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Le Bellicisme c’est les autres

Par Jonathan Preda

Avec le déclenchement de la guerre en Ukraine ont fleuri les analogies historiques. La guerre froide serait de retour pour certains, nous serions en 1938 pour d’autres, à la veille d’un troisième conflit mondial. Devant ce parterre déjà bien fourni, et même si comparaison n’est pas raison en histoire, une autre perspective peut encore être mise à jour sur l’art de désigner les causes et les responsables d’une guerre.

Une guerre évitable ?

« Le fascisme porte en lui l’impérialisme comme la nuée porte l’orage » selon l’expression très juste de Pascal Ory paraphrasant la fameuse formule de Jaurès sur le capitalisme et la guerre[1]. Dans la mémoire dominante d’après 1945, les régimes fasciste et nazi sont, à la suite du procès de Nuremberg, jugés comme étant les responsables de la Seconde Guerre mondiale. La particularité des militants d’extrême droite est de ne voir aucun lien direct ou univoque entre le déclenchement du conflit et les fascismes, ces derniers étant parfois même exonérés de toute culpabilité. Toutes les interprétations de la « marche à la guerre » dans cette frange politique ont les mêmes prémisses qui peuvent se résumer simplement : la guerre n’était pas inévitable. En d’autres termes, le nazisme ne menait pas selon eux nécessairement à la guerre. Le déclenchement du conflit serait de l’ordre de l’accidentel.

Les « vrais » responsables

Si certains voient dans le conflit actuel en Ukraine la seule responsabilité de l’OTAN, le panorama des coupables désignés était bien plus diversifié dans les différents courants de la droite radicale après 1945. Le régime nazi dédouané de la responsabilité du conflit, il a fallu chercher d’autres coupables. Les premiers appelés sur le banc des accusés ont été les démocrates. Coupables tout d’abord d’avoir poussé l’Italie mussolinienne dans les bras hitlériens par les sanctions de la Société des nations (SDN) suite à la guerre d’Ethiopie : « Je n’ai pas inventé l’Axe, c’est la myopie des démocraties qui l’a créé » fait dire à Mussolini un titre du Rivarol de 1952[2]. Un autre article de cet hebdomadaire néopétainistede 1959 précise les griefs portés : il y est question d’une « croisade des démocraties », dites tenantes d’une tradition belliciste[3]. Les médias sont également désignés coupables, par exemple à propos de Dantzig. Le vrai problème se situe là pour Henri Lèbre : « une espèce d’hystérie collective créée et savamment entretenue par les bellicistes, qui, aux Etats-Unis, inspiraient la radio, le cinéma, la presse et les magazines », mais aussi en France et en Angleterre[4].

D’autres coupables sont désignés, qui rejoignent les obsessions des différents courants d’extrême droite, comme la gauche du Front Populaire, accusée d’avoir internalisé le conflit espagnol en livrant des armes[5]. L’ancien collaborationniste Lucien Rebatet se reconstruit un parcours “acceptable”. Selon lui, c’est la guerre qui l’aurait mené à l’antisémitisme, car ce seraient les juifs qui eussent mené le continent au conflit, à savoir une « conjuration juive, universelle, pour la guerre au plus vite, une guerre dont la France faisait les frais la première… »[6]. Cette obsession antisémite voyant la main juive derrière la Seconde Guerre mondiale est largement un legs des anciens collaborationnistes français, notamment venant du Parti populaire français (PPF). Ainsi, en 1941, son dirigeant Jacques Doriot dénonçait dans un discours le « Juif qui a voulu la guerre »[7].  D’ailleurs, dès les années 1930, certains pacifistes ont évolué vers l’antisémitisme du fait d’un supposé « bellicisme » des juifs, notamment des juifs allemands réfugiés en France[8].

La reprise de la propagande hitlérienne

La spécificité de la vision d’extrême droite de la “Marche à la guerre” prend donc source dans une reprise des éléments de propagande antisémite via les souvenirs collaborationnistes. Alors que certains reprennent aujourd’hui l’argumentaire poutinien d’une Russie humiliée après l’implosion de l’URSS, l’extrême droite mettait en avant le poids du traité de Versailles pour expliquer les velléités belliqueuses d’Hitler, comme lui-même le faisait pour justifier ses agressions. Dans les deux cas la chronologie devient une simple causalité évacuant la question des choix éthiques. La liste des griefs adressés au traité de Versailles contribue à justifier, ou a minima expliquer le national-socialisme et sa politique. Il lui est surtout reproché d’avoir brisé l’Allemagne, d’avoir interdit aux Allemands de vivre[9].  Maurice Bardèche, beau-frère de Brasillach et théoricien néofasciste, y va également de son évocation des malheurs de l’Allemagne après 1918, d’un pays en esclavage ou encore d’un traité qui combattrait la vie. Il lui oppose le caractère imprescriptible des lois biologiques et de la nécessité qu’auraient à se développer les peuples vigoureux[10]. Le fond comme la forme sont ici repris du nazisme. Les lois de la nature sont jugées immuables et s’appliquant aux êtres humains considérés être des animaux comme les autres[11].

