Conspirationnisme 2.0
Propos recueillis par Olivier Tesquet, entretien préparatoire à ce dossier de Télérama.
De quand datez-vous l'émergence d'un conspirationnisme en "réseau" ?
Stéphane François : Si vous entendez par « réseau » le Web, cette émergence est à dater de la fin des années 1990 et du début des années 2000, avec une nette accélération après le 11 septembre, surtout aux Etats-Unis. En effet, il ne faut pas oublier que le conspirationnisme joue un rôle important dans la culture populaire américaine : il est présent dans la littérature, dans le cinéma, dans les médias, etc. On peut même se demander si cette prégnance n’a pas créé un terreau favorable à son développement, un développement qui a bénéficié évidemment de la révolution Internet, en même temps que sa démocratisation.
Internet a-t-il contribué à populariser certaines théories conspirationnistes au détriment d’autres ? Et par extension, existe-t-il un conspirationnisme spécifique à Internet, une sorte d’ère post-Réseau Voltaire ?
Non. On trouve sur le Web toutes les variantes du conspirationnisme. Par contre, ce qui est intéressant, c’est que sur le Web, les différentes facettes du discours conspirationniste ont fusionné dans une sorte de grand mythe agglutinant, donnant naissance à une sorte de « méga-conspirationnisme », chaque partie de ce méga-mythe répondant à une autre… Nous sommes en présence de ce que Claude Lévi-Strauss appelait un « bricolage » : les personnes qui adhèrent se constituent un « grand récit » fait de bric et de broc mais ayant une cohérence qui lui est propre. Celui-ci peut avoir une fonction normative rassurante : comme l’écrivait Nietzsche, « ce n’est pas l’incertitude qui rend fou, c’est la certitude ». Cette vision du monde est renforcée, banalisée par une culture populaire « paranoïde », largement diffusée dans les années 1990 par l’excellente série X-Files : La vérité est ailleurs…
Le web aurait-il finalement fait émerger une sorte de « grand récit » du conspirationnisme, de méta-conspirationnisme ?
Oui, tout à fait. Comme nous vivons dans une époque très anxiogène, les gens ont besoin de se rattacher à des certitudes, une fonction remplie, à mon avis, par le conspirationnisme. Ce besoin de certitude peut transformer le conspirationnisme permet la compréhension de notre époque chaotique. Cette interprétation conspirationniste du monde montre l’inadaptation et l’incompréhension de celui qui le formule au monde qui l’entoure.
Quels en seraient les avatars ? Wikistrike évidemment, mais en gros tous les sites qui insinuent, ou qui affirment, que nous sommes que des pions dans un jeu, tous les sites qui affirment que 200 familles dirigent la France (ou 200 grands patrons le monde), etc. Cela donne offre de la place à un grand nombre de candidats. En fait , à tous ceux qui développent une forme de populisme démagogique, que nous retrouvons de l’extrême gauche à l’extrême droite…
Ces thèses sont très présentes, dans les milieux ésotériques ou New Age, dans les milieux d’extrême droite, mais aussi d’extrême gauche, voire alter (ou anti) mondialistes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la presse évoluant aux marges de l’écologie et du new age. Par exemple Nexus. Cette revue internationale est très intéressante pour illustrer mon propos : on y trouve des articles condamnant les « élites mondialisées » ouvertement conspirationnistes, d’autres aux thématiques ésotériques/spirituelles, d’autres enfin de contenu écologique ; le tout baignant dans une vision pessimiste du monde.
Corollaire de la question précédente : le seuil du conspirationnisme s’est-il abaissé ? Une étude récente publiée dans Le Monde montrait qu’une légère majorité de Français était sensible aux théories complotistes. A quoi imputez-vous un tel pourcentage ?
Trop d’informations tue l’information ! Je m’explique : nous vivons une époque saturée par l’information, et ceux qui tendent vers le conspirationnisme se piquent de pratiquer un hypercriticisme, qui n’est en fait qu’une fainéantise intellectuelle. Cette vision du monde est née d’une crise des repères. Le sociologue Gérald Bronner l’a très bien montré dans La démocratie des crédules. Effectivement, avec sa démocratisation, et avec l’essor d’Internet, on peut dire que le seuil du conspirationnisme s’est abaissé, malheureusement.
Le conspirationnisme s’est donc non seulement démocratisé, mais s’est aussi dilué dans les différents segments de la société. Internet est un outil indispensable au développement de ce type de discours, de cet imaginaire : les publications à connotation paranoïaque/conspirationniste étaient jusqu’à présent confidentielles, très peu lues. Internet, en dématérialisant les supports, a permis une diffusion accrue de ces thèses, au travers notamment de la démultiplication de ces sites
Ce méta-conspirationnisme numérique trouve-t-il ses racines à l’extrême-droite, dans des sous-cultures qui réfutent les « savoirs officiels » ? Existe-t-il une complosphère à rapprocher de la fachosphère si souvent évoquée dans les médias ? Dans quelle mesure peut-elle pénétrer d’autres milieux socio-politiques ? (Je me souviens notamment de cet article de Rue89 sur la « mode » des illuminati dans des classes de banlieue)
Oui, tout à fait, nous sommes dans des milieux, des segments de la société qui vouent une méfiance à l’égard non seulement des « savoirs officiels », mais aussi des informations officielles. Ils appliquent la ritournelle de Jacques Dutronc : « on nous cache tout, on nous dit rien »…
En ce sens, il existe bien une « complosphère » qui doit être vue comme une nébuleuse aux contours forcément flous, mais dont les membres partagent un certain nombre de thèmes communs, mais pas tous… Dans le genre de carambolage improbable, nous avons la récupération de la thématique des « 200 familles », née et diffusée à l’extrême droite par un Henry Coston, récupérée par une extrême gauche, voire par des rappeurs… Dilution et diffusion, encore une fois. La mode des Illuminati, et pas seulement dans des classes de banlieues (j’avais des partisans de cette thèse dans un de mes groupe de travaux dirigés cette année), vient de cette contre-culture, mais aussi de la lecture, ou plus probablement du visionnage de vidéos, de « références » de ces milieux comme Dieudonné ou Soral, ou de sites qui leurs sont proches.
