A Feu et à sang
L'essai d'Enzo Traverso, A feu et à sang. De la guerre civile européenne, 1914-1945, Paris, Stock, 2007, est un ouvrage de combat. Il appartient à cette littérature idéologique dont la floraison accompagne les grands débats historiographiques. Le titre même de l'ouvrage, qui semble avoir remporté un petit succès éditorial, indique ce qu'il attaque : une prétendue vulgate « dominante », menée par l'historien allemand Ernst Nolte, et à laquelle sont abusivement assimilés d'autres historiens qui en ont discuté ou non l'œuvre, comme Patrice Gueniffey ou François Furet.
Cet amalgame, qui écarte sciemment les discussions nourries autour de l’œuvre d’Ernst Nolte par ces historiens, permet à Enzo Traverso d’inventer à bon compte une prétendue doxa qu’il s’empresse ensuite de combattre au nom de l’antifascisme et de la nécessité de l’« engagement ». Cette volonté peut se lire là encore dans le titre lui-même : la « guerre civile européenne » d’Enzo Traverso ne s’arrête pas en 1989, avec la chute du système soviétique. Elle s’achève en 1945, quand le camp de la « démocratie », dans lequel l’auteur n’hésite pas à inclure l’URSS, a triomphé du « fascisme ».
Pour soutenir ce combat, Enzo Traverso dénonce d’abord la « régression historiographique » qu’aurait connue l’étude des totalitarismes du XXe siècle depuis deux décennies. Les travaux d’un grand nombre d’historiens reconnus, d’opinions d’ailleurs diverses, sont ainsi relégués d’un trait de plume au rang de « versions anti-communistes » de l’histoire officielle soviétique (p.18). Afin de légitimer cette condamnation sans nuances, l’auteur feint de dire « d’où il parle » : il évoque ainsi son appartenance à une « organisation politique « révolutionnaire » » qu’il ne nomme pas – tout de même ! – mais dont il avoue le parti pris de violence. Cela lui permet au fil des pages de condamner les incartades supposées à la « neutralité axiologique » non seulement d’historiens contemporains, mais aussi de témoins engagés comme Marcel Mauss, auquel il reproche ses pages sur la nature et les méthodes du pouvoir bolchevique, que l’anthropologue socialiste proche des milieux réformistes tissés autour d’Albert Thomas n’hésite pas à comparer au fascisme. L’ensemble de ces prises de position doit justifier la thèse principale de l’auteur : à savoir qu’il est « certaines guerres civiles [qui] méritent qu’on s’y engage ».
Ce parti pris romantique pousse l’auteur à composer son ouvrage autour des témoignages aux dépens de l’archive. Celle-ci n’est jamais invoquée pour nuancer ou contredire le regard du témoin, dont l’auteur à l’occasion se réclame également pour nourrir son argumentation. A ce manque de rigueur méthodologique, s’ajoute le caractère discutable du choix du matériau sur lequel s’appuie le livre : l’auteur recompose de manière manichéenne des débats d’intellectuels symboliques, comme Carl Schmitt et Walter Benjamin, pour dresser une histoire des « masses » qui en sont de ce fait singulièrement absentes. Ce choix d’ailleurs ne procède pas seulement de la préférence de l’auteur pour une histoire « culturelle » inconsistante, mais aussi de sa conception du rôle des « minorités agissantes » qu’il a déduite de son engagement politique : entre les positions extrêmes, les « masses » sont toujours condamnées à osciller et à « choisir leur camp » (p.105).
Ici, l’argumentation rejoint la thèse profonde du livre : à savoir que toutes les violences révolutionnaires ne se valent pas, qu’il existe une violence révolutionnaire légitime décrétée au nom d’un idéal juste, et une violence réactionnaire imitative au service de buts inavouables. La partialité avec laquelle l’auteur présente les révolutions russes de 1917 est confondante. Il réactive pour l’essentiel la rhétorique bolchevique du « mystérieux » Trotsky. Le passage consacré aux scrupules de Victor Serge devant la violence révolutionnaire bolchevique est tout à fait révélateur à cet égard. Enzo Traverso n’hésite pas à reproduire sans commentaire la critique que lui adresse Trotsky, qui le condamne à « errer dans la confusion entre les deux camps » et à demeurer prisonnier de la « morale de la classe ennemie ».
