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Sur les ruines du catholicisme, la naissance d’une nostalgie

Source inconnue

Par Jean-Pierre Bacot

Journaliste au Point, Jérôme Cordelier a publié il y a un peu plus d’un an chez Fayard, un livre qui s’intitule Au nom de Dieu et des hommes. C’est un ouvrage dont la thèse principale est un rappel de trois traditions catholiques, parmi les mieux organisées : celles des Dominicains, des Franciscains et des Jésuites, avec comme idée centrale de présenter ces spiritualités et ces fraternités comme des chances pour notre modernité. Nous avions mis cet ouvrage de côté, et mille excuses pour le retard, nous nous sommes récemment mis à sa lecture avec curiosité, dans la mesure où nous avons plus d’une fois parlé des groupes.

Lecture faite, nous avons été passablement déçu par le fait que l’auteur ne veuille pas prendre acte du fait que ces familles de pensée et d’action, comme d’autres, sont en totale déshérence et ce genre de déni nous laisse passablement songeur. Nous ne contestons en aucune manière l’intérêt de ces congrégations, ni ce que fut leur puissance historique, culturelle et même sociétale. Nous ne nions pas non plus le sérieux de Jérôme Cordelier, mais comme tant d’autres personnes, qu’elles soient encore marquées par le catholicisme ou qu’elles en soient éloignées, il est des réalités qu’il préfère sans doute ne pas regarder, à savoir que ces grandes familles de pensée et d’action religieuses, dans la France de 2018 où s’écrit ce livre et dans bien d’autres pays voisins, comme en Amérique du Nord, sont toutes en train de s’éteindre dans l’indifférence générale.

Quand nous parlons d’Amérique du Nord, il s’agit du Canada et du Nord des Etats Unis. Si par ailleurs, nous parlons, pour la France, d’extinction prochaine et non de simple réduction, on trouve sur ce territoire environ 400 membres chez les Jésuites et pas davantage chez les Dominicains, effectif dont la moitié est aujourd’hui âgée de plus de 75 ans. Concernant les Franciscains, on compte à peine 230 personnes à l’effectif. D’ici 2035, les couvents de ces congrégations seront devenus pour partie des hôpitaux gériatriques et passé cette date, il n’existera quasiment plus rien, sauf quelques dizaines de religieux prêchant dans le désert, certes reliés entre eux par Internet, mais cela ne changera pas grand’ chose. On ne trouvera d’ailleurs pratiquement plus de prêtres diocésains, non plus, car ils ne sont plus que 6.000 actifs aujourd’hui ayant moins de 75 ans et le solde négatif de leur démographie est de 7 à 800 par an. Dans moins de quinze ans, c’en sera donc fini. Donc, même si les femmes accédaient finalement au sacerdoce, ou des hommes mariés, ce serait trop tard. Sur le blog Critica masonica nous avons publié sur cet aspect quantitatif. Venons-en maintenant au qualitatif.

Un autre chercheur, Jérôme Cuchet vient de publier au Seuil un ouvrage intitulé Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Cet historien très qualitatif, ancré sur les pratiques, très sérieux lui aussi, n’a visiblement pas eu connaissance des arguments que nous venons d’avancer. Mais son diagnostic revient également à noter une déshérence.

Si l’on s’intéresse à ces trois traditions catholiques choisies parmi bien d’autres qui relèvent de la même évolution, ce n’est donc pas la question de leur avenir qu’il faut poser, mais le constat de ce que nous allons perdre par leur disparition. Passons sur l’aspect la messa e finita (Nanni Moretti), la guerre contre l’obscurantisme est gagnée, etc. Le post catholicisme français qui est déjà à l’œuvre entraîne et va entraîner plusieurs types de conséquences sociétales. Dans l’immobilier, bien sur, avec la vente ou le changement d’affectation de centaines, voire de milliers d’églises et de couvents, dans le financier avec les fortunes de l’église aux mains des quelques survivants et de leurs employés. Il faut surtout attendre des conséquences socio politiques avec le fait qu’il y aura des religions qui perdureront, en très gros, car cela mériterait une longue étude, le protestantisme évangélique et les formes d’islam les plus populaires. Cela concernera donc essentiellement les couches populaires et de ce fait, si l’on peut dire, Karl Marx aura enfin raison avec sa célèbre formule de 1843 qu’il n’est sans doute pas inutile de rappeler dans une traduction correcte :

« La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état de choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple. »

Les élites sociales et même la petite bourgeoisie seront soient athées, soit indifférentes, soit toujours croyantes mais, et cela relève d’une grande importance, porteuses et porteurs pour l’essentiel de laïcité, comme le sont aujourd’hui bon nombre de musulmans français. Pour autant, celles et ceux qui seront toujours attachés au catholicisme seront passablement malheureux puisqu’il leur faut structurellement davantage de clergé qu’aux protestants, aux juifs ou aux musulmans et que ce clergé romain va disparaître à l’échelle d’une génération. Cela dit, ce clergé venait de la population française pour l’essentiel, en partie grâce à une natalité jadis plus importante que celle des pays voisins et si la population catholique n’a plus produit de prêtre, c’est bien qu’elle sortait elle-même de ce système qui était en place depuis près de deux millénaires.

