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Des différentes tentatives d’investissement de la musique par l’extrême droite

hitlerjugend prop3Par Gildas Lescop

« Cette machine tue les fascistes ». Cette phrase collée sur la guitare de Woody Guthrie, grande figure du folk américain engagé dans les luttes sociales de son temps, signifiait que la musique pouvait être une arme efficace dans les combats politiques. Forts de cette conviction, nombreux seront les artistes qui, du folk protestataire au rock contestataire, voudront, à sa suite, se doter d'un arsenal sonore afin de changer la société. D'une rafale de notes bien ajustée, la guitare comme substitut de la kalachnikov, saurait certainement réduire au silence tous les fascistes et leurs affidés. Et si les fascistes s'emparaient à leur tour de cette redoutable machine ? Perspective guère concevable a priori tant le rock et l'idéologie fasciste ne semblaient pas alors faire bon ménage.

La musique rock en général est en effet volontiers associée dans l’imaginaire collectif à un état d’esprit où se mêlent des notions telles que la jeunesse, l’insouciance, la liberté, la contestation et la révolte… Cela préjugeant d’un certain nombre de valeurs et d’un catalogue d’attitudes ne paraissant pas être précisément ceux traditionnellement véhiculées par une extrême droite habituellement appréhendée comme éprise d’ordre et de discipline et supposée restreindre ses goûts musicaux aux marches militaires et aux opéras wagnériens. Il est vrai que les idéologies qui, en Europe, s’était incarnés dans les différents régimes autoritaires affiliés au nazisme n’avait guère fait preuve de modernité et d’ouverture musicale en condamnant la diffusion et l’écoute de la musique américaine, à savoir le jazz, et en persécutant ses amateurs, comme les zazous en France.

Les origines noires de ces nouvelles sonorités étant jugées comme inconvenantes, les danses indécentes et le tout comme portant atteinte à l’héritage culturel de ce continent. De la même façon, après la guerre, les rescapés idéologiques de ces régimes et leurs proches continuateurs condamneront pareillement et pour les mêmes raisons toutes les nouvelles musiques d’influence étrangère, et notamment le rock, dont l’écoute ne pouvait que s’avérer moralement, socialement et politiquement subversive. Pourtant, l’on verra bientôt en Europe et ailleurs, des chanteurs et chanteuses, des groupes et même certains courants musicaux se réclamer, guitare en main, plus ou moins ouvertement et plus ou moins sérieusement de cette idéologie. Qu’il se pare de provocation ou qu’il assume ses convictions, l’improbable tandem rock et extrême droite recouvre donc une réalité de fait. Non seulement la machine de Woody Guthrie n’avait pas tué tous les fascistes, mais ceux-là même ont pu s’en emparer.

Comment une musique incarnant de par ses origines le mélange et la diversité et honnie à ce titre par toute l’extrême droite, a-t-elle ou servir de support à des idéologies empruntes de racisme et de xénophobie ?

C’est que faisant fi du fond, c’est à dire du caractère généralement métis de toute musique, c’est sa forme, et plus précisément sa force, son énergie communicative, qui allait bientôt séduire jusqu’aux jeunes d’extrême droite. Toutes ces nouvelles sonorités leurs sembleront, à eux, militants, plus que les mots seuls, susceptible de produire des émotions mobilisatrices. Les déluges de décibels et les foules en délire des grandes messes rock’n’roll allaient frapper par analogie ceux-là que les grandes messes nationale-socialistes fascinaient déjà. Ces jeunes extrémistes allaient être séduit par cet aspect extrême de la musique. Subjugués par la soumission du public pouvant être opéré par le rock, ils décèleront, dans cette subordination collective complète des existences individuelles à un pouvoir sonore dictatorial, une dimension éminemment totalitaire de la musique potentiellement exploitable.

Finalement, l’arme en bois de Woody Guthrie, mise en scène, habillée, éclairée, électrifiée, amplifiée, acclamée, adulée, ne révélait-elle pas là une nature profondément fasciste ?

Dès lors, et le temps passant, les milieux ultranationalistes, vieillissants, restés résolument hostile à tout cette agitation, vont se trouver eux-mêmes confronter, dans leur propre camp, à une nouvelle génération de militants qui, bercée et conquise par tous ces nouveaux rythmes, pensera que le temps pourrait être venu pour elle aussi de passer à la pratique, afin de goûter à son tour ce grisant pouvoir, tout en diffusant, par ce biais, ses propres idées. Voici comment le très chevronné militant d’extrême droite Jack Marchal* raconte la façon dont l’idée de faire de la musique, de monter des groupes orientés idéologiquement, a progressivement fait son chemin dans cette mouvance en France : « Nous avons été quelques-uns à en avoir l’idée, au même moment. L’esprit du temps s’y prêtait. Tout un climat avait été préparé par l’irruption d’un rock américain explicitement sudiste, par l’imagerie gothico-runique des formations de hard rock, (…). (En Angleterre) un groupe appelé les Cortinas s’était taillé un joli succès avec son tube « I wanna be a fascist dictator ». (…) De plus, on l’a un peu oublié, le milieu des années 1970 avait vu s’affirmer un peu partout en Europe des rocks indigènes, s’exprimant en langue locale, ce qui leur donnait ipso facto une coloration identitaire, bien qu’ils soient fréquemment très à gauche.1»

Cette motivation nouvelle de l’amateur éclairé ajointe à la conviction bien ancrée du militant déclaré, se limitera, pour certains, au plaisir de jouer pour soi, puis pour tous ceux appartenant au même cercle de connivence idéologique, des chansons faisant la part belle à leurs idées. Pour d’autre, cette motivation admettra bientôt une ambition plus large : atteindre le grand public, avoir du succès, profiter de cette notoriété pour diffuser le plus largement possible leurs opinions. Pour autant, la tâche ne sera pas aisée et la première difficulté pour ces « militants-musiciens » sera, déjà, de convaincre leur propre camp. Certes, les vieux milieux d’extrême droite n’étaient pas étrangers aux notions de propagandes avec, en plus, historiquement, une solide expérience passée en matière d’esthétisation de la politique et, par la même, d’instrumentalisation de la musique. Mais encore s’agissait-il de musique classique ou traditionnelle, et non de tout cet univers rock perçu, par eux, comme excessivement permissif et pernicieux, peuplé de cheveux longs, d’idées libérales et de drogues. De fait, il sera à ces jeunes militants bien souvent aussi difficile d’introduire cette musique dans leur milieu politique que d’intégrer leur politique dans celui de la musique.

Car, seconde difficulté, le monde de la musique se montrera en effet bien peu disposé à leur égard si ce n’est résolument hostile. Cette situation obligera les groupes à palier ce manque de relais de l’une ou l’autre manière : soit en s’assurant le soutien logistique et notamment financier de quelques formations politiques à la fois proches et complaisantes, prêtes à (s’) investir dans de tels projets. Soit se résoudre à monter ses propres structures de production et de diffusion en empruntant, de la sorte, à l’extrême gauche ses modèles de gestion dites « alternatives ». Ce qui amènerait une partie de l’extrême droite, après s’être convertit au rock, à faire encore une entrée inopinée dans le monde de l’underground musical.

