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Penser et combattre : Jules Monnerot face à la subversion des « sociétés ouvertes »

Par Romain Ducoulombier

La biographie de Jules Monnerot n’a cessé d’être écartelée entre les destins que lui ont conférés ses biographes : paria génial et incompris1,ou fasciste en devenir2. Le personnage sorélien que Monnerot s’est lui-même composé a piégé ses hagiographes comme ses contempteurs. La lettre de Julien Gracq à sa veuve, le 29 juillet 2004, le suggère avec finesse : « Il y avait en Jules Monnerot, à côté du penseur et de l’analyste, un guerrier qui ne ménageait pas ses coups, et qui jugeait de son devoir de prendre part à la mêlée politique. On ne pouvait l’y suivre dans tous ses choix, et il m’a d’ailleurs toujours paru que les voies de la polémique n’étaient pas celles qui le servaient le mieux »3. Sa réflexion précoce et continue sur la subversion communiste de l’ordre établi des « sociétés ouvertes » d’Occident est précisément le carrefour intellectuel où se rencontrent en lui le penseur et le guerrier. Penser la subversion, pour Monnerot, c’est en même temps s’armer pour la combattre.

Jules Monnerot a en effet consacré très précocement à la définition de la subversion et à la lutte contre-subversive un soin d’une constance remarquable. Le concept de subversion est un élément-clef à la fois de son étude du bolchevisme russe et de sa réflexion sur la nature et les buts de la « guerre psychologique », une expression qu’il est sans doute l’un des premiers à avoir utilisée de manière systématique en France à partir du début des années 1950. C’est cette contribution à l’élaboration de la notion même de subversion qu’il est tout d’abord nécessaire de reconstituer, à la fois dans ses origines, ses conclusions et son influence.

A la centralité de l’entreprise subversive dans la pensée du communisme de Monnerot, répond chez lui la nécessité vitale d’une lutte anti- et contre-subversive qui prend une tournure obsessionnelle à partir du début de la guerre d’Algérie. Les méthodes de lutte que préconise Monnerot nous renseignent à la fois sur la manière dont il conçoit son œuvre et dont il réagit à l’actualité française : la démarxisation de l’Université, la fondation d’instituts de recherche anti-subversifs, voire la formation d’un Ordre secret constitué comme un anti-parti communiste sont quelques-unes des propositions originales, voire farfelues, qui devaient constituer la DCI, la « Défense contre Idées »4, parente éloignée de la DCA, la « Défense contre avions ».

Ces propositions montrent combien Monnerot s’est enfermé dans le rôle de paria intellectuel qu’il s’est composé après son échec au concours d’entrée de l’ENS en 1930. L’hostilité dont il est l’objet à partir de la publication de la Sociologie du communisme en 1949 renforce chez lui l’exaltation du mode de vie d’intellectuel anti-universitaire et anti-oligarchique qu’il s’est choisi sous la contrainte de ses échecs personnels et sous l’influence positive de ses lectures soréliennes et de son expérience de « passager » du surréalisme. Elles indiquent aussi combien la perception déformée du danger de subversion, profondément influencée par les événements de la Guerre froide, est indissociable de la manière d’en élaborer le concept. Pour Monnerot en effet, si la fascination de type religieux que suscite le communisme n’a cessé de s’affadir à partir des années 1960, sa capacité de subversion est par contre restée intacte jusqu’à la fin des années 1980, date à laquelle il consacre son dernier article à « l’art de vaincre »5. L’écart entre le potentiel subversif communiste réel et imaginé par Monnerot est alors maximal.

L’itinéraire politique et intellectuel de Monnerot est par conséquent un observatoire de choix pour comprendre les ressorts complexes de la passion anticommuniste. Itinéraire chaotique, il est vrai : fils du fondateur du parti communiste martiniquais6, jeune et brillant boursier à Paris, Monnerot fréquente au sortir d’Henri IV les milieux surréalistes et fonde en 1932, avec d’anciens camarades du lycée Schoelcher de Fort-de-France7 la revue Légitime Défense. Il y dénonce les compromissions avec le pouvoir blanc de la bourgeoisie antillaise de couleur, dont le métis Monnerot et ses amis sont issus. La revue, cependant, ne connut qu’un unique numéro8.