Contrairement à ce que prétend l’auteur, il n’y a pourtant pas de « mystère » Trotsky (p.303) : comme l’écrivait Boris Souvarine, l’ancien leader bolchevique est un vaincu qui, malgré son intelligence et sa force de travail exceptionnelles, n’a rien appris de sa défaite. L’historiographie de la révolution russe à laquelle recourt Enzo Traverso est par ailleurs exclusivement dominée par les travaux d’historiens trotskistes, Pierre Broué et Jean-Jacques Marie : nonobstant leur qualité, rien n’existe visiblement en dehors d’eux. Des expressions aussi connotées que celles de « gardes blancs » sont utilisées sans guillemets ni prudence. Les Cosaques du Don, soulevés contre le pouvoir bolchevique puis réprimés avec une extrême violence, sont relégués dans les poubelles de l’histoire sous prétexte que « leur préservation en tant que communauté s’identifi[ait] aux intérêts d’une classe de propriétaires fonciers » (p.67) ! A cette partialité, nourrie de la conviction non démontrée de l’auteur selon laquelle la révolution russe procède d’hypothétiques « Lumières », s’ajoutent des erreurs de fait révélatrices de ses préférences : le pamphlet de Romain Rolland, Au-dessus de la mêlée, est daté de 1916 et qualifié abusivement d’« antipatriotique », tandis qu’Henri Barbusse, engagé volontaire à l’été 1914, aurait miraculeusement échappé à la « vague chauvine » de la guerre (p.200) – expression là encore sans nuance. Peu à peu, l’objet « guerre civile » se dissout d’ailleurs dans sa généralisation : assimilé un peu rapidement à la « guerre totale », confondu du fait du choix des bornes chronologiques de cet essai avec la « guerre de trente ans » évoquée par le général de Gaulle, il est rendu sans force par l’opposition fallacieuse entre « fascisme » et « antifascisme » et entre « démocratie » et « fascisme », quand l’histoire européenne doit être lue comme un affrontement non pas entre deux mais trois forces : la démocratie, le fascisme et le communisme.
Il est dommage qu’une écriture agréable soit mise au service d’une thèse aussi fragile que rebattue. Si l’ouvrage d’Enzo Traverso est un livre de réaction, il faut cependant considérer avec sérieux les arguments qu’il oppose à l’historiographie « dominante » qu’il fabrique, en particulier à la thèse de l’« illusion » antifasciste de François Furet. Sa critique la plus forte peut être résumée ainsi : l’effondrement de l’ancien ordre libéral après 1918 n’offrait plus aucun idéal solide aux hommes décidés à combattre le danger fasciste. La démocratie libérale n’était plus, dans l’entre-deux-guerres, qu’un rempart défraîchi face à la menace nazie. Dans cette perspective, l’URSS pouvait apparaître comme un « barrage » plus efficace que les « forces traditionnelles d’un libéralisme déliquescent » (p.324). Elle seule pouvait fournir une « espérance » à un combat nécessaire. Mais comme cette espérance est présentée systématiquement par l’auteur comme juste et bonne, il boucle ainsi un raisonnement circulaire qui ne peut plus convaincre. Même si le choix communiste est devenu plausible – mais nullement nécessaire – du fait de la déroute passagère et accidentelle des systèmes libéraux provoqués par 1914, cela n’exclut en rien qu’il comporte un coût politique et moral incompatible avec la bonne conscience des hommes qui l’endossent. Le XXe siècle est un gigantesque piège tendu par l’histoire à la morale du bien. Il ne cesse d’en subvertir les formules et d’en perturber les jugements. Il n’est nullement nécessaire d’être « noltien » pour estimer que le livre d’Enzo Traverso est un combat politique d’arrière-garde.
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