Au téléphone, vous évoquiez le développement d’un conspirationnisme « structuré » à l’extrême-gauche, pourriez-vous m’en préciser les contours ? Comment se démarque-t-il ou se recoupe-t-il avec un conspirationnisme plus traditionnellement situé à l’exact opposé d’un point de vue idéologique ?
En effet, certaines des origines du conspirationnisme sont aussi à chercher dans une certaine extrême gauche, qui voit dans tout évènement une action d’un gouvernement ou d’une officine supra-étatique et forcément libérale. Il ne faut pas oublier que les thèses conspirationnistes paranoïaques sont aussi présentes à l’extrême gauche. Ainsi, les milieux communistes étaient friands (et le sont encore chez certains nostalgiques du stalinisme) de conjurations mondiales des forces réactionnaires, qui barraient forcément la route du progrès. C’est même devenu une antienne de la littérature soviétique.
Dans les milieux communistes italiens, cette réaction a été portée à la « connaissance du peuple » dans des publications qui incriminent l’existence d’un complot, ourdi évidemment de longue date, entre la maçonnerie, la mafia, les services secrets américains et l’Église catholique, aux fins d’entraver la « marche du progrès », voire l’avènement du paradis marxiste. Cette thématique a quitté l’aire communiste pour se développer dans les milieux altermondialistes et écologistes, surtout à partir des années 2000. Ainsi, une revue américaine, d’extrême gauche, Conspiracy Digest, se consacre à « l’identification de la nature de la conspiration de la classe dirigeante »…
Parfois, ces thèses se diffusent avec les relents d’antisémitisme (« l’antisionisme ») propres à certaines sphères marxistes, celui-ci se transformant éventuellement en négationnisme… Au-delà de cette utilisation idéologique du complot, la paranoïa est aussi présente dans sa forme pathologique dans ces milieux, mais là nous entrons dans le pathologique.
Pensez-vous que la culture populaire a contribué à démocratiser les théories conspirationnistes (de X-Files au jeu vidéo Assassin’s Creed par exemple) ?
Oui tout à fait. En effet, l’attrait pour les théories du complot, dans un sens paranoïaque-critique, a été très largement vulgarisé par cette série télévisée. Cette thématique est aussi présente dans la littérature de science-fiction, en particulier chez Phillip K. Dick. Ce genre est très lu dans certains milieux radicaux comme les conspirationnistes, la nébuleuse New Age ou l’extrême gauche. On la retrouve dans les jeux vidéo ou certains jeux comme Illuminati… La culture populaire a joué un rôle dans cette démocratisation. Plusieurs études universitaires américaines le montrent.
Quel pourrait être le modus vivendi entre l’extrême-gauche et l’extrême-droite au sein du méta-conspirationnisme que nous évoquons ? Dans le retour en force d’une rhétorique qui rappelle finalement celle de l’Abbé Barruel, celle d’un regroupement de personnes conspirant contre le peuple ?
Cette nouvelle phase conspirationniste est intéressante par son aspect polymorphe et polyculturel. Il est donc difficile de déterminer un modus vivendi précis, mais il est possible d’établir une critériologie, où l’on retrouve l’idée, comme vous le dites, d’un regroupement de personnes conspirant contre le peuple, avec un arrière fond quand même très antisémite.
La présence, ou l’absence de preuve, peut être un signe, un indice. Dans cette vision du monde, n’importe quel fait, ou non-fait, peut subir une importation au sein de l’explication conspirationniste. Il peut donc servir à en confirmer la validité. L’indice justifie l’explication autant que celle-ci est justifiée par lui… Bref, on est face à des paranoïaques, ou du moins à une forme de culture paranoïde.
La thématique du complot des élites est récurrente dans l’histoire des idées : on la retrouve à la fin du xixe siècle, dans les années trente, dans les années soixante… Comme un serpent de mer, elle réapparaît régulièrement. Mais il vrai que depuis le début des années deux milles, cette thématique explose, alors qu’elle avait disparu entre les années quatre-vingts et le milieu des années quatre-vingt-dix.
La principale difficulté de ce type de recherches est de définir des frontières entre : 1/des paranoïaques qui élaborent des théories du complot ou des théoriciens qui sombrent dans la paranoïa ; 2/l’amateur de théories conspirationnistes et celui qui y croit réellement ; 3/différentes formes de paranoïa : le délire paranoïaque pur, c’est-à-dire la folie, et le discours de type croyance permettant la compréhension d’un monde incompris. De plus, il existe des possibilités interactionnistes, en particulier lors de théories du complot, quand la réalité entretient la paranoïa. C’est le cas, par exemple, du 11 septembre 2001.