Compagnon de route du surréalisme dans les années 1930 – il publie, en 1945, un livre sur le cénacle surréaliste remarqué par André Breton9 –, fondateur avec Georges Bataille et Roger Caillois du Collège de sociologie, dont il invente le nom, mais auquel il ne participe pas10, résistant au sein du réseau CDLL, puis gaulliste et membre du Conseil national du RPF à la fin des années 1940, Monnerot se défie cependant des formes traditionnelles de la politique. La grande rupture de sa vie, c’est la guerre d’Algérie : elle le pousse à rompre avec le gaullisme, mais aussi à durcir progressivement ses positions politiques et intellectuelles.

Dans les années 1980, il est ainsi devenu une figure du Club de l’Horloge, ainsi qu’un membre du Conseil scientifique du Front national, qu’il quitte pourtant en 1990 – à 81 ans – à la suite de son désaccord avec Jean-Marie Le Pen sur le soutien public que ce dernier a apporté à Saddam Hussein.

Monnerot a bâti sa réputation sur sa Sociologie du communisme, parue en 1949. C’est dans ce livre qu’il considère le communisme comme « l’Islam du XXe siècle », grâce au recours au concept de « religion séculière » qu’il contribue à acclimater en France. A cette date, l’usage de la comparaison avec l’Islam possède une valeur métaphorique : elle lui permet d’établir que s’opère au sein du communisme, comme dans l’Islam, une « confusion du politique et du religieux »11 fondatrice de leurs puissances respectives. Dans les années 1980, cependant, Monnerot en est venu à considérer l’Islam et le communisme comme deux forces distinctes de subversion des sociétés occidentales.

Ces forces chez Monnerot émanent toujours de puissances extérieures à l’Europe : de Russie, perçue comme une puissance étrangère, d’Asie ou du cœur de l’Islam. Le communisme est, parmi d’autres caractéristiques, une entreprise de domination étrangère. De tous les mouvements subversifs, le fascisme est le seul mouvement révolutionnaire qui soit intérieur à l’Europe. Mais comme il « emprunte les procédés subversifs de l’adversaire principal »12, c’est-à-dire du bolchevisme, ce n’est pas sous cette forme qu’il manifeste sa nouveauté. L’idée de défense de l’Occident n’a cessé de gagner du terrain dans la pensée et les prises de position de Jules Monnerot, au point de l’acculer à une position paradoxale : il prône la défense de « sociétés ouvertes » dont la décadence morale croissante ne lui inspire par ailleurs aucune sympathie. L’anticommunisme contre-subversif de Monnerot l’a condamné à n’être qu’un intellectuel supplétif de la démocratie.

Penser la subversion : la machine et la machination communistes

C’est entre 1949 et 1951 que Jules Monnerot élabore pour l’essentiel sa définition de la subversion et, par extension, de la « guerre psychologique ». Cette réflexion lui est imposée par deux séries d’événements : la formation du glacis stratégique russe en Europe de l’Est et l’entrée du monde dans la Guerre froide. C’est le « coup de Prague » qui le pousse en effet à composer sa Sociologie du communisme entre février 1948 et mars 194913. La guerre en question, publié en 1951, prolonge cet effort de pensée de la guerre non pas telle qu’elle n’est plus faite, c’est-à-dire de manière conventionnelle, mais telle qu’elle est désormais pratiquée à l’ère nucléaire, c’est-à-dire « psychologique ». Les circonstances pèsent donc sur sa décision d’écrire.

La pensée de Monnerot sur la subversion communiste est cependant issue de la critique du marxisme qu’il entame à la fin des années 1930. Très tôt, Monnerot considère que le marxisme est un art de la guerre civile, un art de conquête du pouvoir par l’aggravation calculée de la scission de fait de la société entre riches et pauvres14. Certes, son vocabulaire n’est pas fixé avant 1949. Mais la passion catilinaire est déjà l’objet de sa curiosité, qui prolonge les réflexions de Curzio Malaparte sur les nouveaux Catilina du conspiratisme moderne exposée dans sa Technique du coup d’Etat, traduit chez Grasset en 193115. Les années 1930 sont à l’évidence le creuset intellectuel dans lequel se fondent progressivement, sous diverses influences, les éléments d’une définition de la subversion.

