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Que lisent les Taïwanais sur le nazisme ?

Par Michel Deniau

Comprendre la façon dont les mémoires du nazisme traversent la société taïwanaise implique de se pencher sur les modes d’acquisition de connaissances quant au Troisième Reich. Les vecteurs d’acquisition sont divers (documentaires, émissions télé, films, expositions etc..) et je vais m’en tenir au secteur du livre, essentiellement la non-fiction. Que pourrait connaître un(e) Taïwanais(e) curieux(se) de ces questions, avide de connaissances et de compréhension mais trop âgé(e) pour avoir suivi un enseignement scolaire récemment[1] ?

Dans cette optique j’ai interrogé différentes bases de données – la bibliothèque nationale de Taïwan (BN Taïwan), les bibliothèques municipales de Taïpei (BM TPE), Kaohsiung (BM KH) et Taïchung (BM TCH)[2] –  ainsi que les catalogues de plusieurs sites marchands, 博客來 (bokelai), Eslite, Kingstone, 三民 (sanmin), Taaze, la section livres de PCHome et Kinokuniya, équivalents locaux de la FNAC ou Amazon. Pour chaque site, j’ai utilisé deux séries de mots-clés, l’une centrée sur le nazisme, les nazis et la période nazie, et l’autre sur les crimes nazis. La première série comprend les termes : 希特勒 (Hitler), 阿道夫 希特勒 (Adolf Hitler)[3], 納粹 (les nazis), 納粹主義 (le nazisme) et 國家社會主義 (le national-socialisme). Pour la seconde il s’agit des mots : 大屠殺 (littéralement « le grand massacre »), 猶太人大屠殺 (le « grand massacre des juifs », nom usuel du génocide des juifs), 納粹大屠殺 (le « grand massacre nazi »), 種族滅絕 (le génocide), 集中營 (les camps de concentration), 奧斯維茲 (Auschwitz)[4], 同志/同性戀 (les homosexuel(le)s et l’homosexualité), 羅姆人/吞滅/吉普賽 (les Roms/Porajmos/les Gypsies), T4/T4行動 (action T4) et 身心障礙/精神疾病 (handicapé(e)s/troubles psychiatriques). Certains mots-clés étant bien trop étendus, tels 同志/同性戀, 大屠殺 ou 羅姆人[5], une sous-sélection a été faite et les résultats présentés ne concernent que les ouvrages ayant trait au sujet. Dans le même esprit, j’ai exclu tous les titres traitant des opérations militaires n’ayant pas un lien avec le phénomène génocidaire. Dès lors, si le massacre de Babi Yar est concerné, les combats de Stalingrad ou des Ardennes ont été exclus. Enfin, les mots-clés « grand massacre », « Shoah » et « grand massacre nazi » ont pour but d’identifier quel terme est le plus fréquemment utilisé. Les ouvrages dont le titre ne contient pas l’un des mots-clés, mais discutant du génocide – le plus souvent à travers des récits de survivants et/ou l’histoire de personnes assassinées – ont été classés parmi « Shoah » avec la mention « SPB » (Shoah par balles) ou « autres » (si cela traite de manière générale des déportations). Le nombre d’ouvrages concernés figure entre parenthèses.

Les tableaux ci-dessous regroupent les résultats de ces recherches. La dernière colonne du premier tableau, « période nazie », rassemble les ouvrages dont le titre contient un des mots clés, mais à la thématique plus générale, notamment la vie sous le Troisième Reich, mais à l’exclusion des thématiques militaires.

 HitlerAdolf HitlerNazis[6]NazismeNational-socialismePériode nazie
BN Taïwan111131X11
BM TPE141131X13
BM KH16171X12
BM TCH121111X10
Bokelai[7]301233X38
Eslite101111X10
Kingstone1619XX7
Sanmin[8]231131X17
Taaze161121X18
PCHome8111XX10
Kinokuniya12191X7

Le second tableau s’intéresse aux occurrences des ouvrages traitant des victimes des crimes nazis, qu’elles soient juives, homosexuelles, handicapées ou tziganes. En sont exclus les victimes des persécutions politiques, tels que les communistes, les socialistes ou les résistants.