Concernant les orphelins de cette déshérence, il s’agit de comprendre ce que fut jusqu’à il y a peu, avec encore des traces aujourd’hui, l’importance des trois exemples que Jérôme Cordelier a choisis et le vide qu’elles nous laissent, au risque d’une nostalgie. Tentons de voir quelles fonctions sociales tenaient justement les trois groupes en question, rôles qu’ils assurent encore vaille que vaille, comme si de rien n’était. Commençons par le cas des Franciscains.

Ordre des frères mineurs, ils tirent leur nom de Francisco di Bernadone, qui deviendra François d’Assise. Ils viennent de fêter huit siècles de présence en France. Ils témoignent de la diversité de l’Eglise catholique, dans la mesure où ils sont divisés en trois catégories, les Franciscains proprement dit, parfois dits frères mineurs (116 personnes en France), les Capucins (100 personnes) et les Conventuels (14 personnes). Le terme de « mineur » renvoie à la modestie, à la pauvreté. Tout cela pour le premier ordre, car on trouve un deuxième ordre pour les femmes, qu’elles s’appellent « clarisses », « pauvres dames », ou « sœurs pauvres » et aussi un tiers ordre pour les laïcs. Pour simplifier l’affaire, il existe également dans la famille deux tiers ordres réguliers, l’un qui regroupe les femmes et l’autre les hommes.

Huit siècles. Cette dimension temporelle, assez rare pour une organisation de quelque nature qu’elle soit, montre l’importance que revêt cette déshérence d’un ordre religieux. Par ailleurs, les Franciscaines et Franciscains auront témoigné d’une pauvreté dont il est peu d’autres exemples. Quoi que nous puissions penser de ce qui fut souvent symbolisé par le baiser au lépreux, dont François Mauriac a fait le titre d’un roman en 1922, il faut tout de même un certain courage pour s’abandonner au seul profit des autres, quelles que soient les déterminations psychologiques profondes. Contre toutes les richesses et vilénies de l’Eglise, les Franciscains ont porté cette attitude exemplaire et, d’un point de vue chrétien, quasi rédemptrice.

Les Franciscains ont, entre autres fonctions, joué un rôle important avant et après la deuxième guerre mondiale dans la jeunesse chrétienne française, séparée entre jeunesse ouvrière et agricole. Ils animaient un groupe des Compagnons de Saint François, fondé par Joseph Folliet, pacifiste, chansonnier, randonneur, esprit boy scout, adepte de l’auto dérision. Cela dit, ces Franciscain auront dû supporter que le pape qui s’appelle pourtant François vienne des Jésuites et les ait placé sous tutelle en Italie pour cause de pratiques frisant ce qu’on peut qualifier de sadisme. En France, pour l’année en 2017, les Franciscains n’on pas eu une seule recrue. Ils sont plus encore que d’autres, passés de mode.

La famille franciscaine, hommes et femmes réunis, possède en France une cinquantaine de couvents déjà ouverts pour la plupart à une forme d’hôtellerie. Cette activité économique constituera sans doute leur moyen de survie quand ils ne seront plus que quelques dizaines plus ou moins vaillants à œuvrer. Après quoi s’installera une offre laïque de séjours post-religieux. Dans les vielles pierres où huit siècles vous contempleront, on proposera un dépouillement général pendant quelques jours ou quelques semaines. On offrira, revêtu ou non d’une chasuble, de vivre de dons. Il faudra bien parallèlement gérer une histoire, une mémoire, une nostalgie, dans une version particulière du développement personnel.

Quant à l’ordre prêcheur des Dominicains, un exemple assez célèbre, le couvent Sainte Marie de la Tourette, à Eveux sur la commune de L’Arbresle, pas très loin de Lyon, a été construit par Le Corbusier en 1959 et fut classé monument historique en 2011. Il comptait à l’origine 75 frères et jusqu’en 1970, il fut fermé aux visiteurs. Mais l’esprit de 1968 aura soufflé sur le couvent. On le sait notamment grâce au développement des votes da gauche dans cette petite ville. A partir de 1970, on eut à faire à un couvent très moderniste où furent accueillis des dizaines d’artistes contemporains et des intellectuels, et où furent organisés des expositions et des entretiens de haut niveau. Le Centre Thomas More où une bonne partie de l’intelligentsia philosophique est passée discuter, a fermé en 2009.