Compte tenu de ces obstacles structurels mais aussi conjoncturels, l’extrême droite d’alors se résumant généralement à des groupuscules sans audience, les quelques projets musicaux qui verront le jour suite à ces premiers engouements, resteront le plus souvent cantonnés à une diffusion pour le moins confidentielle. C’est que les discours réactionnaires ou fascisants, alors peu en phase avec « l’air du temps » et les aspirations de la jeunesse, seront, en ces années 1960, peu susceptibles de rencontrer, avec ou sans musique, un quelconque écho auprès du grand public.

Il faudra attendre les années 1970 pour que l’extrême droite puisse se prévaloir, ici et là, de quelques petits succès dans le domaine de la chanson. En France, par exemple, dans un contexte marqué par la guerre froide et la décolonisation, un Jean Pax Méfret* saura s’attirer une petite notoriété, spécialement auprès des « pieds noirs », en exaltant, sur le mode nostalgique, la mémoire des français d’Algérie. Avec un répertoire également axé sur l’anticommunisme et glorifiant les traditions militaires, « le chanteur de l’occident » s’assurera aussi une certaine popularité au sein des écoles et casernes de l’armée. Dans un registre plus populaire, pour ne pas dire populiste, un Michel Sardou, par le truchement de son parolier Pierre Delanoë, militant d’extrême droite, contribuera, à sa manière, à diffuser plus largement quelques thèmes que l’on pourrait qualifier de réactionnaires. Ainsi de l’évocation attendrie de l’empire colonial avec « le temps des colonies » ou la défense vindicative de la peine de mort avec « je suis pour ». Bien que niant toute sympathie avec l’extrême droite et préférant se présenter comme un « anarchiste de droite », Michel Sardou aura, un temps, fait figure de « facho » de la chanson française et plusieurs de ses concerts seront, à ce titre, l’objet de manifestations hostiles.

A un niveau plus théorique, les quelques jeunes militants nationalistes toujours résolus pénétrer le monde de la musique, pourront au moins bénéficier, à partir des années 1970, d’une sorte de légitimation idéologique puisée du côté du GRECE*. Véritable école de pensée de toutes les droites extrêmes, c’est au sein de cette officine française que s’élaborera, autours d’intellectuels aussi adroits qu’à droite, toute une tactique visant au renouvellement et à la diffusion d’une doctrine d’inspiration néofasciste. Ceci au travers d’une refonte des termes et des concepts habituellement employés dans les milieux nationalistes mais aussi et surtout par la mise en place et l’encouragement de nouvelles pratiques telle que l’entrisme et le noyautage. S’inspirant pour leur propre compte de la pensée du théoricien marxiste Antonio Gramsci* selon laquelle la conquête du pouvoir politique passerait d’abord par la conquête de l’hégémonie culturelle, ces intellectuels définiront donc comme objectif prioritaire d’exercer la plus grande influence possible dans tous les domaines de la « culture ». Cette stratégie consistant à « subvertir les esprits » inspirera nettement les courants nationalistes révolutionnaires*, notamment en Italie, pays ou se structurera et se développera à la fin des années 1970, principalement sous l’égide de ce courant, une importante scène musicale d’extrême droite.

D’une scène de militants-musiciens…

Cette scène émergera durant les « années de plomb », dans un intense climat de tension, d’affrontement et de violence, fruit d’un terrorisme sanglant2. Emanation directe des mouvances nationalistes, celle-ci se construira au sein même des structures et des organisations fascisantes. Elle trouvera ainsi son origine et prendra son essor à l’occasion des « camps Hobbit3 », organisés par le Fronte della Gioventù4, qui rassembleront chaque été, de 1977 à 1979, les jeunes militants de différents courants de l’extrême droite italienne dont le très influent courant nationaliste révolutionnaire. Lieu d’échanges et d’expérimentations, ces camps d’été, qui auront été finalement plus fécond en matière de création musicale ou graphique qu’au niveau de la pensée politique, contribueront à faire émerger une sorte de contre-culture d’extrême droite.

Les groupes la Compagnia dell’Anello*5, les Amici del Vento*, formés par des militants de l’Alternativa Nazionale, ainsi que Janus apparaîtront comme les figures de prou et les formations phares issues de ces rassemblements. Si les deux premières formations s’inscriront dans la tradition folk des groupes de musique nationaliste de cette époque, Janus, formé en 1976, apportera lui le son hard Rock des années 1970. D’inspiration nationaliste révolutionnaire et conformément aux bases idéologiques de ce courant, les textes feront fréquemment référence à la mythologie et à des thèmes épiques, à l’héritage de l’empire romain ou de l’Europe celtique plutôt qu’à l’Italie seule. Seront également évoqués, sur le mode du martyrologe, les affrontements passés et présents avec l’extrême gauche. Diffusée par le biais de radios libres tenues par des sympathisants nationalistes, cette musique prendra le nom de rock alternatif*.

Au début des années 1980, suite à l’attentat de la gare de Bologne et du départ en exil vers la France ou la Grande-Bretagne de nombreux militants d’extrême droite, cette scène connaîtra un certain ralentissement de son activité, mais restera, de par son ancienneté et sa longévité, son importance et son dynamisme, un modèle et une référence pour tous les tenants d’un rock nationaliste, ou plutôt « alternationaliste » d’envergure. Ce modèle, initié et animé par des militants qui s’improviseront musiciens sera, en grande partie, durant cette période, éclipsé par un autre modèle, porté, cette fois-ci par des musiciens qui s’improviseront militants. Cela marquera la transition d’une mouvance musicale issue d’un milieu politique à une mouvance politique issu d’un milieu musical. Dit d’une manière plus imagée, on passera d’une mouvance rock très politique à une mouvance politique beaucoup plus rock’n’roll. La nouvelle scène qui émergera sera en effet à la fois plus radicale sur le fond et sur la forme, plus bruyante et plus brutale dans ses propos et dans ses attitudes. A une musique engagée emplie de convictions succédera une musique beaucoup plus enragée et non exempt de provocations.

à une scène de musiciens-militants

C’est en Angleterre, au milieu des années 1980, que se développera cette scène musicale ultranationaliste d’un genre nouveau et qui connaîtra un grand retentissement non seulement outre-Manche, mais aussi dans le reste du monde, en se diffusant largement.

Durant cette période marquée par l’avènement du libéralisme thatchérien, la musique populaire britannique, alors étroitement liée à des mouvements de mode successifs exerçant une grande influence sur la jeunesse, allait en partie s’engager sur le terrain de la politique en prenant alors position contre la Dame de fer6. Face à cet engagement, à gauche, du monde de la pop, l’extrême droite britannique développera toute une stratégie d’entrisme et de récupération qui se soldera, chose restée inédite, par le détournement partiellement réussi d’un mouvement de mode et d’un courant musical entier.