La sociologie du sacré résolument anti-durkheimienne16 à l’élaboration de laquelle Monnerot participe aux côtés de Georges Bataille et Roger Caillois est le catalyseur de cet intérêt précoce pour la conspiration insurrectionnelle. En 1937, dans la « psychographie » de Marx qu’il annonce, Monnerot évoque ainsi le « complot permanent » et l’« insurrection » parmi les « problèmes humains les plus récents » traités par tous les grands esprits du XIXe siècle17. En 1946, au fil d’un portrait d’André Malraux, il évoque la « guerre souterraine » parmi les « secousses » qui marquent l’« époque sismique » du XXe siècle18. Mais ces remarques sont encore insérées dans sa réflexion plus large, fortement marquée par Nietzsche, sur les hommes d’exception qui « accept[ent] la lutte comme loi, la guerre comme destin de [leur] personne même »19. De nombreux passages de son œuvre suggèrent que Monnerot s’est lui-même efforcé de se conformer à cette loi. Son destin de « critique antimarxiste », ainsi qu’il l’évoque en 1970, était celui d’un homme d’exception, déterminé par son ascendance, doué « de facilités dans toutes les matières du programme », et animé d’une « inclination de type esthétique pour la politique » : « On ne peut faire mérite ni reproche à un individu, ajoute-t-il, d’être le résultat final d’une sélection objective et aveugle, encore qu’indéniablement il ait dû y mettre quelque peu du sien »20. En 1949, en tout cas, il entendait être un « directeur de conscience » à la manière des jésuites : il devait être possible de déduire une action politique de ses conclusions théoriques et philosophiques21.

C’est avec sa Sociologie du communisme que Monnerot agrège son analyse du système soviétique à sa critique philosophique et historique du marxisme. Dans sa préface de 1963, il identifie les trois variables qui lui permettent de définir le communisme : celui-ci est à la fois un Empire, une religion séculière et une organisation subversive22. Monnerot définit ensuite chaque variable isolément, puis explore leurs rapports. Son livre de 1949 s’appesantit tout particulièrement sur l’aspect du communisme comme religion séculière et comme Etat universel – double nature que contracte la métaphore de l’Islam du XXe siècle. Une fois fixée, cependant, sa conception du totalitarisme n’évolue plus vraiment. La part consacrée dans son œuvre ultérieure à la définition et à la lutte contre la subversion communiste ne cesse par contre de grandir, puisque sa menace reste intacte.

Si le communisme est un empire, c’est en raison des circonstances historiques de sa formation par Lénine puis Staline. Il ressuscite une forme de despotisme oriental qui vise à une domination universelle. Sous l’aspect de religion séculière, ensuite, le communisme est un « mouvement d’intellectuels fanatisés par un Livre »23. Il n’est intelligible qu’à condition de refouler deux idées consubstantielles de la modernité européenne occidentale : la séparation du temporel et du spirituel, et la désacralisation de la politique. Le concept d’Islam et par extension, de religion séculière, permet de les congédier ensemble. La comparaison possède alors une valeur purement heuristique.

Elle renvoie en particulier aux origines de l’Islam24, pour interpréter le succès historique de cette alliance entre une force et une doctrine dans une association d’hommes d’une espèce nouvelle, unis par un ressentiment irréductible à l’intérêt.

En conséquence, le communisme est à la fois et indissociablement un parti et une technique de subversion, une « machine et une machination »25. Cette entreprise subversive est tentaculaire : elle est d’abord et avant tout, une « immixtion agressive et continue de l’oligarchie dominante [soviétique] dans les affaires intérieures de l’Europe »26. Cette oligarchie, par le recours à la « guerre psychologique » et à la « technique millénaire » de la « discorde chez l’ennemi », doit enrégimenter les déshérités, les have not, en vue d’empêcher l’intégration du prolétariat à la société occidentale27. Le communisme, à ce titre, est pour Monnerot une « secte de conquérants du monde », et non, selon l’expression de Léon Blum en 1945, un « parti nationaliste étranger »28.