Enfin, c’est à l’aune de ses « créations absurdes » que le traité de Versailles était jugé, que ce soit la Tchécoslovaquie mais aussi et surtout l’enclave de Dantzig[12]. Le tout assorti d’un soupçon de complotisme plus ou moins poussé : les erreurs de Versailles ne seraient-elles pas volontaires pour ménager délibérément des motifs de guerre selon les conspirationnistes des Lectures françaises [13]? On ne peut manquer de faire le parallèle avec ceux qui dénient aujourd’hui tout droit de vie à l’Ukraine actuelle telle qu’issue du démantèlement de l’URSS en 1991.

Réhabiliter Munich pour ceux qui ne voulaient pas « Mourir pour Dantzig »

Dès lors, la politique d’opposition, la demande de révision du Traité de Versailles était, selon l’extrême droite, justifiée[14].Et ce d’autant plus que nombre de militants ayant milité avant 1945 sont d’anciens « munichois ». Parallèlement, est dénigrée la position des anciens anti-munichois, dépeints comme des va-t-en-guerre. Pour une large part de l’extrême droite, il n’aurait servi à rien de faire la guerre en 1939, la France n’étant pas prête. C’est la position d’Alfred Fabre-Luce, qu’il répéta, que ce soit dans ses ouvrages[15] comme à la télévision lors d’une émission qui lui était consacrée[16]. Pour lui, il aurait fallu faire la guerre avant, en 1936, lorsque l’Allemagne n’était pas encore suffisamment réarmée[17].

De ce pacifisme invoqué, de cette guerre qui selon eux n’aurait pas dû avoir lieu, ressort un dernier lieu commun, celui de citer le titre du célèbre article de Marcel Déat de 1939, « Mourir pour Dantzig ». Par cette formule, maintes et maintes fois reprise, l’extrême droite  signifie son refus d’une guerre faite pour un motif jugé insuffisant. La référence est sempiternellement actualisée après 1945, s’adaptant à tous les contextes. En 1951, dans Rivarol, on refuse de « mourir pour Zagreb »[18] tandis qu’au lendemain de la guerre du Kippour, on ne veut pas mourir pour Jérusalem dans l’antisémite Combat européen[19], sans oublier la peur d’aller mourir pour la Pologne qui se soulevait contre le communisme au début de la décennie 1980[20]. La formule a encore été réactualisée dans le conflit actuel : France Soir, devenu un blog conspirationniste depuis la pandémie, a ainsi publié un article tissant l’analogie entre aujourd’hui et hier. Il reprend la thèse révisionniste d’une seconde guerre mondiale qui « a commencé parce que la Grande-Bretagne, puis la France ont déclaré la guerre à l’Allemagne nazie  (…) et celle-ci était donc justifiée à prendre les armes contre nous ». Ne reste plus dans la démonstration qu’a longuement citer l’article de Déat et à asséner que nous ne mourrons pas pour Kiev[21].

Le « camp de la paix » contre les « bellicistes »

Cette relecture du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale permet de décerner un brevet de pacifiste a posteriori à tout un ensemble d’anciens militants d’extrême droite ayant été favorables à un rapprochement avec l’Allemagne nazie. A l’occasion du décès de Georges Albertini en 1983[22], Guy Lemonnier, dresse un éloge funèbre dans la revue du défunt, Est et Ouest. L’auteur est un ancien “munichois”, ancien membre du parti collaborationniste Rassemblement national populaire de Déat, et bras droit de longue date du défunt[23]. Toute la “Marche à la Guerre” revue et corrigée se trouve reprise dans ce texte. Il est rappelé son opposition aux « injustices du traité de Versailles » et sa recherche d’une « réconciliation » avec l’Allemagne,  dans ce qui serait la droite ligne des Jaurès et autres Briand, le plaçant dans le « parti de la paix ». S’ensuit un rappel de son passé de « munichois » et de sa volonté de construire « un ordre européen qui ne serait plus, comme celui de Versailles, gros de futurs conflits ». Sa collaboration avec les Allemands est ainsi minorée, réductible selon l’auteur à une volonté de « faire l’Europe » et la paix, non par rapport à une sympathie envers le fascisme[24]. Marcel Déat avait lui-même montré la voie le 4 février 1945 à Sigmaringen. Dans un discours, il y justifiait son parcours, du socialisme au fascisme par le biais du pacifisme, ce qui devait selon lui l’absoudre du crime de collaborationnisme[25].