Ces années 1980 verront la Grande-Bretagne sombrer dans une crise sans précédent. Ebranlée par le choc pétrolier de 1973, l’économie anglaise basculera alors dans l’inflation et la récession. En 1976, le pays comptera un million de chômeur, soit 200 000 de plus en un an à peine. Ce chiffre continuera sa progression entre 1978 et 1982, augmentant de 300 %. Partout se multiplieront, dans le pays, de graves et violents conflits sociaux, grèves mais aussi émeutes dans les quartiers pauvres tels que Brixton où les populations antillaises et indiennes subiront la crise de plein fouet en plus d’un harcèlement policier incessant7. Phénomène révélateur de cette époque de désenchantement, le mouvement punk surgira à la suite du mouvement hippy, résumant la situation à sa manière, d’un « no future » rageur et désespéré.

Ce climat délétère favorisera l’émergence de discours xénophobes et alarmiste, tel celui prononcé en 1968 du député ultraconservateur Enoch Powell*, et contribuera à faire sortir de son isolement politique un parti d’extrême droite, le National Front*. En contrepoint et faisant écho à cette situation à sa manière, le milieu musical britannique reflétera lui aussi, en partie et à des degrés divers, ce climat général pour le moins sensible. Par provocation les punks exhiberont des croix gammées, par dérision, le monde de la pop flirtera avec l’imagerie nazie, par croyance ou conviction des stars aussi en vue que David Bowie* se répandront en déclarations profasciste tandis qu’Eric Clapton* émettra publiquement son souhait de voir se préserver une Angleterre blanche tout en affirmant son soutien à Enoch Powell.

Voyant dans cet ensemble de circonstances l’occasion de sortir du néant, le National Front ambitionnera bientôt de devenir la troisième force politique du pays. Pour ce faire, il semblera d’abord nécessaire à ce parti, alors essentiellement composée de militants âgés, de mettre en œuvre une stratégie visant à attirer à lui un électorat plus jeune. Par l’intermédiaire de sa branche jeune, réactivée pour l’occasion, les Young National Front, le NF conduira alors une intense, et plutôt habile8, campagne de séduction envers la jeunesse en investissant stades de football9 et lieux de concerts. Considérant, à ce propos, la scène musicale anglaise dans son ensemble et conscient de son importance de par son impact sur les teenagers, Joe Pearce*, grand organisateur des YNF et maître d’œuvre de cette opération de racolage, jettera son dévolu sur le mouvement skinhead* et sur leur musique, la oi!*, en affirmant d’une manière péremptoire que « la oi! représentait le courant musical du NF ». Cette déclaration présomptueuse provoquera la surprise des groupes10 et autres acteurs de cette scène11 qui devront alors bientôt faire face à un afflux de militants d’extrême droite dans leurs concerts. Ceux-ci deviendront alors un lieu d’affrontement et se termineront bien souvent en batailles rangées12.

Finalement, le NF ne pourra rallier à sa cause aucun de ces groupes et cette brutale tentative de récupération n’aboutira qu’à jeter le discrédit et l’opprobre sur ce type de musique13 et sur l’ensemble du mouvement skinhead qui, les médias aidant, allaient être l’un et l’autre durablement assimilé à une mouvance de dangereux néo-nazis14.

Toujours déterminé, malgré tout, à mener à bien son projet de séduction de la jeunesse par la musique, le National Front créera alors son propre label, très explicitement nommé White Noise Records, afin de susciter et de soutenir de nouvelles formations musicales nationalistes qui seraient directement liées à ses réseaux. Le NF finira par trouver son « héraut » en la personne de Ian Stuart*, leader du groupe Skrewdriver*, formation punk en 1977 mais qui, après remaniement, deviendra dans les années 1980 skinhead et ultranationaliste, inaugurant un mélange des genres caricatural, mais qui ne tardera pas à se propager et à faire de nombreux émules15 de par le monde. Avec l’aide logistique et financière du NF, Ian Stuart, via Skrewdriver, mettra en place les premiers concerts RAC, Rock Against Communism, organisés à la fois en réaction et sur le modèle des populaires manifestations antiracistes du RAR, Rock Against Racism. Ian Stuart définira ainsi la fonction que devait revêtir l’organisation de tels évènements : « la musique est très importante dans notre mouvement. Pour nous, cela concerne beaucoup de gens plus jeunes que les politiciens ne peuvent pas toucher. Car beaucoup trouvent la politique ennuyeuse… Aller à un concert c’est plus marrant… nous pouvons ainsi atteindre beaucoup plus de gens. Si les jeunes écoutent les paroles et qu’ils y croient, alors ils vont s’impliquer dans le parti nationaliste de leur propre pays16 ».

Au milieu des années 1980, cette scène RAC, fer de lance d’un rock ultranationaliste particulièrement virulent, parviendra, dans l’ombre, sans publicité, du fait des menaces d’interdiction ou de contre-manifestations, à se développer néanmoins notablement, attirant, ici et là, des centaines de fans et faisant émerger dans le sillage de Skrewdriver de nouveaux autres  groupes estampillés RAC17. La collaboration entre Ian Stuart et le National Front allait cependant prendre fin quand ce parti, alors en quête de respectabilité, prendra conscience que les skinheads embrigadés sous sa bannière lui portait, du fait de leur exubérance et de leur comportement indiscipliné18, un fort préjudice en matière d’image19. Il n’y aura donc plus d’intérêt, pour une formation désireuse d’incarner « l’ordre », à continuer à soutenir une mouvance si tapageuse et désordonnée, politiquement incontrôlable, médiatiquement ingérable, ne contribuant qu’à effrayer et éloigner de lui une grande partie de l’électorat britannique, peu encline à accorder ses suffrages à un « parti de naziskins »20.

Cette rupture amènera donc Ian Stuart, Skrewdriver et les autres groupes RAC à devoir s’organiser d’une manière autonome et à mettre en place, à l’instar de la scène punk et en inaugurant à cette occasion une sorte de « Do It Yourself » d’extrême droite, leurs propres structures d’information, de production, de promotion et de distribution. Ceci sera fait d’abord par l’intermédiaire d’une publication, nommé « blood & honor », puis par la création d’un label répondant au même nom. Le tout devant progressivement constituer un réseau à vocation internationale21 ouvert à tout ce que le monde pouvait compter de mouvances et de courants musicaux situés à droite de la droite, Ian Stuart ne désirant pas restreindre ses activités à la seule tendance skinhead22. Dans cet état d’esprit, ouvrant la voie et voulant montrer l’exemple, lui et ses musiciens iront jusqu’à jouer différents genres de musiques sous divers noms23 afin d’approcher le plus large public.

