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Un Usage politique de l’ésotérisme : l’exemple de la Nouvelle Droite

Peinture de Julius Evola (1917)Par Stéphane François 

La Nouvelle Droite est l’une des écoles de pensée les plus intéressantes du paysage politique de la droite radicale française. Du fait de sa longévité (elle est née à l’automne 1967), elle a connu plusieurs évolutions, voire plusieurs renouvellements de sa doctrine. Considérée par beaucoup d’observateurs comme foncièrement païenne, elle s’est pourtant rapprochée d’un courant de pensée, qui, lui, est perçu ses observateurs extérieurs comme étant fondamentalement monothéiste. En effet, l’abandon du positivisme et de l’occidentalisme au cours de la seconde moitié des années 1970 au profit d’une vision « traditionaliste », c’est-à-dire holiste et anti-moderne, fut l’une des évolutions majeures de la Nouvelle Droite à compter du début des années 1980.

La Nouvelle Droite

La structure la plus connue de la Nouvelle Droite reste le GRECE (ou Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation Européenne). Celui-ci est un groupe de réflexion qui a longtemps été situé à l’extrême droite révolutionnaire et européiste avant de s’en éloigner lors du départ, au milieu des années 1980, de ses éléments les plus radicaux, qui ont alors rejoint les différents partis et groupuscules de l’extrême droite française. Encore actuellement, le GRECE refuse le libéralisme politique d’essence anglo-saxonne ainsi que le modèle occidental qui en découle et défend un différentialisme culturel radical. Cependant, son anticonformisme pose le problème de sa classification dans le champ de la science politique et/ou de l’histoire des idées : « la “Nouvelle droite” est assimilée à l’extrême droite par nombre de journalistes, écrit Pierre-André Taguieff, stigmatisée en tant que néo-nazie par certains militants antifascistes, rejetée par la droite libérale pour son anti-américanisme radical, dénoncée comme procommuniste ou crypto gauchiste par les dirigeants lepénistes ou certains idéologues traditionalistes catholiques, accusée de fournir des armes idéologiques à la droite conservatrice, soupçonnée de faire partie d’une internationale “national-bolchevique”, suspectée enfin de vouloir séduire l’intelligentsia de gauche en lui ouvrant largement les colonnes de ses revues. […]. La confusion est manifeste[1]. » Selon Pierre-André Taguieff, « Il est difficile […] de situer le GRECE dans le champ politique : son rejet du nationalisme français l’oppose au Front National ; sa récusation du libéralisme et des “valeurs marchandes” le coupe des partis néoconservateurs à la française (“libéraux” et néo-gaullistes) ; sa dénonciation du “cosmopolitisme” l’éloigne des néo-socialistes “humanitaires”, “dialogiques” et “planétaires” ; son éloge d’une Europe impériale ne peut que déplaire à tous, aux nationalistes comme aux cosmopolites (“libéraux”, “écologistes”, “socialistes”) ; sa stigmatisation de l’ordre moral et des intégrismes (notamment catholiques et islamiques) le singularise dans une période où le théologico-religieux vient “fanatiser” et légitimer les passions nationales ou ethniques[2]. » De fait, les positions soutenues par les différentes structures néo-droitières varient énormément, allant de l’extrême droite à une forme d’anarchisme.

De plus, les positions idéologiques de ses membres évoluent, certains sortant de l’ornière de l’extrême droite, comme Alain de Benoist[3], tandis que d’autres au contraire s’y enracinent plus fortement, comme Guillaume Faye ou l’association Terre et peuple. A cela s’ajoute le fait que l’expression « Nouvelle Droite » est encore revendiquée par les éléments d’extrême droite les plus radicaux, qui ont quitté le GRECE au milieux des années quatre-vingt lors de l’évolution mixophile d’Alain de Benoist, aggravant la confusion. Malgré tout cela, les grécistes et les ex-grécistes, en partageant un nombre certain de références doctrinales communes, ont donné à la Nouvelle Droite son identité. L’une d’entre elles est la référence à la « Tradition ».