 Grand massacreShoahGrand massacre naziGénocideCampsAuschwitzHomo sexuel(le)sTziganesHandicapés
BN Taïwan31 (autres : 1)X121XX2
BM TPE22 (autres : 2)1141XX2
BM KH34 (autres : 4)1121XX2
BM TCH35 (autres : 5)1251XX1
Bokelai818 (autres : 17)12710XX1
Eslite2X1222XX2
Kingstone2XX112XX1
Sanmin107 (autres : 7)113102X1
Taaze57 (autres : 7)X112XX1
PCHome14 (autres : 4)X122XX1
Kinokuniya21 (autres : 1)XX11XXX

Malgré l’ampleur des recherches, ces résultats ne sauraient être qu’indicatifs. En effet, les chiffres masquent les doublons – certaines bibliothèques ou sites marchands proposant le même titre – et ne témoignent que partiellement de la pénétration des productions éditoriales du reste du monde sinophone à Taïwan. En outre, je n’exclus pas l’éventualité d’une méconnaissance de certains titres du fait de mots-clés inadaptés ou trop imprécis ; cette méthode ayant le fâcheux désavantage d’écarter les livres dont le titre ne comportant pas un des mots-clés, telle la traduction chinoise des Hommes ordinaires de Christopher Browning. Evoluant dans un monde globalisé, les Taïwanais polyglottes – notamment dans des langues occidentales – peuvent également avoir accès aux productions étrangères sur le sujet. Néanmoins, ne recherchant ni une exhaustivité ni une évaluation critique des ouvrages disponibles, cela n’invalide pas les résultats. Il est possible d’en conclure qu’une production éditoriale en langue chinoise traitant spécifiquement du nazisme et de ses crimes est disponible à Taïwan. Par ailleurs, des ouvrages généraux traitant de l’histoire occidentale, européenne, de l’Etat d’Israël au XXème siècle ou des titres encyclopédiques sur l’histoire mondiale comporteront sans nul doute des développements plus ou moins longs sur le nazisme et les crimes nazis[9].

Mais alors, comment faut-il interpréter cette relative rareté des références bibliographiques à une période pourtant immensément célèbre ? En ce qui concerne les bibliothèques, sous-estimer les logiques de réponse à la demande serait une grave erreur. En effet, si les employé(e)s directement au contact des lecteurs ne constatent pas une demande de la part du public, ils ne seront pas instigateurs d’une démarche pouvant donner lieu à de potentiels achats. Par ailleurs, dans des cadres budgétaires délimités, le choix de documents ayant (ou étant jugés comme ayant) un plus grand potentiel d’attraction sur les lecteurs est somme toute assez logique. Idem, on pourrait questionner les connaissances des bibliothécaires et/ou responsables des achats des différentes institutions sur cette période. Dans un si champ si foisonnant que l’étude de la Deuxième guerre mondiale en Occident et du génocide des juifs, il peut être difficile pour un(e) fonctionnaire zélé(e), mais plutôt novice sur le sujet de pouvoir faire le bon choix. Cette difficulté couplée à des contraintes budgétaires peut potentiellement expliquer une faible présence sur les étagères. En ce qui concerne les sites marchands, la logique à l’œuvre est probablement similaire (l’offre et la demande), mais motivée par le faible de taux de rentabilité de ce type d’ouvrages. On ne saurait nier qu’un intérêt existe, dès lors l’offre (qu’elle soit publique ou privée) y répond à la hauteur de la demande, c’est-à-dire modestement.