Le Parti est la clé de voûte de l’entreprise de subversion communiste, pour deux raisons : du fait d’une part de ses origines et des principes de son organisation prônés par Lénine, et d’autre part de la formation du Komintern, dominé par les Russes sous la forme d’un parti communiste mondial basé à Moscou. Monnerot considère Lénine comme l’un des plus grands écrivains politiques du XXe siècle : il apporte une solution d’une force exceptionnelle à ce que Monnerot appelle l’« impuissance de la plèbe ». Ses contemporains, Sorel et Pareto, sont comme lui antiparlementaires, pour des raisons distinctes : non pas au nom du Parti, mais du syndicat ou des élites. Mais ils ont en commun d’avoir réfléchi et apporté des solutions radicales à l’impuissance du nombre inorganisé. Lénine est un « monomane de l’organisation », qui réclame comme Pareto et Sorel le retour à des « valeurs quiritaires » et « valorise la force aux dépens de la ruse » machiavélienne29. Monnerot considère le léninisme comme la combinaison de la « minorité agissante de Blanqui et de la société secrète de Netchaïev », qui ne laisse au militant révolutionnaire « aucun réduit au fond duquel il puisse se désintéresser » 30. C’est pourquoi Que faire n’est pas seulement un traité de tactique révolutionnaire, mais aussi un exemplum : Lénine, écrit-il, « justifie son existence de Révolutionnaire professionnel, et cette justification d’existence est en même temps un précis tactique des moyens de conquérir le pouvoir et peut-être le monde »31.

C’est le Komintern qui, selon Monnerot, est à partir de 1919 l’outil de la contagion de la forme-parti léniniste. Le Komintern, cependant, est composé à l’origine d’hommes nouveaux de moins en moins inféodés à leur bourgeoisie, mais qui sont de plus en plus désarmés devant l’organisation spécifiquement russe qui les coopte, les rend solidaires de ses intérêts et leur interdit désormais de prendre conscience des intérêts nationaux spécifiques qu’ils sont censés défendre32. C’est à l’aide de cet instrument rapidement tombé entre ses mains que l’oligarchie d’Etat soviétique peut se déployer en parti international et transformer les partis communistes en organisations étrangères à leur propre milieu33. L’entreprise de subversion communiste mondiale est donc articulée autour du « super-Etat » russe qui subordonne, par le biais d’une organisation révolutionnaire internationale qu’il contrôle, un ensemble de partis communistes nationaux qui cumulent les moyens de l’organisation secrète, du parti démocratique et de l’armée34. Reste à en étudier la méthode : la « guerre psychologique ».

La Guerre psychologique: la subversion à l’ère atomique

La guerre en question, en 1951, est une longue réflexion sur la méthode de la « guerre psychologique », caractéristique de ce que Monnerot appelle « l’ère de la subversion »35. Cette nouvelle époque est ouverte par l’avènement du bolchevisme en Russie, qui entretient un état de « guerre larvée dans la paix »36. Elle constitue à ses yeux une rupture avec le XIXe siècle, car elle contrevient au principe selon lequel les nations étaient des « planètes différentes » en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. A partir de la guerre d’Espagne, en effet, toute guerre comporte en elle-même la menace de sa généralisation, parce qu’elle « met en jeu des forces opposées à l’échelle mondiale »37. Certes, dès 1951, Monnerot considère que Moscou, « métropole des subversions », n’est plus seule : déjà Mao réclame pour la Chine la direction du « prolétariat externe », c’est-à-dire des peuples coloniaux38. Mais elle conserve encore la prééminence sur l’entreprise subversive communiste mondiale.

Cette entreprise repose sur l’usage extensif de la « guerre psychologique ». L’expression est neuve au début des années 1950. Monnerot l’a utilisée en 1949 dans sa Sociologie du communisme39. Il est possible qu’il en soit l’inventeur, puisqu’il note dans La guerre en question que « le bolchevisme a mis à l’ordre du siècle ce qu’il faut bien nommer la guerre psychologique »40. Il l’utilise en tout cas de manière de plus en plus systématique à partir de 1949-1950. Dans un article de la revue Liberté de l’espriten juillet 1950 consacré à la « naissance du gaullisme », il affirme ainsi que la défaite de 1940 est le résultat à la fois de la décadence des élites françaises et de la combinaison d’« actions de guerre psychologique et d’opérations militaires combinées » par le « dispositif conquérant totalitaire » nazi41. Ces actions avaient sapé le « moral français » et répandu dans tous les partis la « disposition unilatérale à céder à l’ennemi »42. C’est la Deuxième Guerre mondiale qui consacre et perfectionne, sans l’avoir inventé, l’usage de la technique de la guerre psychologique.