En effet, la Nouvelle Droite, à partir du début des années 1980, a consacré une très imposante littérature à cette notion. En outre, il se créa au sein de la Nouvelle Droite une tendance « traditionaliste ». De fait, « Dès la fin des années soixante-dix, ce basculement dans une thématique antimoderne était repérable dans les textes d’Alain de Benoist, dans le sillage de Spengler et de Julius Evola, et sous l’influence continue de Nietzsche.[4] » René Rémond s’est demandé si ce discours antimoderne néo-droitier n’était pas une résurgence « de la pensée qui inspira les contre-révolutionnaires du XIXe siècle, une simple réitération de l’Action française »[5]. Néanmoins, Alain de Benoist, bien qu’il ait beaucoup utilisé les thèses des traditionalistes et beaucoup écrit sur eux, ne peut être considéré comme l’un d’entre eux, ses idées étant souvent incompatibles avec un discours traditionaliste. Il ne peut pas non plus être considéré comme un réactionnaire.

Définitions

Afin de rendre cet article compréhensible au grand public, il est nécessaire dans un premier temps de définir quelques termes : « ésotérisme » et « tradition ». En effet, l’utilisation abusive de ces termes a galvaudé leur sens. L’ésotérisme, dont il sera question dans cette étude, est un monde foisonnant, souvent étrange au plus grand nombre : pour certains, il s’agit d’un terme « fourre-tout » ; pour d’autres, d’un discours volontairement « crypté » ; il peut aussi s’agir d’un ésotérisme traditionaliste, d’un Guénon[6] ou d’un Evola[7] -c’est cet ésotérisme qui nous intéressera dans cette étude ; ou enfin d’un discours gnostique. Ces différences de signification ont fait dire au spécialiste de l’ésotérisme Jean-Pierre Laurant que la pensée ésotérique pouvait être vu comme un « “mot autobus” où montent des gens qui ne se connaissent pas et qui descendront à des haltes différentes sans s’être parlé, mêlés à d’autres voyageurs, au hasard du trajet, n’ayant en commun que la destination[8] ». D’autres le voient comme un « mode d’existence souterrain de visions du monde qui se veulent alternatives aux savoirs “officiels” »[9]. Malgré cette impression d’hétérogénéité, il a été possible d’en établir une critériogie. Antoine Faivre, un spécialiste de l’ésotérisme, en a établi une, devenue classique, qui distingue six composantes, dont quatre essentielles (les correspondances, la Nature vivante, l’imagination et les médiations, l’expérience de la transmutation) et deux accessoires (la pratique de la concordance et la transmission).

Cette critériologie a été reprise par Jean-Pierre Laurant dans ses travaux, constatant qu’elle avait le double avantage de diminuer « les risques de confusions avec les disciplines classiques […] dont les champs recoupent celui de l’ésotérisme sans s’y confondre » et « de faire la part des fausses sciences que le besoin croissant d’irrationnel multiplie, d’autant que nombre d’entre elles s’avancent sous le masque ésotérique ou, à tout le moins, se couvrent du mot[10]. » Même s’il s’éloigne par la suite d’Antoine Faivre sur le point de la transmission, soulignant que « la pensée ésotérique développe dans l’histoire des modes spécifiques de transmission où prédominent l’oralité, la relation personnelle de maître à disciple, l’initiation et, dans une moindre mesure, le secret[11]. »

Quant au terme « tradition », il est non seulement galvaudé, mais il est, en outre, polysémique. Ainsi, l’ésotérisme traditionaliste, dont nous venons de parler, est appelé par les disciples de René Guénon et de Julius Evola « Tradition », avec un « T » majuscule, expression qui renvoie à la notion de « Tradition primordiale » de Guénon. C’est de cette tradition dont nous allons parler. La « Tradition » se confond aussi, en partie, avec ce que les auteurs anglo-saxons appellent le pérennialisme.

