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L’Histoire obscure de la transparence

yarkost_kraski_izgiby_prozrachnostPar Romain Ducoulombier
 

Il ne faut pas réduire la transparence à l’angle fiscal sous lequel l’affaire Cahuzac nous a incité(e)s à l’envisager. Par transparence, on peut entendre en effet l’ensemble des dispositifs par lesquels les électeurs entendent faire la lumière sur les pratiques de leurs élus : c’est autrement dit, une affaire de contrôle par le peuple, de ceux qui sont censés le représenter.

La transparence est le nom nouveau d’une difficulté consubstantielle à la démocratie représentative moderne. Depuis Tocqueville, de nombreux penseurs, libéraux ou non, ont vu dans la démocratie un « gouvernement de minorité » : comme dans d’autres régimes, ce sont toujours des minorités qui gouvernent. Mais le fait qu’elles soient élues leur permet à la fois de disposer d’une très forte légitimité et d’être infidèles à leurs déclarations d’intention dans l’intervalle des consultations électorales, en l’absence de tout mandat impératif.

Dans la « transparence », il faut donc distinguer des dispositifs qui permettent aux électeurs de faire pression (contrôle, censure) sur leurs élus pour se conformer à leurs engagements verbaux, d’une exigence de ressemblance qui relève de la démocratie directe. Or ces exigences distinctes possèdent, à gauche, une vieille histoire qu’on se contentera ici de faire remonter au moment-clef de l’ère des organisations, à la fin du XIXe siècle, au moment où le mouvement ouvrier se cherche des chefs et se structure partout en Europe, et en France en particulier.

Cette révolution des organisations s’accompagne d’une réflexion scientifique et politique sur les dispositifs de contrôle des masses sur leurs représentants. La sociologie naissante des partis de l’époque (de Moïseï Ostrogorski à James Bryce et Vilfredo Pareto) a scruté cette nouveauté avec à l’esprit cette inquiétude. Il était alors évident que la démocratie avait besoin d’organisations collectives, pour organiser l’opinion et en refléter la composition sociologique. Mais ces organisations semblaient devenir un rouage du système démocratique sur un mode qui ne l’était pas : avec des chefs, autrement dit. L’« impuissance des masses » est un grand problème de la réflexion de l’époque et des hommes comme Lénine conclut alors qu’il faut bâtir des organisations capables de les mener, dans leur intérêt qui est la révolution, mais s’il le faut contre leur gré.

À la fin du XIXe siècle, ce problème est devenu aigu en France quand se forment les organisations politiques et économiques (partis et syndicats) qui vont transformer lentement l’exercice de la politique dans la démocratie libérale de notables qu’est la IIIe République. Les organisations socialistes et la CGT se constituent en réfléchissant sur leurs missions respectives. Le fait qu’elles se conçoivent comme des organisations de défense des intérêts ouvriers et paysans les rend sensibles à ce problème de la « transparence ». Trop souvent, on a écarté ces exigences comme des formes d’antiparlementarisme, alors qu’elles contenaient un radicalisme démocratique qui a été complètement oublié.

S’il fallait trouver un lieu où le débat se déroule, c’est à la charnière entre la CGT, qui rejette le politique, et le socialisme, qui se structure (difficilement) en parti entre 1899 et 1904. En France, la tradition du syndicalisme révolutionnaire a été porteuse de cette exigence de démocratie radicale. Imprégnée par les idées anarchistes de militants réfugiés dans la CGT au moment des lois scélérates de la IIIe République votées contre les attentats perpétrés par certains de leurs compagnons, le syndicalisme révolutionnaire est alors l’idéologie officielle du syndicalisme ouvrier à la française. On le résume souvent à l’idée d’action directe (la grève revendicative) et au mépris de la « politique » au profit de la revendication « économique » ; son antiparlementarisme est proverbial. Mais il était aussi très préoccupé par la rotation et la non-permanence des élites syndicales et la moralisation des élites ouvrières.

Fernand Pelloutier, l’une de ses principales figures décédée prématurément (en 1901), considérait également que la direction des syndicats devait être tournante et que les chefs syndicaux, animés d’une morale ascétique, devaient combattre tous les crimes de lèse-classe, en particulier l’« appétit des honneurs ». À ses yeux, le prolétariat devait s’auto-organiser et il entretenait donc une solide défiance vis-à-vis de l’arrivisme parlementaire. En 1889, quand son ami Aristide Briand se présenta à Saint-Nazaire, il était partisan d’une démission en blanc remise aux électeurs, au cas où il trahirait ses engagements. Tous ces dispositifs moraux ont été résumés par un instituteur syndiqué aujourd’hui bien oublié, Albert Thierry. Sous l’expression de « refus de parvenir » (qu’il adopte en 1912), Thierry rassemble à la fois le refus de s’enrichir, celui de se fondre dans la masse des représentés, l’anéantissement de l’égoïsme. Thierry sera tué en 1915, mais sa pensée a influencé certaines figures du syndicalisme révolutionnaire des années 1910, comme Pierre Monatte.