En quoi cette « guerre psychologique » consiste-t-elle ? Elle vise, par des « techniques d’obsession », à conditionner les réflexes de l’adversaire et à détruire sa volonté de combattre43. A priori, cette conception n’est pas très éloignée, par exemple, du « viol des foules » par la propagande théorisé par Serge Tchakhotine, sous l’influence de la psychologie pavlovienne44. Mais chez Monnerot, cette définition s’étend pour recouvrir l’« action de destruction contre toutes les impulsions sociales qui permettent aux sociétés de vivre »45. Inventée par Marx au XIXe siècle, léguée par lui au bolchevisme, la guerre psychologique doit « diviser l’ennemi en lui-même », répandre en son sein la « mauvaise conscience » afin de conjuguer l’agression d’un « ennemi dans la conscience » et d’un « ennemi existant corporellement hors de la conscience »46. L’entreprise subversive, dont la quintessence est le bolchevisme, est donc chez Monnerot une action cohérente, rationnelle et globale de prise de contrôle de la conscience et de la société occidentales.

La définition de la « guerre psychologique » de Monnerot est donc indissociable de sa conception du communisme soviétique. Aux mains du super-Etat soviétique, elle remplit plusieurs fonctions spécifiques : elle compense la perte de l’innocence du fait de la possession du pouvoir d’Etat par le recours au mensonge systématique et dresse un « blindage psychologique contre l’évidence » du caractère oppresseur du stalinisme. Elle satisfait le « besoin de certitude unitaire subjective » inhérent au converti en puissance et permet de travestir le stalinisme comme « mal nécessaire » ou « bien suprême », selon les besoins de la cause. En fait, le concept de « guerre psychologique » appliqué par Monnerot à l’Union soviétique rappelle les réflexions de Boris Souvarine sur l’empire du mensonge47.

C’est cette fonction de protection qui permet de comprendre les rapports entre les trois variables dont le jeu éclaire la nature du phénomène communiste. En effet, « partout où l’armée, ou la police russes sont présentes, la religion séculière recule »48. La guerre psychologique est donc un instrument essentiel pour protéger les croyants de la révélation de la réalité soviétique. Cependant, dans la mesure où la nature même du système communiste le condamne à la conquête universelle, la tension ne cesse de s’accroître entre sa vocation impériale et sa nature religieuse, si bien que la guerre subversive devient pour lui un enjeu essentiel de sa survie. La domination communiste est perpétuellement confrontée au dilemme entre « doctrine » et « puissance », qui le condamne à une mort certaine dans un délai qu’il estime « prévisible » en 195149.

La DCI (« Défense Contre Idées »): anti et contre-subversion selon Jules Monnerot

La part qu’occupe la lutte contre la subversion communiste dans l’activité intellectuelle et politique de Monnerot n’a cessé de croître sous la double pression de la logique de sa pensée et des circonstances auxquelles il est confronté à partir du milieu des années 1950. La guerre d’Algérie est à l’évidence un moment-clef de ce décrochage, quand la désillusion à l’égard du gaullisme redouble sa défiance personnelle profonde envers la démocratie des partis et la division traditionnelle des forces politiques entre droite et gauche. Le sentiment d’une France décadente, livrée à la démagogie, à la manipulation télévisuelle, à la marxisation de l’université et à l’infiltration immigrée et homosexuelle ne cesse de grandir et nourrit sa hantise de la subversion communiste puis islamiste. Définie d’une manière singulièrement large, l’entreprise subversive – dont la menace, rappelons-le, est considérée comme constante – est d’autant plus efficace qu’elle s’attaque à des sociétés ouvertes gagnées par la mauvaise conscience, la confusion des valeurs et l’action dissolvante de minorités.

Le diagnostic des symptômes imaginaires d’une crise morale française, manifestés par l’emprise de forces venues « du dehors » et la déliquescence des repères du « dedans », domine progressivement les préoccupations de Monnerot. La publication de Démarxiser l’université en 1970 marque l’aboutissement d’une évolution précipitée par la guerre d’Algérie.