Le terme « tradition » vient du latin tradere signifiant « transmettre » et a plusieurs sens. D’un côté, il renvoie aux us et coutumes, à l’histoire, aux traditions populaires, bref ce qui est hérité du passé et ce qui dure, la permanence. Cela s’oppose donc à la nouveauté, au changement. En ce sens, ce mot peut être aussi synonyme de « dépassé ». Au sens religieux, la tradition est un corpus référentiel de mythes, de textes ou de rites. À la fois proche et distincte, la signification au sens ésotérique du terme est celle que lui donnent les représentants de la pensée traditionnelle. Ce sens développe l’idée d’une « unité transcendante des religions », pour reprendre l’expression de l’un de ses théoriciens, Frithjof Schuon. La « Tradition », selon la pensée traditionnelle, n’est que très secondairement d’ordre culturel : elle inspire, parfois, certaines activités culturelles ou sociales. Elle est essentiellement et fondamentalement d’ordre spirituel et métaphysique. Elle renvoie à une tradition unique, « primordiale », c’est-à-dire antérieure à toutes les traditions locales. Elle se présente aussi comme une doctrine métaphysique, supra humaine immémoriale, relevant de la connaissance de principes ultimes, invariables et universels. Ce discours est apparu, selon Antoine Faivre durant la Renaissance italienne chez certains humanistes, Marsile Ficin et Pic de la Mirandole notamment, qui tentèrent de chercher un dénominateur philosophico-religieux commun depuis les philosophes païens en incorporant des éléments de religiosités hellénistiques, stoïcisme, gnosticisme, hermétisme néo-alexandrin, néo-pythagorisme, aux religions abrahamiques, les kabbales juive et chrétienne, en passant par des éléments médiévaux.

Cependant, le mot « Tradition » au sens ésotérique et moderne du terme est apparu sous la plume de René Guénon qui affirma l’existence d’une « Tradition primordiale », dont tous les courants ésotériques, franc-maçonnerie comprise, et traditions religieuses en général ne seraient que des formes dégradées plus ou moins reconnaissables. Cette distinction apparaît dans son œuvre vers 1920. Selon lui, « la tradition primordiale est la source première et le fonds commun de toutes les formes traditionnelles particulières, et qui procèdent par adaptation aux conditions spéciales de tel peuple ou telle époque […][12] ». Toutefois, Guénon refusa le terme « Tradition » arguant le fait que les traditionalistes sont de mauvais connaisseurs de celle-ci.

Enfin, le terme « traditionalisme » possède une ambiguïté politique, celui-ci renvoyant couramment à la notion de traditionalisme politique, comme les contre-révolutionnaires ou les traditionalistes catholiques proches de Monseigneur Marcel Lefebvre. Toutefois, les traditionalistes néo-droitiers ne défendent qu’assez rarement les positions lefebvristes.

L’« École de la Tradition » et la Nouvelle Droite 

Indépendamment des recherches universitaires et de leurs conclusions, nous avons vu en introduction que la « Tradition » a fait son entrée au sein de la Nouvelle Droite, en tant que référence importante, à la fin des années 1970, via l’utilisation des oeuvres de Julius Evola et de Raymond Abellio (Georges Soulès 1907-1986), mais aussi à celles d’Alain Daniélou (1907-1994), de Titus Burckhardt (1908-1984), de Fritjof Schuon (1907-1998), d’Ananda K. Coomaraswamy (1877-1947), de Seyyed Hossein Nasr, etc. dans un grand nombre de publications (revues, brochures et essais). Abellio figure d’ailleurs dans le comité de patronage de Nouvelle École, la revue scientifique de la Nouvelle Droite. Par contre, l’œuvre d’Evola fut d’abord utilisée pour son aspect politique. Ainsi, en 1981, l’équipe d’Éléments écrivait que « Sans partager toutes ses vues et toutes ses analyses, les animateurs d’“Éléments” s’accordent à reconnaître en Julius Evola (1898-1974) l’un des observateurs les plus lucides et les plus pénétrants de notre temps, et en tout un homme dont le courage intellectuel, l’indépendance d’esprit et l’altitude morale forcent le respect. Quelles que soient les divergences philosophiques et idéologiques que peuvent faire naître ses écrits, Julius Evola demeure en effet, à bien des égards, un exemple[13]. »

