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Les formes contemporaines de l’antimaçonnisme

Source inconnue

Par Jean-Pierre Bacot

L’antimaçonnisme, associé à l’antijudaïsme, voire l’antisémitisme est pour beaucoup un sinistre souvenir des années 1930.  Mais le fantasme perdure, sous une forme, abêtie, mais tout aussi haineuse, associée au mythe des Illuminati,  le tout relayé comme il se doit en  notre époque, par les réseaux sociaux. Ce phénomène nous est décrit, en une lecture kaléidoscopique  par une réunion de chercheurs et chercheuses de haut niveau que Philippe Schreiber a coordonnée dans un ouvrage qui mérite de figurer dans toutes les bibliothèques : Les formes contemporaines de l’antimaçonnisme, Université de Bruxelles, 2019.

Schreiber, dans sa présentation intitulée « les habits nouveaux d’une passion séculaire », pose l’antimaçonnisme contemporain comme se nourrissant, outre du souvenir des discours hostiles du passé – ces « forces occultes » qui menacent la Tradition- d’une certaine mode du complotisme, mais aussi d’une idéologie antisystème et d’une volonté de transparence. Il existe également des fixations religieuses perdurantes, tout cela formant une pensée de caractère paranoïde alimentée, si ce n’est amplifiée, par les réseaux sociaux. C’est aussi d’une inculture crasse que témoignent les formes du discours antimaçonnique contemporain. L’auteur, dans un heureux élargissement, s’attache à la situation africaine où l’appartenance maçonnique de certaines élites locales alimente la méfiance tenace d’une partie de la population.

A la suite, Jérôme  Rousse-Lacordaire, l’une des têtes pensantes de ce qui reste de la famille dominicaine s’attache à décrire minutieusement la manière dont la sainte église apostolique et romaine est lentement passée de l’affrontement au dialogue. Il commence à rappeler le tollé que souleva des deux côtés de la barrière, en 1961, l’invitation dans une loge de Laval du Grand orient de France  du père Riquet, jésuite, pour une conférence. Il explique ensuite comment l’Eglise considérait il n’y a pas si longtemps la franc-maçonnerie comme son contraire, à cause d’un secret assimilé à un complot, mais aussi comme une concurrente qui, même lorsqu’elle ne se réclamait pas d’une forme d’athéisme, introduisait avec le relativisme un gros ver dans le fruit, sans parler d’un ésotérisme qui n’était pas du goût du Vatican. Rousse-Lacordaire termine sa contribution par une autre affaire, celle de l’entrée en loge du père Pascal Vesin en 2001 à Annecy et de son expulsion de l’Eglise. C’est donc un durcissement que l’on constate aujourd’hui, situation peut-être liée au fait que la maçonnerie, dans sa diversité, se porte bien en France alors que l’Eglise y est moribonde, ce que l’auteur évite de souligner.

Avec : « De l’ancien au nouveau ? Facettes de l’antimaçonnisme contemporain », Olivier Dard interroge les médiations que prend aujourd’hui la haine du franc-maçon et du juif associé, à travers des publications dont les auteurs usent parfois de faits-divers pour mener une pseudo contre-enquête, qui mène évidemment aux maçons Illuminati qui nous gouverneraient en un arrière plan secret.  Par ailleurs, les réseaux sociaux ont construit une image de ces Illuminati largement oublieuse des origines bavaroises du mouvement pour en faire une composante majeure d’un « imaginaire conspirationniste collectif » qui est amplement à l’œuvre, mais très difficile à combattre dans la mesure où il ne propose aucun véritable argument, mais des certitudes. L’auteur termine par une note quasi optimiste dans la mesure où il considère que l’antimaçonnisme se trouve dilué dans ce processus contre-culturel.