D’une variété de musiques fascisantes…

Peu désireux, pour ces raisons pratiques et tactiques, de se cantonner à un courant particulier, d’y imprimer une marque autre que politique. Peu soucieux, même, de vouloir fonder un style propre ou d’avoir l’ambition de créer une œuvre personnelle et originale, la démarche de ces instrumentistes amateurs mués en professionnels de l’instrumentalisation, apparaît là profondément opportuniste et révélatrice d’une vision uniquement pragmatique de la musique, rabaissant celle-ci à n’être qu’un moyen en étant au service d’autre chose qu’elle-même. Basée sur la croyance d’un pouvoir persuasif de la musique, celle-ci se trouve réduite à n’être qu’un outil au service d’un discours, d’une idéologie. Dès lors, sa dimension créatrice et artistique passe au second plan puisque le principal critère d’évaluation n’est plus tant sa qualité intrinsèque, que sa capacité à remplir une fonction politique. Au nom de cette vision fonctionnelle, les groupes issus de la scène RAC se détacheront donc progressivement de leurs premières influences punk et oi!, jugées trop étroites, pour intégrer de nouvelles sonorités issues du metal afin de prendre pied dans un milieu attractif et prometteur, pour eux, car composé pour l’essentiel d’un public blanc et exhibant déjà toute une imagerie guerrière, paganisante, voire même fascisante24. Certes, toute cette iconographie, plus clinquante que convaincante, était le plus souvent employée à des fins de dérision ou de transgression, mais, pour les groupes RAC, elle offrira une voie d’accès leur permettant de masquer, si nécessaire, un fond de conviction sous un masque de provocation.

Le fait est que la scène metal, dans son ensemble et malgré les gloses faites à son encontre, ne se montrera guère réceptive à ce genre de message, les refusant quelquefois, les ignorant le plus souvent25. Indépendamment des réseaux naziskins, ces idées seront néanmoins reprises et affirmées par une petite frange du black metal26 qui trouvera là une sorte d’aboutissement dans leur funeste surenchère visant à incarner le mal sous toutes ces formes, quitte, parfois, à faire voisiner, sans grande cohérence, le satanisme avec le national-socialisme. Campant une branche dissidente et relativement insignifiante du black metal, les tenants du NSBM*, national-socialist black metal, courant apparu les années 1990 dans les pays scandinaves, se voudront être, quant à eux, les « purs et durs » de cette tendance. Purs, ils condamneront la dérive commerciale du black metal et défendront une approche extrêmement underground de la musique. Durs, leurs textes feront ouvertement l’apologie du national-socialisme, du paganisme et de l’antisémitisme. Mais là encore, le NSBM, en tant que style, n’existera qu’à travers son orientation idéologique. Non organisée politiquement et peu soucieuse, ou incapable, de l’être, cette mouvance ésotérique ne suscitera pas non plus, à l’extrême droite, de convoitises particulière de la part de partis peu enclins, en matière de scandales et de publicité négative, à passer du « fascisme de pub » des « crânes rasés » au « nazisme de caves » de ces « têtes chevelus ».

Pour les militants plus sérieusement impliqués politiquement, notamment dans les courants nationalistes révolutionnaires, et peu attirés, ne serait-ce que musicalement, par la brouillonne radicalité de la scène skinhead ou par les obscures excentricités de la scène black metal, les débuts des styles électroniques et le développement, à la suite, de la musique industrielle, sera pour eux l’objet d’un grand intérêt et d’une forte attirance27. Cet agencement de nouvelles sonorités leur semblera être l’expression d’une musique typiquement européenne, c’est-à-dire affranchie des origines noires communes à bien des musiques28. L’attrait proviendra des ambiances froides et martiales évoquant à la fois la pensée futuriste29 et l’atmosphère hiératique des cérémonies fascistes. Les groupes, tel Laibach*, officiant dans ce registre mais niant, d’une manière plus ou moins convaincante30, toute accointance idéologique avec l’extrême droite, argueront, pour leur part, que ces mises en scène sonores et visuelles, particulièrement saisissantes, devaient être comprises comme participant d’une réflexion sur le totalitarisme livrée à l’état brut. Il était cependant certain que l’emploi de rythmes militaires, le port d’uniformes, la mobilisation de toute une symbolique inspirée de l’imagerie nazie devait immanquablement attirer un public d’extrême droite n’ayant pas compris, ou passant outre, que tous ces groupes, apparemment fascistes, participaient ainsi d’une dénonciation particulièrement subtile du fascisme.

Il est vrai que l’on peut s’interroger sur la pertinence, l’ambiguïté même, d’une démarche consistant à inviter le public à partager une expérience, massive, de fascination, voire de fascisation. Un tel spectacle, ne jouant que sur les émotions, ne produit en effet que des impressions brutes au détriment des facultés de raisonnement et de jugement. C’est pourquoi il semble contradictoire, voire malhonnête, de prétendre que l’on se livre à un exerce d’information et de réflexion quand ce genre d’opération de sidération collective conduit précisément à faire perdre à l’individu tout discernement. Ce sentiment de dissolution de la personnalité et du sens critique sera ainsi formulé, à la sortie d’un concert de Laibach, par un spectateur visiblement troublé : « C’était néo-fasciste, mais je ne sais pas si c’est une blague. J’aimerais bien le savoir… C’est juste que j’ai ressenti inconsciemment le désir de marcher au pas. Mon amie aussi je crois. J’ai éprouvé quelque chose pour un pays qui n’est pas le mien, et ce désir de défiler… était-ce sérieux ? 31». La question est posée…

Il est vrai que la musique industrielle se distinguera, d’abord et surtout, par une recherche artistique faites de performances, volontairement provocatrices, censées interpeller le public sur sa condition de spectateur manipulable et au-delà, de citoyen manipulé. Ce courant, en axant sa réflexion sur l’influence des médias de masse, entendra montrer comment une population peut être contrôlée. En délivrant, sur le fond, un message paranoïaque et jouant, pour la forme sur le totalitarisme, en utilisant dans une mise en scène exaltante, des symboles politiques très connotés, la scène industrielle contribuera néanmoins à ouvrir une brèche dans laquelle des groupes ou des personnes se réclamant réellement d’idéologies extrêmes s’engouffreront avec délice. Dans ce cas, il ne s’agira évidemment plus de dénoncer mais de créer un trouble, un flou afin que l’inacceptable puisse devenir potentiellement acceptable. Là encore, et exception faite de Laibach, cette démarche ne concernera en général que des groupes très secondaires, peu innovateurs, qui n’auront fait que profiter de cette faille de la scène industrielle, pas toujours bien assumée, pour faire passer un message qui n’aura plus rien à voir avec les intentions premières des pionniers du genre. Reste à savoir si les provocations du black metal ou les ambiguïtés de la musique industrielle n’auront pas permis, si ce n’est une réelle propagation des idées d’extrême droite, limitée ça et là à des groupuscules très underground, peu actifs politiquement et guère créatifs musicalement, une certaine banalisation ou relativisation de ces idéologies, ne serait-ce que dans ses formes.

à une musique fascisante de variété

Pour beaucoup de militants d’extrême droite toujours désireux de s’appuyer sur la musique pour diffuser leurs idées, ces petites avancées seront cependant jugées insuffisantes, voire insignifiantes. Ces « micro-scènes » leurs apparaissant trop marginales, trop violentes sur la forme et sur le fond, excessives, incapables de toucher le plus grand nombre, improductives, voire même, contre-productives sur le plan politique. En matière de musique, les sirènes nationalistes semblant aussi peu capable de produire un chant harmonieux qu’à dissimuler leur vraie nature démoniaque.