De fait, la Nouvelle Droite a participé à faire connaître l’œuvre du métaphysicien italien et historien des religions en France. En effet, le GRECE publia, en 1977, dans la collection « Maîtres à penser » des Éditions Copernic, sa propre maison d’édition, un ouvrage collectif intitulé Julius Evola le visionnaire foudroyé.

C’est à cette époque qu’Alain de Benoist, après avoir intégré dans son corpus théorique les thèses de Nietzsche, de Heidegger et d’une partie de celles de Julius Evola, rejette l’individualisme moderne, pour conceptualiser un nouveau discours fondé sur une vision holiste, inspirée des sociétés traditionnelles. Cela l’amènera progressivement à abandonner la critique de l’égalitarisme.

Le traditionalisme a donc été d’abord utilisé par la Nouvelle Droite pour construire ou reconstruire un paganisme indo-européen, ou une spiritualité typiquement européenne. Ainsi, Guénon, auteur catholique puis musulman, fut mis à contribution au travers de ses textes sur la spiritualité indienne. En effet, il ne faut pas oublier que René Guénon se fit connaître comme orientaliste et par des études sur l’Inde et notamment grâce à la publication en 1921 de son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues. Selon René Guénon, l’Orient, et l’Inde en particulier, a conservé « presque intact le dépôt de la tradition primordiale et son aide permettrait de rassembler les élites occidentales […][14] ». La Nouvelle Droite a toujours considéré l’Inde comme le conservatoire du paganisme indo-européen, éradiqué en Occident par le christianisme.

Les néo-droitiers ont toujours eu une faiblesse pour les traditionalistes non chrétiens. En conséquence, ils ont privilégié Evola, lui aussi fasciné par l’Inde et l’Orient, à Guénon. Evola voyait dans l’Orient, un monde encore ouvert à la transcendance en opposition à l’Occident fermé à celle-ci. Il est l’un des rares traditionalistes qui aient su faire un exposé clair des doctrines orientales, en particulier du bouddhisme et du tantrisme car, contrairement aux autres traditionalistes qui s’intéresseront aux différents monothéismes, il préférera se pencher sur des formes de polythéisme et/ou de religions non abrahamiques. Il consacra d’ailleurs une part non négligeable de son œuvre à ce domaine d’étude, ses thèses ésotérico-politiques découlant directement de celui-ci, notamment des religions et des philosophies orientales. Evola est aussi utilisé pour réveiller la culture païenne européenne. Celui-ci était en effet persuadé que seul ce qui s’était éveillé pouvait se réveiller. Ce postulat influencera largement les néo-droitiers qui désiraient fermer la parenthèse de deux mille ans ouverte par le christianisme en Europe. En effet, selon eux, la culture traditionnelle, substantielle pourrions-nous même écrire, européenne, c’est-à-dire païenne, n’a pas été détruite par l’évangélisation de l’Europe : elle s’est mise en sommeil et attend les conditions favorables à sa renaissance.

Le traditionalisme a été aussi utilisé pour élaborer un discours antimoderne faisant de la modernité une aliénation polymorphe absolue. C’est là, l’un des aspects les plus intéressants du discours traditionaliste néo-droitier. À la suite de Julius Evola, ils considèrent le monde moderne comme essentiellement subversif et foncièrement décadent. Politiquement, cet « antimodernisme politique », selon l’expression d’Alain Renaut, est un courant philosophique né il y deux siècles. C’est une philosophie foncièrement pessimiste relativisant l’optimisme des Modernes. En effet, elle refuse « de faire confiance au temps »[15], contestant par-là l’affirmation que l’individu, comme principe et comme valeur, a réellement réussi à s’émanciper, la soumission à l’autorité traditionnelle étant progressivement remplacée par le socio-économique et la consommation.