Dès 1951, Monnerot a appelé à une double réponse à l’encontre de l’entreprise de subversion communiste : il réclame une contre-subversion anticommuniste en territoire ennemi, ainsi que l’adoption d’un arsenal de mesures anti-subversives au sein des sociétés ouvertes. A l’image de la subversion communiste au sein des sociétés occidentales, la contre-subversion communiste doit frapper là où saillent les contradictions du stalinisme50. Ces contradictions découlent du fait qu’il existe des catégories de bénéficiaires du système, et des catégories de victimes du système. La « liberté » doit alors être le « pivot psychologique » de l’action subversive occidentale anticommuniste car si l’on peut discuter de la liberté en général, chaque homme sait ce qu’est une liberté dont la privation est un appui du ressentiment51. Le maillon le plus faible de l’empire soviétique lui semble se situer en Europe de l’Est, où « toutes les conditions nécessaires d’une “résistance” sont réunies, sauf l’appui systématique d’une grande puissance extérieure »52.

Jules Monnerot, en effet, semble avoir considéré les Etats-Unis des années 1950 non seulement comme une société ouverte capable de conserver ses propres valeurs, mais comme le principal point d’appui de la contre-subversion anticommuniste en Occident. Il n’exclut pas d’ailleurs l’utilisation de la force militaire et préconise par exemple d’appuyer les révoltes de prisonniers du Goulag par des parachutages en Sibérie53.

Le conservatisme vital américain lui paraît au contraire manquer tout à fait aux autres sociétés ouvertes occidentales. Dans une optique très parétienne, il déplore que « l’inégalité y [soit] considérée comme irrationnelle et que l’irrationnel [soit] considéré par les rationalistes comme indigne d’être réel » : « dès qu’y prévalurent l’argent et l’esprit », les sociétés ouvertes ont refusé selon lui de reconnaître comme morales « et leurs propres moeurs et certaines constantes de tout ordre social observable » 54, en particulier l’existence d’élites. Cette faiblesse morale fondamentale réclame la vigilance redoublée d’hommes clairvoyants, dont Monnerot considère qu’il fait partie. A eux de mener à bien l’action anti-subversive par la mise en œuvre d’une prophylaxie anticommuniste énergique.

Le principe de l’anti-subversion selon Monnerot repose sur ce qu’il appelle la « décoordination » des activités ennemies : si le communisme se nourrit du ressentiment des déshérités, il faut rompre cette coordination entre ressentiment et stalinisme. La misère ne peut être définitivement supprimée ; mais il faut s’efforcer d’intégrer la classe ouvrière occidentale, une intégration que le stalinisme veut retarder à son profit55. La clef de l’anti-subversion de Monnerot ne réside pas cependant dans des mesures directement politiques, comme par exemple l’interdiction des partis communistes 24 heures après le début de la guerre de Corée et l’adoption d’un décret selon lequel « le Parti communiste pourra faire jouer en sa faveur les pratiques démocratiques quand il se sera conformé à ces pratiques »56.

Elle consiste essentiellement dans des mesures de prophylaxie mentale, éducative et culturelle pour protéger l’esprit de civilisation contre l’assaut de la barbarie.

Ces mesures, parfois surprenantes, ne doivent pas être prises en dérision, même si Monnerot sans doute était conscient de leur caractère provocateur. Dans son article de 1987 sur le « nouvel art de vaincre », certaines de ces mesures lui semblent encore d’actualité : il les défend avec la même constance qu’en 1951. Elles ne sont donc nullement marginales dans son esprit. Elles sont par ailleurs formulées alors que l’influence intellectuelle et politique de Monnerot est la plus grande : la Guerre en question lui permet en effet de dispenser des conférences à l’Ecole de guerre entre 1952 et 1957, ainsi que de participer, avec l’autorisation du gouvernement français et suite à la traduction de son livre en allemand en 195357, à l’élaboration de la décision d’inconstitutionnalité qui frappe le Parti communiste en RFA en 195458. Ces mesures anti-subversives consistent en une « psychothérapie collective ». Le stalinisme, assimilé à une maladie mentale, peut être combattu par une thérapeutique adaptée aux « cas types » d’individus qu’elle frappe dans les sociétés occidentales. Cette thérapeutique serait alors appliquée par des cadres spécialisés formés dans des instituts de recherche où l’enseignement consisterait essentiellement à lire Monnerot – ce que suggère, en tout cas, les matières du programme qui y sont enseignées :