Déterminés à sortir enfin de l’outrance et des provocations stériles et décidés à en finir avec les errements et les impasses du passé, une nouvelle génération de propagandistes cherchera à s’inspirer de la réussite des rares groupes provenant des milieux ultranationalistes à avoir rencontré un succès commercial d’envergure afin de reproduire et, si possible, généraliser un parcours à leurs yeux exemplaire. Les Böhse Onkelz* et surtout les Ultima Thule*, formations issues l’une et l’autre de la mouvance skinhead d’extrême droite, feront à ce titre, figure de modèles. Le Rock alternatif italien, en tant que scène toujours active, redeviendra également une référence, tant sur le plan du discours que de la musique. Cette fois-ci c’est en France, sous l’appellation RIF pour « Rock identitaire français » que se construira une dernière tentative, en date, de construction d’une scène musicale militante.

Le RIF apparaîtra dans les années 1990 avec pour projet de produire et de diffuser une musique certes orientée politiquement mais avant tout susceptible de toucher le plus grand nombre en évitant, pour ce faire, les bravades inutiles ou les prises de position trop radicales. Pour sortir à la fois d’un underground musical guère fédérateur et des groupuscules nationalistes peu rassembleurs, ce nouveau courant voudra réunir sous cette étiquette des groupes partageant une certaine connivence idéologique mais surtout capable de faire preuve d’une raisonnable modération, ne serait-ce qu’en apparence. L’objectif principal étant de rester accessible et acceptable tant sur la forme que sur le fond. Le but étant de gagner les faveurs du grand public, puis, fort de ce succès et sur le modèle des Cranberries32, profiter de cette notoriété valant pour légitimité, pour émettre quelques opinions ayant encore quelques problèmes de recevabilité auprès du plus grand nombre.

Si la musique se veut plus consensuelle33, l’état d’esprit se revendique néanmoins « rebelle ». Pourfendant le conformisme ambiant et méprisant le politiquement correct tout en évitant les références idéologiques trop marquées, le RIF se présentera communément au travers d’une énumération de qualificatifs assez variés comme étant, suivant les définitions glanées ici et là, national, européen, identitaire, historique, contestataire, révolutionnaire, indépendant, libertaire, social, politique, idéaliste, radical, écologique, ethnocentriste…  le RIF entendant se présenter comme un courant ouvert. Récusant, à ce titre, le traditionnel clivage droite-gauche considéré comme dépassé, le RIF prétendra se placer à la tête d’un combat les opposant, eux, en tant qu’identitaires, à tous les mondialistes, qu’ils se réclament du libéralisme ou du socialisme, mais incarnant, l’un et l’autre, l’idéologie dominante. Un discours reprenant les thématiques grècistes du « centre contre périphérie » et très orienté nationaliste révolutionnaire de par sa volonté à incarner un « front antisystème » ayant vocation à rassembler toutes les oppositions radicales.

Le démarrage de cette scène sera donné, au début des années 1990, avec Vae Victis, premier groupe estampillé RIF. Tous les membres apparaitront étant comme des proches du Front National et l’un d’entre eux se révèlera être un ancien skinhead d’extrême droite anciennement versé dans le RAC. Ce disque sortira avec le soutien de la SERP, le label musical de Jean Marie Le Pen. Dans le prolongement de l’esprit du Rock alternatif italien, ce disque proposera un rock peu agressif, mâtiné d’influence folk gaëlique. D’autres groupes suivront bientôt dans le même état d’esprit, mais dans des styles allant de la cold wave au folk en passant par le metal ou la musique industrielle, dénotant la volonté du RIF de toucher tous les publics. Le groupe Basic Celtos poussera le plus loin cette stratégie d’infiltration en s’investissant, dans les premiers temps, dans le rap identitaire.34

Tout à leur stratégie visant à atteindre les masses et le succès commercial, de grands efforts, relevant du marketing, seront, sinon faits, du moins envisagés, pour tenter de sortir le RIF du cercle des convaincus d’avance. Sur ce point, et révélant, au passage, la duplicité du RIF, Fabrice Lauffenburger, du groupe Vae Victis, ne manquera pas d’idées : « Chaque groupe doit pouvoir endosser plusieurs noms différents et ainsi jouer les invités surprise, franchir les barrières érigées par les réseaux de distribution et participer aux tremplins Rocks. Pourquoi ne pas pratiquer la stratégie des pochettes doubles ? Une destinée à usage interne, facilement identifiable par les sympathisants, l’autre sous un faux nom pour le grand public. Créons des associations en pagaille à chaque opération afin de brouiller les pistes. Dans le but de toujours atteindre un nouveau public, montons des compilations rock ouvertes, mélangeant des groupes neutres et groupes politisés. Sachons exploiter les thèmes de société faisant l’unanimité en nous les appropriant et en y apportant notre lecture différente des faits : mondialisation, écologie, drogue, misère sociale. Apprenons à ne pas lire dans un discours tempéré un signe de mollesse mais au contraire l’expression d’une radicalité à l’état brut. Plus notre discours est extrême et provocateur, plus nous remplissons le rôle que nous assigne le système. Sortons de notre ghetto ! Reformuler la façon dont nous présentons nos idées pour les rendre acceptables à nos concitoyens, voilà l’objectif du RIF35 ».

En fait de sortie de ghetto et de volonté d’apparaître sous un jour nouveau, les premiers concerts des groupes de RIF se feront sous l’égide du Front National, à l’occasion des fêtes des Bleu Blanc Rouge, en 1996 et 1997. Désireux de trouver des soutiens musicaux mais peinant à embrigader des artistes reconnus, les dirigeants du FN penseront trouver, du côté de ces nouvelles formations, un appui auprès de la jeunesse. C’est en tout cas le point de vue que défendra Damien Bariller, dans l’organe officiel du FN, Français d’Abord,  à des lecteurs frontistes qu’il semble deviner peu réceptifs : « L’influence du RIF peut donc se révéler déterminante dans la séduction de franges de la jeunesse en révolte contre le prêt à penser du système. On peut ne pas aimer le rock et lui préférer la musique classique. On peut considérer que ces jeunes groupes ne produisent pas encore une musique de la qualité technique de leurs concurrents du Système, faute de temps et d’argent. Mais on ne peut faire l’impasse sur la démarche qui les anime, sur leur volonté d’en découdre et de ne pas laisser le champ libre à ceux qui embrigadent la jeunesse française au service de leur sale cause uniformisatrice et déracinée36 ».

Suite à la scission du Front National, l’ensemble des protagonistes du RIF se rangeront du côté du MNR de Brunot Mégret, les cadres de ce mouvement se révélant être plus proches du courant nationaliste révolutionnaire37 que les fidèles de Jean-Marie Le Pen. Faisant suite à cette proximité idéologique et sous l’impulsion de Brunot Mégret, un festival RIF sera organisé, dans sa ville de Vitrolles, le 7 novembre 1998. Cette première expérience, en France, de collaboration politico-musicale entre un parti d’extrême droite et des groupes de rock nationaliste aboutira, à la différence de l’Italie, à un fiasco total. En cause principalement l’absence de public, moins de trois cents personnes présentes ce jour là, avec, pour conséquence directe, pour la mairie un douloureux échec financier.