Emmanuel Kreis avec « la propagande anti judéo-maçonnique dans la France contemporaine » aborde la question par un aspect qui rappelle les années trente et les décennies qui ont précédé l’acmé de cette association entre juifs et maçons. Il interroge les médiations très modernes qui, venues pour partie du monde anglo-saxon, rendent le spectateur familier des thèmes complotistes, à travers des séries comme X-files, tout ce qui véhicule des phénomènes étranges, dans une manière de gérer l’imaginaire qui n’a rien de négatif en soi, mais qui permet que se greffent sur les habitudes qu’elle construit de vielles lunes qu’internet va permettre de réactiver. On lira le développement passionnant établi par Kreis entre le new age, les extra -terrestres et le complot judéo-maçonnique.

Ce rôle d’internet, présent dans tous les textes de cet ouvrage collectif, Cécile Vandepellen-Diagre et Emmanuelle Danblon le creusent fort utilement, dans la mesure où tous les ennemis de la maçonnerie y tiennent position. A propos des « rhétoriques de l’antimaçonnisme sur internet », les auteures investiguent les catholiques traditionnalistes « réactionnaires intégraux », les islamistes, les extrêmes droites et, plus difficiles à cerner, les antisystèmes ésotériques. Le point commun de toutes ces marges est de désigner la maçonnerie comme repoussoir et bouc émissaire. A propos des ésotéristes anti système, la dernière phrase de ce texte est éclairante «  L’avenir nous dira si (cette catégorie), la plus troublante, la plus difficile à analyser par son hétérogénéité, est en train de signer la fin d’une modernité qu’on croyait immortelle ».

Que la jeunesse soit aujourd’hui le relais de cette dynamique, Stéphane François le montre. Il s’est en effet intéressé à la persistance de l’antimaçonnisme chez les adolescents et les jeunes adultes contemporains. A travers une série d’entretiens qualitatifs, l’auteur s’est aperçu que ces jeunes manquaient cruellement de références culturelles hors de leurs quelques référents générationnels et que leur antimaçonnisme était largement fantasmagorique. Son article commence par essayer de définir ce que pourrait être une culture jeune, entre pop culture et contre-culture. Stéphane François en vient ensuite à l’antimaçonnisme qui passe souvent par le rap et se réfère presque immanquablement aux Illuminati. La dernière partie de son propos pose la question du statut de l’antimaçonnisme des jeunes et le place dans une longue lignée historique ignorée des intéressés. Il est intéressant de constater l’auteur que les jeunes musulmans reprennent des arguments très proches de ce ceux des catholiques de jadis. Cependant, Mais le rejet de la maçonnerie que beaucoup expriment s’avère essentiellement astructuré.

Quant aux Illuminati, il fallait bien regarder de quoi ils retournent aujourd’hui. Jacinthe Mazzocchetti traite  à ce propos  de «théories conspirationistes et du  mythe Illuminati », à travers une enquête qu’elle a effectuée dans les quartiers précarisés de Bruxelles. Le fait qu’elle commence par avouer ne pas être spécialiste de cette question rend encore plus fort  l’évidence qu’elle ait été happée par un discours constant. En allant peut-être au delà de la pensée de l’auteure, nous soulignerons que la qualité de son analyse des phénomènes de relégation sociale et géographique et de discrimination scolaire, de la carence des politiques publiques, des dénis de maître, de l’expérimentation de la violence, pour reprendre quelques têtes de chapitre, font du mythe Illuminati « le cœur d’un monde sans cœur, l’esprit d’une époque sans esprit, l’opium du peuple ». Jacinthe Mazzocchetti, montre quelle vision conspirationniste du monde préfabriquée peut être adoptée sur un fond de colère et d’anxiété.

Jean-Philippe Schreiber apporte sa pierre à l’édifice qu’il a construit en réussissant à montrer une continuité : « le complot des juifs et des francs-maçons : une réappropriation islamique de l’imaginaire chrétien du XIXème siècle. » Il part d’une fatwa décrétée contre la maçonnerie par l’organisation de la conférence islamique présidée par le roi Fayçal d’Arabie en 1978. Il montre que ce sont les chrétiens d’orient qui ont servi de transmetteurs de ce qui s’était constitué chez les catholiques romains comme hostilité antimaçonnique,  encycliques à l’appui. Les arguments s’appuient sur le secret, l’obéissance aveugle du maçon, la solidarité, le caractère anti religieux et révolutionnaire, le lien avec le judaïsme, l’existence de Supérieurs Inconnus, le caractère ismaélien, du nom d’une variante honnie de l’Islam. En un mot : la maçonnerie serait une hérésie.

