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Les Continuités du lepénisme

Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, et Nonna Mayer, « Pourquoi le front national n’est pas vraiment un « nouveau » parti », Après-demain, vol. 36,n°4, 2015, pp. 31-33.

Picasso, Femme au miroir (1959)

Depuis que Marine Le Pen a pris la tête du Front national, en janvier 2011, l’idée que son parti a changé s’est imposée dans le champ médiatique : « Le nouveau FN de Marine Le Pen » (lemonde.fr, 7 septembre 2011) ; « Marine Le Pen esquisse les traits d’un “nouveau” Front national » (lefigaro.fr, 25 avril 2012) ; « Laurent Lopez ou la victoire du nouveau FN » (bfmtv.fr, 13 octobre 2013) ; « Les nouveaux visages du Front national » (leparisien.fr, 1er avril 2014). Et cette transformation supposée serait la clé de son succès. Si depuis 2011 la dynamique électorale et militante [1] du Front national est indéniable, l’idée d’un changement partisan radical ne résiste pas à l’examen diachronique des quatre principales dimensions constitutives du parti [2] : la stratégie, le programme, le leadership et l’électorat.

Une stratégie de « dédiabolisation » ancienne

La « dédiabolisation » appartient au répertoire stratégique ordinaire du FN [3], engagé dès l’origine dans un processus de « respectabilisation » destiné à diversifier ses soutiens. Quand Marine Le Pen annonce au congrès de 2011 qu’elle veut « transformer le Front national » pour en faire un « parti renouvelé, ouvert, efficace », un « instrument puissant […] de conquête du pouvoir » [4], elle renoue avec la ligne stratégique adoptée une trentaine d’années plus tôt, au moment où le parti se lance ouvertement à la « conquête du pouvoir » – pour reprendre le mot d’ordre du congrès du FN qui se tient à Nice en 1990. Bien plus, elle reprend à son compte la plupart des actions qui avaient été lancées à l’époque, notamment l’euphémisation du discours (hier la « préférence nationale », aujourd’hui la « priorité nationale »), la création d’une structure d’accueil périphérique permettant aux néo-ralliés de ne pas subir les coûts liés au port de l’étiquette frontiste (hier le « Rassemblement national », aujourd’hui le « Rassemblement bleu marine »), la politique de main tendue en direction de la droite (hier le « programme minimum commun », pour les élections régionales de 1998, aujourd’hui la « charte d’action municipale au service du peuple français », pour les élections locales de 2014). Ou encore la création de groupes d’experts ayant pour vocation de doter le FN d’un « arsenal intellectuel et technique » [5] (hier le « Conseil scientifique » du Front national, aujourd’hui le think tank « Idées nation »), le lancement de groupes satellites visant à étendre la sphère d’influence du parti au sein de la société civile (hier, les « cercles du FN », aujourd’hui, les « collectifs thématiques »), et la captation de personnes-ressources censées attester la normalité politique du parti (hier l’énarque Jean-Yves Le Gallou ou l’universitaire Jules Monnerot, aujourd’hui l’avocat Gilbert Collard ou l’humoriste Jean Roucas). De ce point de vue, le FN de Marine Le Pen s’inscrit bien dans la continuité du FN paternel.

Des fondamentaux programmatiques inchangés

De même le programme mariniste respecte les fondamentaux du parti : le rejet du « système » (« l’UMPS », la « Caste »), la préférence nationale, la défense de la nation, la critique de l’Union européenne, le rejet de « l’immigration massive », l’islamophobie, le principe de mise en corrélation du chômage et de l’insécurité avec l’immigration, l’anti-mondialisme, la restauration de la souveraineté populaire par « l’instauration du référendum d’initiative populaire », la décadence ou encore le rétablissement de la peine de mort. Même la thématique sociale, souvent présentée comme novatrice, figure depuis longtemps dans les orientations du parti. La rupture avec les positions ultralibérales date du début des années 1990, en lien avec l’évolution de la composition sociologique de l’électorat frontiste, qui compte à partir de cette date un nombre croissant d’ouvriers, d’employés et de chômeurs. En 1992, le FN sort une brochure intitulée « 51 mesures pour faire le point sur le social ». Dès lors, l’un de ses principaux slogans devient : « Le social, c’est le Front national » (repris par Marine Le Pen en 2011). Ce qui ne suffit pas à faire du FN un parti de gauche, puisque toutes les mesures sociales préconisées sont relues au prisme de la préférence nationale. S’il y a bien quelques innovations repérables, elles sont soit marginales, soit de façade.