Outre cette expérience peu convaincante et guère motivante, si l’on en juge par les ventes de disques, l’exposition médiatique, le nombre de concerts donnés et la mobilisation du public, par exemple, et pour reprendre des critères de réussite visés par le RIF lui-même, il semble bien, qu’à ce jour, la stratégie de ce courant musical ait échoué et que ce dernier soit dans une impasse. A cela on peut trouver plusieurs raisons.

Pour commencer, le RIF fut constamment l’objet de nombreuses divisions et de sérieux antagonismes, à l’instar des circuits underground et des cercles groupusculaires qu’il prétendait pourtant pouvoir dépasser. Reportant de vieilles querelles idéologiques ou de simples rancoeurs personnelles sur le terrain musical, le RIF n’eu qu’une unité de façade derrière laquelle s’affrontait tout un ensemble de structures plus ou moins concurrentes et plus ou moins hostiles les unes envers les autres.

Au-delà de ces luttes intestines, le principal échec du RIF aura été de ne pas avoir pu, ou su, se présenter comme un courant musical à priori indépendant, à défaut d’être neutre, alors que ce point était précisément au cœur de sa stratégie « grand public ». Malgré un souci de modération dans les propos, le RIF s’avèrera incapable de masquer ou de se démarquer de ses attaches et affinités partisanes. Le solide passé de militants d’extrême droite, dans différents partis ou groupuscules, de la plupart des musiciens ou acteurs de la scène RIF, l’apparition de groupes estampillés « RIF » sur des compilations, aux côtés de groupes RAC appartenant à la mouvance skinhead ultranationaliste, les prestations données à l’occasion des fêtes de Front National, tout cela allait très rapidement lever toute ambiguïté concernant la nature réelle de ce courant musical. Ne pouvant plus, dès lors, s’appuyer sur des réseaux ou des structures indépendantes, le RIF se trouvera dans l’incapacité de s’ouvrir à un autre public et sera condamné à rester dans cet underground d’extrême droite, ce « ghetto » politique qu’il prétendait pourtant, bien hardiment, pouvoir transcender. Dépendant, désormais, financièrement et politiquement de son milieu d’origine, voulant bien, mais ne pouvant plus s’en détacher, le RIF qui souhaitait échapper à un cercle vicié se retrouve donc, finalement, dans un cercle vicieux.

A tout cela, il faudrait ajouter un dernier argument qui peut apparaître subjectif mais qui, en matière de musique, joue tout de même un rôle non négligeable, il s’agit la question de la qualité intrinsèque de ces œuvres. Là où tout ce déploiement de stratégie a échoué, le talent seul, peut-être, aurait pu faire la différence. Car, c’est bien ce qui a permis à certains groupes musicaux plus ou moins liés à l’extrême droite d’émerger, malgré les polémiques faites à leur encontre.

L’ambition d’une Panzerdivision mais le talent d’une photocopieuse

Il y aura donc eu de nombreux projets ayant consisté à vouloir utiliser les musiques en vogue pour y associer des contenus politiques dans l’espoir que l’influence supposée de ces premières, notamment auprès de la jeunesse, saurait profiter à la diffusion de ceux-ci. Ces différents tentatives, qui emprunteront bien chemins et qui prendront bien des formes, auront connu, selon les pays, les époques, les contextes et les protagonistes concernés, des fortunes diverses. Néanmoins, ce qui apparaîtra toujours, qu’elle soit, comme en Italie, le fruit d’une émanation directe des mouvances nationalistes, ou, comme en Angleterre, le résultat d’une captation d’un phénomène de mode, c’est le caractère profondément opportuniste de la scène musicale d’extrême droite. En effet, loin d’innover dans quelque domaine que ce soit, cette dernière ne se présentera que comme investissant, s’appropriant, détournant ou subvertissant des styles déjà existants, afin d’y insérer, in fine, son propre discours.

Cette stratégie de la récupération tous azimuts, pratiquée au détriment de la création pure, n’aboutissant qu’à proposer du folk, du rock, du metal d’extrême droite… en limitera donc fortement, sur le plan strictement musical, non seulement l’intérêt mais encore et surtout la portée. Ne se distinguant ni sur le plan de la qualité et encore moins sur celui de l’originalité, ces versions, fonds sonores mis au service d’un discours politique, ne pourront guère, en se limitant à cette fonction, prétendre sérieusement intéresser un public autre que celui des convaincus d’avance, ne suscitant au-delà de ce cercle de connivence que de la réprobation ou, au mieux, de l’indifférence. En l’absence de l’émergence d’un style original de musique portant en propre la marque de ces milieux fascisants et puisqu’il n’y a pas, à proprement parler, une façon fasciste de jouer de la musique, il n’y aura finalement jamais eu que des « fascistes » s’essayant à différents genres musicaux, produisant une musique de fascistes pour les fascistes.

Ainsi, et c’est un fait, ces groupes auront beau changer de noms, changer de style, se démultiplier sous une forme ou sous une autre, leur audience restera globalement la même. La fidélité de ce public sera à la fois, pour la scène musicale d’extrême droite, une chance et un inconvénient. Une chance puisque, pour peu que le message soit clairement identifiable, les militants et sympathisants nationalistes se montreront volontiers consommateurs de toutes productions proposées, permettant ainsi à cette scène d’exister d’une manière autonome, ou plutôt, de subsister en vase clos. Mais ce sera également un inconvénient, car les groupes appartenant à cette mouvance, trouvant là un espace sécurisant, parfois même à la mesure de leurs ambitions ou de leurs capacités, auront dès lors le plus grand mal à dépasser ce milieu et, n’ayant pas de concurrence interne ou externe à affronter, à se dépasser eux-mêmes.

Qui plus est, tous ces groupes musicaux d’extrême droite, aussi divers soient-ils dans leurs styles, pourront-ils réellement songer rencontrer un succès d’importance tant que leurs opinions n’auront pas l’assentiment du grand public ? Aussi longtemps qu’il en sera ainsi, il semble bien qu’en la matière, la recherche de la notoriété ne puisse s’envisager que sous le biais du renoncement feint ou consenti à toute forme de radicalité. Notoriété contre intégrité, succès contre sincérité, c’est le débat commun à toutes les scènes dites underground. Mais plus généralement, que ce soit en matière de musique ou de politique, il semble bien que la clef du succès réside dans la recherche d’un consensus. Il semble dès lors difficile d’être à la fois, dans le fond ou dans la forme, radical et consensuel. Le fait est, par exemple, que les très rares groupes issus de mouvances sonores et politiques extrême, ont pu ou su accéder à une certaine renommée « en baissant d’un ton » dans tous les domaines. Ainsi, loin de se servir de cette notoriété fraîchement acquise pour revendiquer une quelconque démarche militante, ces groupes n’auront souvent eu, au contraire, pour souci premier d’occulter leur passé et de passer sous silence leurs sympathies premières afin de pouvoir continuer à jouir tranquillement de leur succès. En musique comme en politique, la réussite signe la fin de bien des radicalités…

Quelles que soient les formes qu’elle a pu prendre, la scène musicale d’extrême droite a finalement échoué à n’être qu’autre chose, pour le moment, qu’une contre-culture très marginale, et peut être plutôt appréhendée, de par sa manque de créativité et sa propension à investir des styles et à camper des sous-courants, comme n’étant qu’une sous-culture de la contre-culture. Dans l’immédiat, Le risque serait plus à situer dans l’affirmation et la consolidation d’un underground d’extrême droite, comme c’est le cas dans les pays de l’est, du fait de leur histoire politique récente. Après des années de « socialisme réel », la « culture contre » ne pouvant lui être là-bas, que radicalement inverse.