Aujourd’hui, les frères qui assurent cette sorte de reconversion culturelle ne sont plus que dix. En 2016, un membre de la communauté s’est suicidé après avoir été mis en examen pour agression sexuelle sur un adolescent. Ces Dominicains d’Eveux vont se reconvertir dans l’hôtellerie, ambiance austère et tristesse janséniste garantie. Ces Dominicains français ne sont pas limités à ce couvent de la Tourette. Ils sont aussi présents à Paris, Rue Saint Honoré, avec des penseurs de haut niveau. L’un d’entre eux est responsable des messes à la télévision.

On peut citer un troisième de ces intellectuels Jérôme Rousse-Lacordaire. Il est responsable des éditions du Cerf, fondées en 1929. Pourquoi le Cerf ? C’est une référence au psaume 41, verset 2.  « Comme un cerf altéré cherche l’eau vive, ainsi mon âme te cherche toi, mon Dieu ». Rousse-Lacordaire est spécialiste du christianisme ésotérique et des rapports entre franc-maçonnerie et christianisme, très féru de kabbale chrétienne, assez proche de la Grande loge de France ou de la Grande loge nationale française. Il publie en tout cas dans leurs revues.

Aux dernières nouvelles, le couvent de Clermont-Ferrand, avec quatre ou cinq Dominicains vaillants propose en ligne une offre de carême. Ce sont ces dominicains qui ont reçu le plus de nouveaux membres en 2017 : neuf.

Pour ce qui est des Jésuites français, on en dénombre un peu moins de 400 en France, la moitié d’entre eux ayant plus de 75 ans. Ils accueillent en moyenne trois novices par an ,quand ils enterrent une trentaine des leurs. A ce rythme, dans quinze ans, en France, c’en sera aussi fini de cette compagnie de Jésus. Ses augustes membres le savent et ils réduisent eux aussi la voilure, fusionnent avec leurs voisins, 220 wallons, vendent des locaux à Paris et ouvrent une maison médicalisée.

Que s’agit-il pour eux de maintenir ad majorem dei gloriam, puisque telle est leur devise? Rien moins qu’une présence active dans l’intelligentzia française, plusieurs revues Projet, Christus, Cahiers pour Croire et surtout Etudes. Il fut un temps où les Serviteurs de Jésus formaient une bonne partie des jeunes gens de la bonne société latine. A l’époque ils étaient ancrés à droite pour la défense ac cadaver, c’est à dire jusqu’à la mort, de l’autorité papale, même s’ils possédaient avec leur supérieur général une sorte de pape noir.

Les Jésuites ont dans leur parcours qui dure une dizaine d’années une telle formation qu’ils sont de fait presque tous d’un niveau universitaire avancé. Jusque dans les années 1990, on en trouvait bon nombre à tenir la dragée haute aux marxistes et aux freudiens, quand ils ne l’étaient pas eux-mêmes devenus, sur les questions d’éthique, sur l’émergence des médias de masse, etc. On pourrait citer par exemple Michel de Certeau. Leur réputation d’hypocrisie s’était effacée au profit d’un respect pour leur exigence et leur participation à la modernité intellectuelle. On les a vus par exemple à l’oeuvre, avec quelques femmes regroupées dans une communauté des Xavières, en référence au fondateur de l’ordre avec Ignace de Loyola, François Xavier, sur un terrain quasi métaphysique de la fin de vie, avec la question des soins palliatifs. Il s’agissait de contrer un courant pro-euthanasie qui se développait dans les milieux laïques.

La fondation de l’ordre a eu lieu le 15 août 1534 à Montmartre. Le cinquième centenaire de la Compagnie, en 2034, sera probablement bien triste.

Il faudrait également construire une étude sur le protestantisme calviniste ou luthérien et le judaïsme français, version érudite et philosophique, qu’il soit ashkénaze ou sépharade. Tout cela s’étiole lentement et surement, comme toutes les religions, sauf les formes populaires, mais il faudrait des statistiques pour en attester. Quoi qu’il en soit, ces familles religieuses dureront longtemps comme minorités.

Pour conclure, il semble que nous entrions dans un monde liquéfié, comme disait le sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman, récemment disparu, un monde où les convictions sont largement individualisées. De quelle manière se gèrera dans un tel contexte le souvenir des groupes disparus dont nous avons trop rapidement tracé ce que fut la puissance évoquée par Jérôme Cordelier ? C’est ce que nous dira la sociologie post-religieuse, discipline en devenir.

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