Pour justifier ce discours, ils utilisent la théorie traditionnelle des cycles, que nous retrouvons par exemple chez Hésiode, mais qui ne doit pas être confondue avec celle de Nietzsche, même si elle en est proche sur certains aspects.

Ce discours correspond à la théorie des cycles énoncée par Julius Evola et René Guénon pour qui le « mythe du progrès » est l’ultime idole d’une civilisation matérialiste en complète dégénérescence spirituelle. Elle radicalise la critique du progrès dans la mesure où elle voit le déclin dans toute forme de progrès. Toutefois, elle garde un aspect déterministe, en l’occurrence en gardant l’idée que l’humanité se dirige nécessairement dans un sens donné. Cette vision est une progression involutive : l’Âge d’Or, est forcément derrière nous et nous nous dirigeons vers le pire. Cette théorie se fonde donc sur l’idée qu’à l’intérieur de chaque cycle, l’humanité suit un parcours allant de la perfection vers le déclin spirituel et vers le matérialisme, chaque cycle étant eux-mêmes dévolutif, c’est-à-dire allant vers un déclin toujours plus accentué : « L’histoire de l’humanité, en d’autres termes, est interprétée comme “entropie métaphysique”, comme chute, dégradation, déclin à partir d’un état primordial originel. Tous les auteurs traditionnels voient dans l’époque contemporaine le temps du Kali-Yuga, c’est-à-dire l’apogée de l’âge le plus noir, la phase terminale du cycle, le nec plus ultra du déclin spirituel. Le conflit entre Tradition et antitradition se cristallise en effet comme décadence – et c’est cette décadence que les décadents appellent “progrès”. L’opposition entre la pensée traditionnelle et l’idéologie du progrès s’avère donc totale, en même temps que d’une parfaite symétrie (mais d’une symétrie inversée) : tout ce que la conscience moderne analyse et comme progrès, l’école l’interprète comme déclin : la Renaissance est une chute, la philosophie des Lumières un obscurcissement[16]. »

Ce déclin, qui n’est que changement – il n’existe aucune société immobile —, serait accéléré par la quête matérialiste et individualiste de nos contemporains. « Le présent est odieux, écrit Michel Winock, en ce qu’il est une étape de la dégradation d’un modèle d’origine valorisé comme un temps béni, un paradis, perdu sous les coups de la modernité[17]. » En effet, le discours traditionaliste néo-droitier est un discours de la décadence qui rejette toute forme de progressisme. En effet, outre les auteurs traditionalistes antimodernes « classiques » (Guénon, Evola), les néo-droitiers utilisent, comme recours doctrinal pour formuler leurs thèses antimodernes, des auteurs comme Nietzsche et Spengler.

De plus, ils reprennent et conceptualisent la théorie des quatre âges présente dans l’œuvre d’Hésiode ainsi que celle de la tradition indienne, vulgarisée en Occident par Guénon : l’âge d’or/Satya-Yuga (l’âge de l’être), puis d’argent/Treta-Yuga (l’âge de la mère), du bronze/Vâpara-Yuga (l’âge de l’héroïsme), et enfin du fer/Kali-Yuga (l’âge sombre), le dernier âge correspondant à l’époque moderne. Ils sont donc tributaires du très important livre de René Guénon, La Crise du monde moderne, paru en 1927, qui avait réintroduit la doctrine indienne des quatre âges. Cette hétérogénéité discursive permet de comprendre certaines difficultés internes et certaines évolutions de leur pensée.

Ce discours sur la délitescence des mœurs est un thème classique de l’extrême droite depuis la Révolution française. Michel Winock distingue neuf constantes dans le discours dévolutionniste qui ne sont pas exhaustives : la haine du présent ; la nostalgie d’un âge d’or ; l’éloge de l’immobilité ; l’anti-individualisme ; l’apologie des sociétés élitaires ; la nostalgie du sacré ; la peur de la dégradation génétique et de l’effondrement démographique ; la censure des mœurs ; et enfin, l’anti-intellectualisme. Ce dernier point ne se retrouve pas dans le discours traditionaliste, celui-ci étant justement marqué par l’intellectualisme.