Selon l’érudit Maurice Dommanget (1888-1976), toutes ces traditions ouvrières remontent à Gracchus Babeuf, qui espérait qu’un homme sans fortune pourrait se livrer proprement au service du peuple et en tirer une gloire désintéressée. Cette « morale » politique a mordu sur l’univers socialiste. L’idée d’être un parti ouvrier supposait en effet de mettre en place des dispositifs permettant aux électeurs de vérifier l’action de leurs élus. Le caractère pacifiste de l’action socialiste avant 1914 supposait également que le parti soit capable d’intimider le gouvernement par la mobilisation de masse ; c’était le projet jaurésien face à la guerre, qui n’a pas abouti comme chacun sait. L’idée de démission en blanc évoquée par Pelloutier appartient à un arsenal de mesures de contrôle que les socialistes organisés du début du siècle avaient imaginé pour tenter de maîtriser l’activité de leurs propres députés. Le député Marcel Sembat, élu du populaire XVIIIe arrondissement et l’un des ténors du PS avant 1914, voulait ainsi « se rapprocher aux Grandes-Carrières de ce régime de gouvernement direct que nous voudrions instituer partout : le représentant soumis au mandat impératif ».

Les socialistes de l’époque, concurrents de la CGT mais rarement ouvriers eux-mêmes, étaient soucieux de maintenir, au moins en paroles, une forme de contrôle de leur activité, en particulier lors des comptes rendus de mandats qu’ils consentaient à organiser. La caricature populaire n’hésitait pas à représenter les élus s’engraissant et grossissant à vue d’œil en se partageant « l’assiette au beurre ». La critique populaire du parlementarisme avait donc une force certaine, loin de l’indignation finalement passagère de l’affaire Cahuzac.

Mais il est clair que les serments d’honnêteté et les engagements sur l’honneur qui se sont démultipliés sur la dépouille politique de Cahuzac ne valent rien, sans l’existence de dispositifs réels de contrôle des élus. En 1920, le Parti communiste est l’héritier en ligne directe du syndicalisme révolutionnaire. Il en a retiré une disposition essentielle de son organisation : le contrôle très étroit des élus par le versement obligatoire d’une part de leurs indemnités parlementaires et le recrutement populaire contraint que leur soumission à l’appareil central permettait.

C’est par son truchement que la composition sociologique de la Chambre s’est popularisée sous la IIIe et surtout la IVe République. Quoi qu’on en pense, si les premiers « députés en blouse bleue », comme Christophe Thivrier ou Ernest Monthusès, sont entrés à la Chambre à la fin du XIXe siècle, c’est le PCF stalinisé qui les fait rentrer nombreux dans les assemblées du milieu du siècle.

Le pouvoir d’intimidation populaire que le PCF revendiquait se résumait cependant entièrement à sa capacité à faire la « révolution ». La révolution, c’est l’intimidation de masse à la française. Est-elle très efficace ? Ce n’est pas si sûr. Le « droit à l’insurrection » de la Constitution jacobine (jamais appliquée) de 1793 est une référence mythique, mais particulièrement compliquée à mettre en place, c’est le moins que l’on puisse dire. Elle est totalement étrangère, par ailleurs, à l’idée libérale d’organiser les individus en groupes de pression et ligues d’action civique.

Ces « anticorps intermédiaires », si j’ose dire, ne sont pas si peu nombreux qu’on l’a dit. Mais en France, les gouvernements au XXe siècle ont eu peur des masses au travers du prisme révolutionnaire et les mobilisations restent imprégnées par cette référence maximaliste. Sans une infrastructure de groupes capables de relayer l’indignation, elle reste un motif médiatique impuissant.

On n’a imaginé moraliser les élus qu’en les renversant. Cette confusion entre moralisation et transparence est constante, totale, et elle persiste aujourd’hui de façon saisissante. Elle est problématique. Les idées de « juste salaire », d’influence corruptrice de l’argent sont très fortes dans un pays de « catholicisme zombie ». Elles sont nourries par la crise économique, les scandales sur les « parachutes dorés » et la rémunération des patrons, le creusement bien réel des inégalités entre l’enrichissement des plus riches et une masse petite-bourgeoise hantée par son déclassement et le recul de son pouvoir d’achat. « Qu’ils s’en aillent tous » a été un slogan à succès.

La question de la transparence cependant n’est pas une question de morale, mais de technique démocratique. Il s’agit moins de chasser les hommes en place, que de les contraindre à adopter par la loi des comportements vertueux. Si le « peuple » n’est pas capable d’intimider ses gouvernants, cette morale est impuissante et inutile : et ce qui est frappant, c’est que l’affaire Cahuzac n’a suscité aucune forme de mobilisation civique, alors qu’une partie de l’opinion, pour des raisons évidemment différentes, s’est mobilisée au nom de la morale contre le « mariage pour tous ». Les phrases creuses sur l’indignation, parce que le mot est à la mode, ont montré leur vacuité. L’indifférence totale dans laquelle la « moralisation » de la politique est en train de sombrer est affligeante. Le résultat est clair : le refuge populiste d’une part, le réflexe défensif des élus de l’autre. Qu’on se le dise : les masses ne font plus peur.

About romainducoulombier (26 Articles)
Docteur et agrégé d'histoire ; enseignant au lycée Angellier (Dunkerque) depuis septembre 2015 ; post-doctorant à l'université de Bourgogne (2013-2015) ; commissaire de l'exposition Jaurès 1914-2014 aux Archives nationales (mars-juillet 2014) ;

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