« Il faudrait relier dans chaque cas le syndrome stalinien à l’ensemble de l’histoire du patient. […] Si la thérapeutique est “synchronisée”, d’une part, avec des “réformes” de structure diminuant les raisons objectives qu’un homme peut avoir d’être stalinien, et d’autre part “avec” un enseignement collectif de type scientifique mettant en circulation des notions aussi exactes que possible dans l’état actuel des connaissances, concernant la circulation des élites, le messianisme, les révolutions, l’histoire du stalinisme, l’analyse du fonctionnement de l’aliénation religieuse dans les “religions séculières”, cette thérapeutique peut être entreprise dans de bonnes conditions. […] Ainsi seulement la machine de guerre adverse peut être déconnectée »59.

Il s’agit au fond d’amener les esprits sous suggestion stalinienne à « tolérer une plus forte dose de vérité que celle qu’ils avaient jusque-là tolérée »60. En plus de ce personnel de choc destiné à administrer à la conscience occidentale un traitement antistalinien massif – en 1987, Monnerot évoque même un « vaccin défense » contre la subversion –, Monnerot préconise en 1951 la fondation d’un Ordre anticommuniste secret. Cet Ordre regroupe l’élite de ceux qui « résiste[nt] au système stalinien ou qui est prête à le faire parce qu’elle a, en gros [sic], compris ce que nous avons exposé dans notre précédent ouvrage [La Sociologie du communisme] et celui-ci »61. Ce regroupement des antistaliniens de tous les bords politiques et confessionnels doit respecter, du fait de sa diversité, une « tolérance souveraine »62. Il peut, sous cette forme, dépasser le clivage entre la droite et la gauche, par son caractère à la fois égalitaire et aristocratique : il satisfait la gauche comme « élite de frères et d’égaux », et la droite aussi comme « utilisant pour le salut commun des inégalités de fait »63.

La radicalité de ces positions iconoclastes a enfermé Monnerot dans une surenchère anti-subversive, malgré ses succès des années 1950. On est frappé, à le lire, par son indifférence persistante, à partir des années 1960, à l’égard des progrès de la connaissance universitaire du communisme. Cette surenchère le condamne en même temps à exalter son rôle de paria et de prophète incompris. C’est pourtant elle qui assure à son œuvre une large influence à l’extrême droite, sans doute parce qu’elle est profondément conforme à un certain ethos de l’intellectuel anticommuniste. Un éditorial récent d’Henry de Lesquen, président du Club de l’Horloge que fréquente assidûment Monnerot à partir de 1985, insiste ainsi sur la « pédagogie des opinions proscrites » qui cerne les idées d’extrême droite64.

Cette proscription, dans le cas de Monnerot, n’est pas entièrement imaginaire, à une époque où le combat idéologique qui déchire l’intelligentsia française est violent. Sa conception du stalinisme comme maladie mentale lui attire ainsi une violente réplique de Simone de Beauvoir dans les Temps modernes en 195565. Mais son personnage de proscrit existe avant qu’il soit réellement marginalisé, à partir du milieu des années 1960. Il est incontestable que cette posture du paria a poussé Monnerot à durcir des positions anciennes et à démanteler malgré lui certaines des intuitions fécondes qui avaient assuré son aura intellectuelle dans les années 1950. L’obsession précoce et continue d’une démarxisation énergique de l’université française en atteste : alors même que le décrochage progressif du monde universitaire à l’égard du Parti communiste s’enclenche dans le sillage de 195666, Monnerot persiste et signe sans discontinuer jusqu’à la veille de la chute du communisme.

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Docteur et agrégé d'histoire ; enseignant au lycée Angellier (Dunkerque) depuis septembre 2015 ; post-doctorant à l'université de Bourgogne (2013-2015) ; commissaire de l'exposition Jaurès 1914-2014 aux Archives nationales (mars-juillet 2014) ;

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