Racisme et traditionalisme

Au cours des années 1980, la Nouvelle Droite a des rapports ambigus vis-à-vis des Arabes et de l’islam sous l’influence contradictoire des traditionalistes et des différentialistes. En effet, elle a une relation ambivalente vis-à-vis de l’islam, structurée à la fois sur le rejet et la fascination, et qui dépend en grande partie de la tendance de la Nouvelle Droite que nous étudions : les pérennialistes l’acceptent au nom de René Guénon et de Frithjof Schuon, tous deux musulmans, certains même se convertissant. Les convertis considèrent alors que l’islam est la dernière religion permettant l’accès à la « Tradition primordiale ». Contrairement aux positions courantes des traditionalistes vis-à-vis des autres cultures, le recours à cette doctrine n’empêche pas certaines personnes du milieu étudié à persister dans le discours raciste.

Ainsi, certains évoliens proches des courants identitaires, mixophobes, refusent l’islam au nom de la défense des valeurs européennes. Ce qui n’est pas surprenant outre mesure. Il ne faut pas oublier en effet qu’Evola fut un antisémite et qu’il collabora à des recherches raciologiques allemandes même s’il condamna le racisme biologique des nazis et que Guénon n’avait que très peu d’empathie pour les civilisations sans écriture d’Afrique noire et des Amériques (l’intérêt des pérennialistes pour les civilisations amérindiennes est venu suite aux textes de Frithjof Schuon). D’autres l’acceptent : Claudio Mutti, qui représente le pôle traditionaliste-révolutionnaire de la Nouvelle Droite italienne, a écrit en 1985 un article, « Pourquoi j’ai choisi l’Islam », dans lequel il explique les raisons de sa conversion. Son traditionalisme étant nourri des théories guénoniennes, il considérait logiquement que « L’Islam se révélait à moi, non comme une nouvelle religion liée au milieu humain arabe, mais comme la forme la plus récente (adaptée aux conditions de la phase actuelle de notre cycle d’humanité) prise par la Tradition Primordiale dont été dérivées les traditions indo-européennes[18]. » De plus, cet auteur est fier de son parcours religieux qu’il compare à de prestigieux prédécesseurs : « […] je rappellerai ici les noms de René Guénon et de Michel Vâlsan (d’origine roumaine), du Suisse Titus Burckhardt et du Hollandais Martin Lings [sic], de l’Allemand Ludwig-Ferdinand Clauss…[19] »

Cependant, cette islamophilie, que nous trouvons surtout dans les milieux « traditionalistes-révolutionnaires », doit souvent être mise en parallèle avec un antisémitisme persistant. En effet, certains révisionnistes proches de ces milieux avaient des liens, dans les années 1980, avec la Libye, l’Irak ou l’Iran. Ce courant philo-arabe, à la suite du théoricien italien Franco Freda, incitait au Djihad au nom du combat contre le « plouto-judaïsme ».

Cela étant dit, il ne faut surtout pas oublier que le recours à la « Tradition » a permis à la majorité des traditionalistes de la Nouvelle Droite de sortir de l’ornière de l’extrême droite. Certes, ceux-ci continuent de professer le discours élitiste qui fut longtemps la caractéristique du GRECE et d’avoir une position conservatrice, mais ces traditionalistes ne peuvent plus être considérés comme des militants de la droite radicale, mais plutôt comme ceux d’une droite très conservatrice, en abandonnant toute forme de racisme. En effet, le fait d’adhérer à la « Tradition » implique corrélativement une évolution idéologique : le racisme y est analysé comme une manifestation de la modernité honnie. Guénon condamnait, dès 1921, dans son Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, l’idée d’une race aryenne et beaucoup de divergences existaient entre la pensée guénonienne et la pensée évolienne. Guénon critiquait notamment les références allemandes d’Evola. À ce titre, Pierre-André Taguieff a montré que Guénon a théorisé un traditionalisme à orientation universaliste qui fut repris par Schuon et Burckhardt.