Car, plus que toutes les stratégies de récupération et d’infiltration, c’est avant tout le contexte social, politique et économique qui, plus sûrement, détermine les chances de réussite de tel ou tel forme de musique protestataire. Le discours inscrit dans une musique n’a de chance d’être reçu et accepté par le plus grand nombre que si le contexte le permet. Dès lors, la musique, et son influence supposée, ne joue plus qu’un rôle secondaire. La musique, seule, ne produit pas de changements sociaux ou politiques, elle ne fait que les accompagner ou, au mieux, les révéler. Elle n’est que l’illustration sonore de bouleversements profonds en train de s’effectuer dans une société donnée.

C’est pourquoi l’on peut se demander si le discours a une si grande importance. En tous cas, ironie de l’actualité récente et pied de nez adressé à tous les militants des courants droitiers qui se sont beaucoup investis pour pouvoir exprimer leurs idées au travers de ce médium, les deux courants, réputés actuellement comme étant les plus dynamiques dans le nord et le sud de l’Europe et les plus marqués à l’extrême droite, sont le Gabber hollandais et la Makina espagnole, courants tous deux issus de la scène techno hardcore, c’est-à-dire provenant d’une scène musicale n’offrant ni paroles ni discours. C’est sûrement qu’avant tout, il est demandé à la musique d’être festive, récréative, et qu’à ce titre, les chansons fortement militantes n’ont tendance qu’à satisfaire ceux qui ont vraiment envie d’entendre ce genre de discours et d’être conforté dans leurs certitudes. La mise en musique de slogans peut sinon vite s’avérer rébarbative pour tous les autres. C’est aussi que, dans une société tendant au communautarisme, le Gabber ou la makina, accusant ce phénomène, font implicitement office de marqueur « ethnico-musical » sans qu’il soit besoin qu’un discours vienne encore souligner ou revendiquer cet état de fait.

Post-scriptum

A côté de ces courants musicaux décrits précédemment et animés par des militants d’extrême droite convaincus du bien fondé de leur idéologie, il s’est aussi trouvé des rock stars qui, chantant devant des foules gigantesques, au milieu de décors pharaoniques, se sont vu exercer un pouvoir considérable sur leur public, provoquant de véritables phénomènes d’hystérie. Ivre de ce fabuleux pouvoir, de cette terrible puissance de fascination, ivre de leur propre culte, ces rocks stars en sont venu parfois à formuler des réflexions plus ou moins abouties, plus ou moins subtiles, concernant le fascisme ou le nazisme38. Ces réflexions prendront souvent la forme de provocations plus ou moins sérieuses où de déclarations plus ou moins hasardeuses. A ces stars que l’on pourrait considérer comme moins coupable puisque superficiellement lié à l’extrême droite, il faudrait cependant rappeler qu’au-delà du spectacle, de la mise en scène et au-delà du show, au-delà de ce vécu, des questionnements personnels et leurs recherches inabouties d’absolue, le nazisme ne fut pas qu’un simple spectacle, mais avant tout une réalité monstrueuse.

Notes

1 Collectif, Rock haine roll, origines, histoires et acteurs du Rock Identitaires Français, une tentative de contre-culture d’extrême droite, édition no pasaran, Paris, mai 2004.

2 Plus de 600 attentats commis entre 1969 et 1980 qui auront fait 362 morts et 172 blessés[]. De 1969 à 1975, les organisations clandestines d’extrême droite seront responsables de 83% des actions violentes de 90,2% des assassinats politiques (83 sur 92). Les proportions changeront après 1975, mais le terrorisme d’extrême droite restera fort jusqu’en 1985, avec, notamment, l’attentat contre la gare de Bologne, le 2 août 1980, qui fera 85 morts. (sources : Daniele Ganser, NATO’s Secret Armies – Operation Gladio and Terrorism in Western Europe, London, 2005. Frédéric Attal, Histoire de l’Italie, de 1943 à nos jours, éd. Armand Colin, 2004.

3 Dénomination faisant référence à l’univers de Tolkien au travers de son ouvrage majeur « Le seigneur des anneaux ». Ce livre, publié pour la première fois en Italie en 1970 par les éditions Rusconi, deviendra rapidement une référence et une source d’inspiration pour la jeunesse d’extrême droite italienne. A l’inverse, Umberto Eco et l’ensemble de la gauche italienne condamneront l’œuvre de Tolkien comme étant de nature obscurantiste et réactionnaire.

4 Le Front de la jeunesse, organisation issue du MSI, Movimento Sociale Italiano, parti néo-fasciste.

5 Encore une référence à l’univers de Tolkien.

6 Yasmine Carlet, stand down Margaret, l’engagement de la musique populaire britannique contre les gouvernements Thatcher, Mélanie Séteun, Clermont-ferrand, 2004.

7 Jean-Claude Sergeant, La Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, 1979-1990, Editions Presses Universitaires de France, 1994. Roland Marx, L’Angleterre de 1945 à nos jours, Paris: Armand Colin, 1996. Jean-Pierre Dormois, Histoire économique de la Grande-Bretagne au XXe siècle,  Collection les Fondamentaux. Paris: Hachette, 1998.

8 Par l’intermédiaire du journal « Bulldog », le NF se fera l’écho des matchs de football, des concerts avec un ton compréhensif tranchant avec le ton des autres journaux qui incriminaient toutes ces manifestions de « voyous » et véhiculera au passage l’idée qu’être NF, c’est être un vrai « rebelle », contre les parents, les profs, les autorités…

9 Le stade représentant un lieu d’expression, un vivier de recrutement et un terrain idéal d’entraînement pour les cadres du mouvement. Bill Buford, parmi les hooligans, Editions UGE 10/18, 1996.

10 La majorité des groupes de oi! de cette époque avaient plutôt une sensibilité de gauche et confirmeront par la suite leur engagement antifasciste et antiraciste.

11 Le principal artisan de cette scène, Garry Bushell, étant alors un sympathisant socialiste. Le journal Bulldog publiera son adresse en le qualifiant de « traître à sa race ».

12 A l’occasion d’un de ces concerts de oi!, Garry Bushell sera poignardé à plusieurs reprises. George Marshall, Spirit of 69, a skinhead bible, ST publishing, Dunoon, Scotland, 1991. Garry Bushell, story of oi !, http://www.garry-bushell.co.uk/oi/index.asp.

13 Lescop Gildas, 2003,  « Honnie soit la oi! », Copyright Volume ! Autour des musiques actuelles, vol. 2, n° 1, pp. 109-128.