C’est donc une mémoire singulière du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale  qui s’est développée après 1945, une mémoire visant à réhabiliter les anciens thuriféraires du nazisme et du rapprochement franco-allemand de 1933 à 1945. Elle s’articule avec une vision non moins particulière du conflit, où les crimes de guerre nazis sont largement banalisés, voire niés dans le cas des négationnistes[26]. Tels sont les risques de croire sur parole la propagande d’un pays agresseur, a fortiori celui d’une dictature.


Notes

[1] Pascal Ory, Du fascisme, Paris, Perrin, p.247

[2] G.B., « Benito Mussolini à Bruno Spampanato : « Je n’ai pas inventé l’Axe, c’est la myopie des démocraties qui l’a créé »; Rivarol, 21 juin 1952

[3] Rivarol, « De Berlin à Santiago, c’est le même combat », Rivarol, 20 août 1959

[4] Henri Lèbre, “le prétexte de Dantzig”, Les Ecrits de Paris, mai 1962

[5] Voir notamment Pierre Dominique, « Qui dont internationalisa la guerre civile d’Espagne? », Les Ecrits de Paris, mai 1964

[6] Jacques Chancel, Radioscopie 1., Paris, Robert Laffont, 1970, p228

[7] Cité in Christophe Bourseiller, Ombre invaincue, Paris, Perrin, 2021, p.26

[8] Simon Epstein, Un Paradoxe français, Paris, Albin Michel, 2008

[9] Saint-Paulien, Pourquoi j’ai perdu la guerre par Adolf Hitler, Paris, Editions du Clan, 1968.

[10] Maurice Bardèche, Nuremberg ou la terre promise, Paris, Les Sept Couleurs, 1948

[11] Voir Johann Chapoutot, Penser et agir en nazi, Paris, NRF, 2014

[12] Henri Lèbre, « Le prétexte de Dantzig », Les Ecrits de Paris, mai 1962

[13] Henry Coston (dir.), « Les Causes cachées de la Deuxième Guerre mondiale », numéro spécial, Lectures françaises, mai 1975

[14] Voir notamment « Un fascisme parmi d’autres », Défense de l’Occident, numéro 58, janvier 1967

[15] Alfred Fabre-Luce, Vingt-cinq années de liberté. Tome 1 : Le Grande Jeu (1936-1939), Paris, Julliard, 1962

[16] « L’homme en question », émission de France Régions 3, 25 juin 1978

[17] Alfred Fabre-Luce, L’Histoire démaquillée, Paris, Robert Laffont, 1967

[18] Fabricius, « Mourir pour Zagreb ?», Rivarol, 8 mars 1951

[19] Pierre Clémenti, Le Combat européen, numéro 4, 15 décembre 1973-15 janvier 1974

[20] Voir Robert de Herte, « On a déjà donné! », Elements, numéro 41, mars-avril 1982 et « Faudra-t-il mourir pour Dantzig? », Minute, 10 septembre 1980.

[21] .https://www.francesoir.fr/politique-monde/la-troisieme-guerre-mondiale-naura-pas-lieu

[22] Ancien socialiste, Georges Albertini adhéra au parti collaborationniste RNP de Marcel Déat. Écopant d’une peine légère à la Libération, il joua un rôle important dans la lutte anticommuniste très écouté dans les allées du pouvoir

[23] Christophe Bourseiller, Ombre invaincue, Paris, Perrin, 2021, p.197197

[24] Claude Harmel (pseudonyme de Guy Lemonnier), Est et ouest, mai-juin 1983, cité in Itinéraires, numéro 275, juillet 1983

[25] Cité in Christophe Bourseiller, Ombre invaincue, Paris, Perrin, 2021, p.139

[26] Jonathan Preda « Le discours victimaire de l’extrême droite en France depuis 1945 : entre minimisation et trivialisation des crimes du nazisme », Revue Alarmer, mis en ligne le 20 septembre 2021