Diffusions et limites de la pensée traditionnelle néo-droitière           

Au cours des années 1980, le courant traditionaliste a pris de l’importance, nous l’avons déjà dit au sein de la Nouvelle Droite. D’autres groupes se mettent alors en place un peu partout en France au sein de la nébuleuse néo-droitière. Durant le même temps, des groupes traditionalistes païens apparaissent, suite à l’influence conjointe des très peu chrétiens Julius Evola et Alain Daniélou. Ce dernier joue d’ailleurs un rôle particulier dans cet attrait comme le reconnaît Pierre Leroy : « Alain Daniélou aura fait plus que quiconque pour réveiller la conscience polythéiste des Européens en les initiant à la spiritualité de l’Inde dont il avait fait sa patrie d’élection[20]. »

Le recours au traditionalisme a eu aussi pour conséquence, le retour à des formes traditionnelles de monothéisme (islam soufi, catholicisme ou orthodoxie traditionaliste) d’un certain nombre de néo-droitiers. Cette évolution doctrinale entraîne souvent conjointement une évolution idéologique : une sortie de l’extrême droite au profit d’un conservatisme assez strict, mais n’ayant plus de lien avec une pensée d’extrême droite. Le retour au monothéisme donc, s’accompagne, pour certains, d’une intolérance pour le paganisme pourtant fortement présent dans les discours néo-droitiers, affirmant que seules les religions du Livre permettent de renouer le lien avec la « Tradition primordiale ».

Cette seconde génération des traditionalistes néo-droitiers ne possède pas la culture de leurs aînés, laissant à leurs lecteurs un goût de dilettantisme. En effet, leur interprétation des corpus théoriques traditionalistes est assez souvent littérale. De plus, imitant leurs maîtres très érudits, les traditionalistes néo-droitiers font certes preuve d’une érudition tout aussi impressionnante, « ostentatoire » pourrions-nous dire, mais qui laisse perplexe par son côté artificiel et plaqué, sinon par la construction assez délirante de leurs spéculations. Ces pratiques les desservent en mettant en évidence leurs faiblesses, c’est-à-dire une érudition dépourvue de réflexion. En effet, les traditionalistes néo-droitiers ont une tendance à faire entrer de force leurs autres références intellectuelles, quitte à les déformer. Toutefois, il ne faut pas systématiser car il existe dans le milieu traditionaliste néo-droitier un certain nombre d’auteurs dont la qualité scientifique de leur production est indéniable.

Enfin, une partie des néo-droitiers n’éprouvent toutefois aucun intérêt voire aucune sympathie pour la notion de « Tradition ». Ainsi, l’« archéo-futuriste » Guillaume Faye est complètement hermétique à ce genre de discours tandis que le national-bolchevique Christian Bouchet se moque de leurs tendances intellectualisantes et de leurs vagabondages spirituels. Enfin, l’écrivain identitaire Jean Mabire condamne la tendance des traditionalistes à se placer dans le sillage d’un maître : « Aussi je n’ai été le disciple d’aucun maître. Et je pense d’abord à Evola, que j’ai lu sur le tard sans être autrement troublé. Il me suffisait de découvrir les évoliens de diverses obédiences et leurs querelles pour ne pas avoir envie de me mêler à ces jeux assez stériles[21]. » En fait, à l’exception des groupes strictement traditionalistes, nous nous trouvons globalement dans une situation de « post-traditionalisme ».