Malgré l’existence d’une modeste offre éditoriale, il ne faut pas imaginer une connaissance généralisée ; la disponibilité d’une information n’impliquant pas nécessairement sa connaissance par le quidam de la rue. Pour tenter de saisir la pensée du Taïwanais “moyen”, une récente exposition peut donner quelques pistes…


Notes

[1] Afin de réduire le spectre des possibles et rester concentré sur le savoir disponible au citoyen lambda, seuls les ouvrages en chinois mandarin – caractères traditionnels et simplifiés – ont été considérés. Les traductions d’ouvrages étrangers font, bien entendu, partie de cette sélection. Une requête avec les termes « Hitler » et « Holocaust » sur deux des sites marchands (Eslite et Kingstone) mettent en évidence la relative abondance d’une littérature non sinophone. Eslite : Hitler ; Holocaust. Kingstone : Hitler ; Holocaust.

[2] J’ai sciemment écarté les bibliothèques universitaires car celles-ci s’adressent à un public bien spécifique, alors que je cherche essentiellement à déterminer ce qui est accessible à n’importe quel quidam.

[3] Sont concernés les ouvrages biographiques. Par conséquent, les livres tels que « Les … d’Hitler » en sont exclus. Ils seront regroupés dans la catégorie « Nazis ». Idem, les ouvrages généraux sur la période se trouvent sous l’étiquette « période nazie ».

[4] A noter pour ce dernier que plusieurs translittérations coexistent indifféremment. Elles sont toutes regroupées ensemble.

[5] 大屠殺se traduisant par « grand massacre », il est également utilisé pour d’autres événements, telles que les massacres de Nankin ou de la place Tiananmen. 同志/同性戀 sont les deux termes les plus courants pour parler d’homosexualité et des personnes homosexuelles ; ils ne sont donc pas spécifiques à la période nazie ou aux persécutions homophobes. J’ai néanmoins décidé d’adopter une perspective large afin de ne pas manquer certaines occurrences du fait d’une appréhension trop restrictive. Idem pour les 羅姆人, désignant la population rom/tzigane dans son entièreté.

[6] Pour des raisons de praticité, cette colonne regroupe indistinctement tous les ouvrages traitant de personnages ou organisations ayant travaillé pour le régime. On y retrouvera donc autant des biographies des dirigeants – hormis Hitler – que des monographies sur la SS, les Jeunesses hitlériennes ou la population allemande non-résistante à cette époque.

[7] Les systèmes de recherche des sites Bokelai et Sanmin indexent autant les occurrences dans les titres que dans les textes explicatifs ; la moisson fut donc prolifique. Si prolifique qu’il devenait difficile de dissocier le bon grain de l’ivraie. En conséquence, les résultats doivent absolument être considérés comme indicatifs, fondés sur un dépouillage non exhaustif des résultats.

[8] Ce site – tout comme Bokelai et Taaze – propose une grande sélection d’ouvrages chinois (en caractères simplifiés). Si certains titres sont redondants avec ceux disponibles à Taïwan, plusieurs sont inédits, notamment sur la personnalité d’Adolf Hitler et sur Auschwitz. Intérêt particulier du public chinois ou simple effet de masse ? Difficile à dire.  Idem, on peut noter récemment une nette augmentation des publications sur le sujet en Chine, même si cela reste infinitésimal par rapport à la production éditoriale. Cf Google Ngram « 納粹 » 1930-2019 ; Google Ngram « 希特勒 » 1930-2019. Cela peut avoir/avoir eu un impact sur l’offre éditoriale à Taïwan.

[9] On notera avec intérêt que la destruction des juifs d’Europe est particulièrement représentée, au détriment des persécutions d’autres minorités ethniques ou sexuelles. L’importance de la mémoire des souffrances des communautés juives – relayée à Taïwan par les ambassades israélienne et, dans une certaine mesure, allemande ainsi que les organisations religieuses juives – tend quelque peu à reléguer au second plan de l’imaginaire historique du Taïwanais moyen, les autres groupes sociaux visés par les crimes nazis. Cela ne saurait être le signe d’une insensibilité à ces questions, plutôt une illustration du « rapport de force » mémoriel au plan mondial, le génocide des juifs étant le phénomène le plus connu, notamment du fait des productions culturelles occidentales.

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