Valérie Assan illustre la variété des approches de cet ouvrage en étudiant ce que fut le passage de l’antisémitisme judéo-maçonnisme dans ce qu’elle nomme « les métamorphoses du complotisme dans l’Algérie coloniale.». Valérie Assan explique que malgré le rôle de Drumont, député d’Alger de 1898 à 1902, dans la diffusion de idées d’extrême droite, le discours complotiste eut du mal à s’imposer en Algérie. Quant à la période contemporaine, la permanence de l’idée d’un complot est à relier à l’imaginaire arabe dans le conflit avec Israël.

Qui eût cru que les  Britanniques mangeraient de ce pain noir ? Amanda Brown-Peroy décentre elle aussi le débat en se penchant sur ce qui renait aujourd’hui comme antimaçonnisme en Grande-Bretagne. La situation est paradoxale, du fait que la franc-maçonnerie est née dans ce pays. Certes, depuis le Masonry dissected de 1730, une méfiance existe dans une partie de la population, qui se manifesta jusqu’y compris dans un rapport parlementaire et un projet de loi demandant une transparence des appartenances dans les années 1990, laquelle fut récusée par la justice. Il est vrai qu’à cette époque la Grande loge unie d’Angleterre et ses filiales écossaise et irlandaise avaient amorcé une décrue qui se poursuit (selon une dynamique que ne relève pas l’auteure).

Ce parcours se termine  avec un travail d’Andrea Pantazopoulos sur l’utilisation de la théorie du complot en Grèce. Cette étude permet de voir de près ce que fut la détestation de la maçonnerie par l’Eglise orthodoxe hellénique, qui s’organisa particulièrement à partir de 1930. C’est une véritable critique de l’universalisme qui s’organisa sur une base nationaliste, les juifs et francs-maçons étant censés vouloir supprimer les identités locales. Sur le plan religieux, c’est aussi d’une crainte d’un oecuménisme également diluant qui est en jeu, avec le soutien de l’extrême droite. Le club de Biderberg qui réunit essentiellement des hommes politiques et des économistes et est considéré par les complotistes comme un gouvernement mondial occulte, le nombre 666, attribué au diable, tout y passe qui dénote la peur d’un pouvoir ploutocratique.

Magnifique dessert… Dans sa postface, Jean-Philippe Schreiber revient dans des pages lumineuses sur le paysage mental, voire cognitif, des adeptes de la théorie du complot qui associent volontiers juifs et francs-maçons. Il faudrait pouvoir reproduire ce texte dans son intégralité, Reprenant, entre autres références, ce qu’Hannah Arendt avait noté sur le caractère plus confortable du mensonge par rapport à la vérité, Schreiber explique le succès du complotisme par la simplicité qu’il offre à des esprits déboussolés. Il précise que si l’extrême droite relaye volontiers ce simplisme, celui-ci est  parfois repérable à l’autre bout du spectre politique. Ces personnes, insérées dans le présentisme, ne savent pas que leur discours circule depuis deux siècles et plus.

C’est peu de dire que cet ouvrage collectif est à la fois passionnant et utile. La renaissance de l’anti-maçonnisme, souvent associé à l’antijudaïsme et arc-bouté sur le mythe des Illuminati réactivé par l’industrie de l’imaginaire nous inquiétera moins si nous en connaissons finement les tenants et aboutissants, ce que cet ouvrage nous permet, avec un travail collectif dont nous ajouterons in fine, qu’il est d’une lecture fort agréable.

(Une première version de ce texte est parue sur le blog Critica masonica)