14 Réagissant à cette dérive, le fanzine hard as nail lancera sa « campain for real skinheads » tentant de rétablir l’image du « vrai skinhead » contre tous ceux qui, issus du NF, n’en avaient plus que l’apparence. Le groupe britannique The Oppressed oeuvrera de même au travers de la musique oi! en se faisant les propagandistes, en Angleterre, puis en Europe, du mouvement SHARP, les « Skin-Heads Against Racial Prejudice ».

15 Si, avant l’apparition de Skrewdriver, peu de skinheads étaient des militants d’extrême droite, après son apparition, beaucoup de militants d’extrême droite deviendront skinheads, du moins en apparence, par une adoption généralisée de ce « look » dans cette mouvance. Eric Rossi, Jeunesse française des années 80-90 : la tentation néo-fasciste, Collection : Travaux et recherches Panthéon-Assas Paris II Droit-Economie-Sciences sociales, Editeur : LGDJ / Montchrestien, Paris, 1995.

16 Interview de Ian Stuart, Skinheads : la haine, Envoyé Spécial, A2, 10.1991.

17 Les principaux groupes RAC, tels Skrewdriver, No Remorse, Brutal Attack, pour ne citer que les premiers du genre, ne se définiront jamais comme étant des groupes de oi! music mais comme appartenant plutôt à l’univers du rock.  Paradoxalement, alors que tous ces groupes et la scène RAC, en général, renieront, ou plutôt ignoreront, une grande partie de la « culture skinhead » originelle et, en particulier, les influences pluriculturelles de ce mouvement, c’est pourtant cette image très frelatée de la oi! et du skinhead qui, exportée par l’intermédiaire du RAC et répétée à travers journaux, télévision et films, s’imposera finalement dans bien des esprits comme « archétypale » du skinhead et de sa musique.

18 Les formations d’extrême droite qualifieront bien souvent les skinheads « d’anarchistes de droite ». Eric Rossi, Jeunesse française des années 80-90 : la tentation néo-fasciste, Collection : Travaux et recherches Panthéon-Assas Paris II Droit-Economie-Sciences sociales, Editeur : LGDJ / Montchrestien, Paris, 1995.

19 Il en sera de même, en France, avec le Front National.

20 Le NF ne parviendra pas, de toute façon, à réaliser ses ambitions électorales, notamment à cause de crises internes et de scandales à répétitions liées à des affaires de mœurs. Beaucoup de skins, de fait guère investis politiquement, souvent engagé par provocation plus que par conviction, abandonneront alors ce parti, soit pour tout arrêter, dans la plupart des cas, soit pour se radicaliser, en rejoignant des formations ouvertement nazies et tournées vers l’action violente telles que le British Movement ou le National Socialist Action Party.

21 Il y aura des RAC organisés par « Blood & Honor » dans la plupart des pays européens (RFA, Italie, Suède, hollande…) Les USA, quant à eux, interdiront leur territoire à Skrewdriver et à Ian Stuart.

22 Pour Ian Stuart, l’engagement politique primait alors sur le fait d’être skin ou non.

23 Skrewdriver enregistrera du hard rock sous le nom des White Diamonds et du rock-a-billy sous celui des Klan Men.

24 Ainsi du groupe Kiss, dont les s du nom ont une police de caractère identique à celle du sigle ss. Tel encore Lemmy Kilminster de Motörhead et ses croix de fer. Ou encore le groupe Slayer dont le fan club se dénomme Slaytanic Wehrmacht, sans parler des groupes portant des noms tels que Death SS ou Sacred Reich. Fabien Hein, Hard Rock, Heavy Metal, Metal,histoire, culture et pratiquant, Mélanie Séteun, Nantes/Irma édition,Paris, 2003.

25 Sur la réception des messages d’extrême droite dans le monde du métal, Fabien Hein, 2003,  op. cit., pp. 188-191.

26 Citons par exemple le disque Transylvanian hunger du groupe norvégien Darkthrone sur lequel figure la mention « norsk arisk black metal » signifiant « black metal aryen norvégien », le premier album d’Aborym dans lequel Himmler et Goebbels sont salués ou encore le groupe Abruptum dont les membres sont des fascistes notoires. En France des groupes obscurs comme Kristallnacht, Blutorden ou Chemin de Haine tenteront de répendre un certain nombre d’idées de ce type.

27 Le succès international du groupe Kraftwerk, avec son album « Autobahn » (1975), premier groupe à chanter en Allemand et à portant les cheveux courts, avait déjà été salué dans les jeunes milieux nationalistes comme une « révolution » dans le monde de la musique. Cependant les pionniers la musique électronique provenaient le plus souvent de mouvances artistiques n’ayant aucun lien avec l’extrême droite, bien au contraire.

28 Le groupe Front 242 déclarera ainsi vouloir produire « des sons européens » en étant « en recherche de rythmes typiquement blancs ». Newlook n° 104, mars 1992.

29 Le Futurisme est un mouvement littéraire et artistique du début du XXe siècle, qui rejette la tradition esthétique et exalte le monde moderne, en particulier, la civilisation urbaine, les machines et la vitesse. Ce mouvement deviendra art officiel fasciste sous Mussolini.

30 Sommé de s’expliquer sur leur démarche artistique et esthétique, Laibach aura coutume de répondre : « Nous sommes au national-socialisme ce que Hitler était à la peinture ».

31 Nationalismes : la dérive du rock, documentaire de Valérie Lumbroso, la sept/Arte, 1993.

32 Dolores O’Riordan est l’écrivain des textes du groupe. Ceux-ci font transparaître des prises de position politiques (comme dans Zombie ou Bosnia qui s’opposent au guerres civiles), patriotiques (God be with you qui chante l’Irlande) ou conservatrices (Icicle Melt est un hymne contre l’avortement, Salvation est une charge contre la drogue). Dans Les Inrockuptibles n°61, novembre 1994, elle déclarera à Jean-Daniel Beauvallet comprendre la mutilation des voleurs et être dans certains cas en faveur de la peine de mort.

33 Pour autant et ainsi que le proclamera un tract distribué lors d’une manifestation anti-PACS à Paris en 1999, « le rock identitaire français c’est pas pour les PD ! ».

34 Ce qui ne sera guère du goût du public nationaliste, et encore moins de celui du public traditionnel du rap.

35 Karl Hauffen, « combat politique ou combat culturel ? », jeune résistance n°26, printemps 2002.

36 Damien Bariller, Français d’Abord, septembre 1998.

37 Notons à ce propos l’étrange parenté entre le sigle du mouvement de Brunot Mégret, MNR pour Mouvement National Républicain, avec l’acronyme NR communément utilisé pour Nationaliste Révolutionnaire.

38 Phénomène décrit dans le film d’Alan Parker, Pink Floyd, the wall, adaptation cinématographique de l’album rock de ce groupe, 1982.

Première parution Gildas Lescop « Mobilisation des corps, pénétration des esprits : des différentes tentatives d’investissement de la musique par l’extrême droite » , Musiques populaires underground et représentations du politique, Jean-Marie Seca dir., InterCommunications/EME (proximités Sociologie),Paris,  2007.)

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