Ainsi, sans être résolument nouveau, le discours frontiste sur la République occupe une place plus importante que par le passé. Mais sa finalité apparaît en dernier ressort conforme à l’orthodoxie frontiste, puisqu’il vise surtout à dénoncer l’islam présenté comme incompatible avec les fondements du système politique français [6]. De même, Marine Le Pen a pu annoncer à l’issue des élections municipales de 2014 qu’elle n’entendait pas faire des villes frontistes nouvellement conquises des « laboratoires idéologiques » du parti, affichant une claire volonté de rupture avec la gestion critiquée des anciennes municipalités FN. Mais les premières mesures prises par les nouveaux maires frontistes s’inscrivent dans la continuité frontiste, de la suppression des locaux pour les associations de défense des droits de l’homme à Hénin-Beaumont à la résiliation des abonnements à Libération et au Figaro à la médiathèque de Fréjus.

Un leadership différent ?

Le renouvellement du leadership frontiste en 2011 constitue l’une des principales nouveautés dans l’histoire récente du FN. Pour la première fois en quarante ans, les adhérents du parti ont élu un nouveau président. Bien que doublement héritière de Jean-Marie Le Pen, puisqu’elle est sa fille et occupe ses anciennes fonctions, Marine Le Pen a été rapidement considérée comme en rupture avec le modèle paternel, notamment en raison de sa prise de distance avec certaines de ses positions. Cette image s’est appuyée sur la construction médiatique d’un portrait ex adverso de Jean-Marie Le Pen, décrit comme un « boulet » pour le parti et « nuisant à Marine Le Pen dans sa stratégie de conquête du pouvoir » [7]. Il existe indéniablement des différences et des tensions entre la nouvelle présidente du FN et son père. Elles ont atteint une dimension paroxystique à la suite de la publication de l’interview de Jean-Marie Le Pen dans le journal d’extrême droite Rivarol en avril 2015, pour finalement se conclure en août par l’exclusion du président d’honneur du parti. Cette opposition entre le père et la fille est couramment avancée par certains des nouveaux électeurs frontistes pour justifier leur vote [8]. Pourtant, les différences sont plus ténues qu’il n’y paraît. Ainsi, lorsque Marine Le Pen compare les prières de rue sur la voie publique à une « occupation » (11 décembre 2011 ; propos réitérés le 1er juillet 2013) [9] ; lorsqu’elle propose de « dé-rembourser » ce qu’elle appelle les « avortements de confort » (8 mars 2012) ; lorsqu’elle envisage de « supprimer » le voile et la kippa dans l’espace public (21 septembre 2012) ; lorsqu’elle affirme que la France est « la maîtresse des États-Unis » et la « catin d’émirs bedonnants » (15 septembre 2013) ; lorsqu’elle stigmatise « l’idéologie du métissage » qui aurait pour effet de « camoufler l’extinction accélérée de la diversité des sociétés humaines » (30 novembre 2014) ; lorsqu’elle justifie l’utilité du recours à la torture dans le cas d’affaires terroristes (10 décembre 2014)… la nouvelle présidente du FN reproduit fidèlement le discours de son père, avec son registre eschatologique, son vocabulaire emphatique, ses propositions radicales. Par ailleurs, Marine Le Pen n’est peut-être ni antisémite ni négationniste, elle voit dans les camps nazis tout sauf un détail, « le summum de la barbarie », mais elle n’a jamais clairement condamné les propos de son père, y compris lorsqu’il a évoqué, en juin 2014, la possibilité de faire une « fournée » d’artistes français hostiles au parti. Contrairement à ce qui a été rapporté par la plupart des médias, ce ne sont pas les propos tenus par son père qu’elle a qualifiés de « faute politique » [10], mais le fait qu’il n’ait pas « anticipé l’interprétation qui serait faite de cette formulation ». Il aura fallu attendre l’interview de Rivarol pour que Marine Le Pen désavoue publiquement son père. Par ailleurs comme lui, elle a été privée d’immunité parlementaire suite à une plainte du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples) pour ses propos sur l’« occupation » des rues par les musulmans en prière. Et elle continue d’entretenir des liens avec des mouvements et des personnalités sulfureuses [11].

