageusement délirant souligne qu’il faut faire son deuil de l’idée de procéder à des analyses historiques ne reposant que sur des éléments absolument rationnels. Le poids de l’école marxiste en histoire a fait que durant longtemps on a voulu analyser l’histoire qu’à partir de données rationnelles, des données dites objectives : des livres de compte, des inventaires etc. Certes, mais l’histoire est donc aussi mue par des valeurs irrationnelles, par des acteurs irrationnels. Si l’on veut comprendre l’histoire il faut donc aussi chercher à saisir ses éléments qui restent rétifs à toute analyse quantitative et à toute analyse partant du présupposé que les acteurs historiques sont des acteurs totalement rationnels.

Le Complot : une mémoire ?

La théorie du complot prétend à l’unicausalité, à la reproduction des phénomènes, à l’importance du rôle de superstructures manipulatrices au-delà des termes spatiaux et temporels.En tous lieux et en tous temps, la théorie du complot fournit donc un succédané simpliste, global et uni-causal aux problématiques de l’analyse historique.

L’histoire est l’analyse multi-causale d’un phénomène non-reproductible en un espace-temps donné. L’histoire et la théorie du complot sont donc inconciliables mais, disons le : l’unicausalité c’est aussi le principe moteur de la pensée de nombreuses réclamations mémorielles. Or on ne peut, par exemple, ramener simplement l’exterminatioon des juifs d’Europe à la cause de l’antisémitisme.

En étant structurellement plus proche des démonstrations des théories du complot que des méthodes de la science historique, les revendications mémorielles polémiques témoignent qu’elles s’excluent du champ de la science. En fait, quoi qu’elles en disent, polémiques mémorielles et théorie du complot, ce n’est pas d’histoire dont elles nous parlent, mais de mythes identitaires.

Mais, au final, la théorie du complot ne dénonce pas tant un complot qu’un état de la société. Les théories du complot dénoncent toujours des organisations cherchant à contrôler la nation, les hommes, etc. C’est-à-dire qu’elles posent le problème de l’Etat, de son organisation, de son évolution.L’analyse de la théorie du complot nous montre bel et bien que la question qui sous-tend toute la période de l’histoire contemporaine c’est celle du rapport entre l’Etat, la société et la nation. C’est de cela dont il est question.

En insistant sur le risque pour le pouvoir du Prince que représente le complot de l’ordre des Jésuites le XVIIIe nous montre en creux l’édification de l’Etat national. En dénonçant depuis la Révolution industrielle le complot juif mondial la théorie du complot nous montre que l’imaginaire des sociétés qui entrent dans l’âge libéral opposent une réaction à celui-ci. La dénonciation du caractère mondial de ce complot comme le fait que la théorie de ce complot soit diffusé de façon mondiale nous montre bien que l’internationalisation, la globalisation, ne sont pas des phénomènes qui remontent à la chute du Mur mais sont une tendance structurelle du XXe siècle.

La théorie du complot est certes l’inverse de l’Histoire mais un inverse qui l’éclaire en retour. En effet, elle propose de comprendre l’Histoire via la recherche du moteur de celle-ci. Or, cette question là est tout à la fois au cœur de la méthodologie historique et de la recherche humaine, c’est une question qui parcourt l’histoire de la pensée, d’Homère à Marx en passant par saint Augustin et Machiavel.

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