Parallèlement au désintérêt pour cette forme de pensée, d’autres groupes traditionalistes réagissent à l’importance du courant traditionaliste néo-droitier. Certains traditionalistes refusent la mainmise de la droite radicale sur René Guénon. Ainsi Patrick Geay, le directeur de publication de La Règle d’Abraham a écrit un violent article consacré à « René Guénon récupéré par l’extrême droite »[22] dans lequel il se livre à une mise au point et réfute diverses interprétations de l’œuvre de Guénon par la Nouvelle Droite, qualifiées dans l’éditorial du même numéro de « propos parasitaires et pernicieux ». En effet, malgré l’aspect droitier de la pensée traditionnelle, la majorité des pérennialistes français est non politisée et représentée, par exemple, par les revues Connaissances des religions, La règle d’Abraham ou Vers la Tradition qui ne tiennent compte que des travaux spirituels et/ou ésotéristes.


Notes

[1] Cf. Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, Paris, Descartes et Cie, 1994, p. III.

[2] Ibid., p. 19.

[3] Jean-Yves Camus, L’extrême droit aujourd’hui, Toulouse, Éditions Milan, 1996, p. 21.

[4] Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., p. 24.

[5] René Rémond, Les droites en France, Paris, Aubier, 1982, p. 286.

[6] René Guénon (1886-1951) est une figure importante de l’ésotérisme contemporain. Dès ses premiers livres, il rejeta la modernité et le positivisme. Il eut une influence considérable à la fois sur les milieux traditionalistes et maçonniques et sur les milieux artistiques et littéraires.

[7] Aristocrate, artiste et philosophe d’extrême droite italien. Evola (1898-1974) est un penseur complexe et inclassable. Sa pensée est construite en réaction à l’aristocratie catholique, la tradition chrétienne et le « monde moderne ». Politiquement, Evola se plaçait dans une optique fascisante et européiste. Durant la Seconde Guerre mondiale, il se passionna pour les études raciales. Julius Evola réarma moralement, dès la fin de la guerre, l’extrême droite italienne, puis la Nouvelle Droite européenne.

[8] Jean-Pierre Laurant, L’ésotérisme, Paris, Éditions du Cerf, 1993, p. 8.

[9] Jacques Maître, « Ésotérisme et instances officielles de régulation des savoirs » in Jean-Pierre Brach et Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme. Mélange offert à Jean-Pierre Laurant pour son soixante-dixième anniversaire, Paris, Éditions du Cerf, 2007, p. 25.

[10] Jean-Pierre Laurant, L’ésotérisme, op. cit., p. 10.

[11] Jean-Pierre Brach et J. Rousse-Lacordaire, « Introduction », in Jean-Pierre Brach et Jérôme Rousse-Lacordaire (dir.), Études d’histoire de l’ésotérisme, op. cit., p. 18.

[12] René Guénon, Études sur l’hindouisme, Paris, Éditions traditionnelles, 1966, p. 112.

[13] Non signé, chapeau à l’article de Philippe Baillet, « Evola le dernier Gibelin », Éléments, nº 38, printemps 1981, p. 64.

[14] Jean-Pierre Laurant, « Guénon René », in Jean Servier (dir.), Dictionnaire critique de l’ésotérisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 577.

[15] Alain Renaut (dir.), Histoire de la philosophie politique, tome 4, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 364.

[16] « Présentation », Krisis, nº 3, pp. 7-8.

[17] Michel Winock, « L’éternelle décadence », Lignes, nº 4, octobre 1988, p. 62.

[18] Claudio Mutti, « Pourquoi j’ai choisi l’Islam », Éléments, n°53, printemps 1985, p. 39.

[19] Ibid., p. 39.

[20] P. Leroy, chapeau à « Sagesse d’Alain Daniélou », Éléments, nº 107, décembre 2002, p. 59.

[21] Jean Mabire, « Itinéraire païen », in Collectif, Païens ! Cheminements au cœur de la véritable spiritualité de l’Europe, Saint-Jean-des-Vignes, Éditions de la Forêt, 2001, p. 111.

[22] Patrick Geay, « René Guénon récupéré par l’extrême droite », La Règle d’Abraham, n° 16, décembre 2003, pp. 3-12 et p. 2.

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