Des bases électorales relativement stables

5L’élection de Marine Le Pen à la présidence du FN n’a pas non plus bouleversé la géographie et la sociologie de ce vote. Ses zones de force se situent encore à l’Est d’une ligne Le Havre-Valence-Perpignan (exception faite de la vallée de la Garonne), plus particulièrement dans le Nord-Est de la France et autour du bassin méditerranéen. Le FN continue de progresser là où il s’est historiquement implanté, élargissant son audience à la périphérie des villes et dans les campagnes. Lors des scrutins de 2014-2015, il a certes enregistré des scores inhabituellement élevés dans l’Ouest, et plus particulièrement dans le Nord-Ouest (en Mayenne ou en Ille-et-Vilaine), mais ils restent inférieurs à sa moyenne nationale [12]. Et les grands traits de cet électorat n’ont pas changé [13]. Il se situe majoritairement à droite. Il accorde une importance disproportionnée aux enjeux de l’immigration et de l’insécurité. Le niveau de diplôme reste la première variable explicative de leur choix. C’est chez les employés et les ouvriers qu’il fait ses meilleurs scores. Le seul changement notable est la percée de Marine Le Pen dans l’électorat féminin (très nette à l’élection présidentielle de 2012, moins dans les consultations municipales et européennes de 2014 et départementales de 2015), en particulier dans un prolétariat des services, très touché par la crise.

Au total c’est moins le Front national qui a changé, que son image dans l’opinion. Une image virtuelle construite par des sondages et des medias qui ont consacré sa « nouveauté » avant même que Marine Le Pen ait entrepris la moindre opération de rénovation.

Notes

[1]Rappelons que le FN arrive en tête de tous les partis aux Européennes de 2014 avec plus de 25% des suffrages exprimés, et dépasse ce score lors des départementales de 2015. Et il compte 22 000 adhérents à jour de leurs cotisations au congrès de Tours (16 janvier 2011), 42 100 au Congrès de Lyon (24 octobre 2014), 51 551 à la veille du congrès postal sur la réforme de statuts (6 mai 2015).

[2]Cette continuité est le fil directeur du livre de Sylvain Crépon, Alexandre Dézé, Nonna Mayer (dir.), Les faux-semblants du Front national. Sociologie d’un parti politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2015. Voir aussi Alexandre Dézé, Le « nouveau » Front national en question, Paris, Éditions de la Fondation Jean Jaurès, 2015.

[3]Guy Birenbaum, Le Front national en politique, Paris, Balland, 1992 ; Alexandre Dézé, Le Front national : à la conquête du pouvoir ?, Paris, Armand Colin, 2012.

[4]Marine Le Pen, discours de clôture du congrès du Front national, Tours, 16 janvier 2011.

[5]Source : http://ideesnation.fr/p/propos-de-club-idees-nation.html (consultation : juin 2011).

[6]Cécile Alduy, Stéphane Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste, Paris, Le Seuil, 2015.

[7]« Exclusif FN : Jean-Marie Le Pen, un boulet pour Marine Le Pen, selon une majorité de Français », 20minutes.fr, 27 novembre 2014 ou « Le président d’honneur du FN “nuit” à la “stratégie de conquête du pouvoir” de Marine Le Pen », lexpress.fr, 27 novembre 2014.

[8]Nadia et Thierry Portheault, Revenus du Front. Deux anciens militants FN racontent, Paris, Grasset, 2014, p. 32.

[9]Chez elle toutefois le terme « Occupation » est négativement connoté, stigmatisant les musulmans, son père au contraire juge que « l’Occupation allemande n’a pas été particulièrement inhumaine » (Rivarol, janvier 2005).

[10]« “Fournée” : Marine Le Pen condamne la “faute politique” de son père », lejdd.fr, 8 juin 2014.

[11]« Frédéric Chatillon : la face cachée de Marine Le Pen », liberation.fr, 25 décembre 2014 ; « Marine Le Pen en Italie. L’ombre portée du MSI », droites-extremes.blog.lemonde.fr, 22 octobre 2011.

[12]Joël Gombin, « Vote FN aux européennes : une nouvelle assise électorale », note de l’Observatoire des radicalités politiques, n° 9, Fondation Jean-Jaurès, septembre 2014.

[13]Nonna Mayer, « Le plafond de verre électoral : entamé mais pas brisé », in Sylvain Crépon, Alexandre Dezé, Nonna Mayer (dir.), Les faux semblants du vote FN, op.cit.