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Gianluca Casseri : « Breivik toscan » ?

Par David Bisson

Le 13 décembre dernier, Gianluca Casseri descend de son appartement avec un 357 Magnum à la main pour tirer à vue sur plusieurs marchands ambulants sénégalais des vieux quartiers de Florence. Il tue deux personnes, en blesse grièvement une troisième, avant de se réfugier dans un parking souterrain, et de se donner la mort pour échapper aux forces de police. « Tueur néofasciste », « Meurtrier de Florence », « Breivik toscan » annoncent les titres de la presse italienne ; le crime raciste ne fait effectivement aucun doute, d’autant plus que le coupable entretenait des liens avec plusieurs groupes de la galaxie néofasciste. L’autre piste suivie, qui complèterait d’ailleurs la première, est celle d’un acte isolé perpétué par une personne dérangée. En somme, un fou dont les idées radicales ont finit par rompre une structuration psychologique friable pour ne pas dire malade. C’est aussi l’explication donnée à l’équipée criminelle du norvégien Anders Behring Breivik, lequel vient d’être déclaré psychotique et, donc, pénalement irresponsable de ses actes.

Ces motifs – haine raciste et psychose personnelle – constituent très certainement le ressort du passage à l’acte, mais ne suffisent pas à sonder un bassin idéologique beaucoup plus profond qu’il n’y paraît. En effet, Casseri – comme Breivik avant lui – a laissé plusieurs écrits qui, s’ils ne permettent pas d’éclairer les raisons exactes de son crime, délimitent très nettement son champ idéologique. Agé de 50 ans, celui qui est décrit comme une personnalité « solitaire et déprimé », sans emploi fixe, s’est forgé un monde imaginaire aux confins de la politique, de l’occulte et de la mythologie. Nous pouvons en retracer le périmètre large à partir d’une présentation des thématiques qui irriguent ces principaux textes1.

Un socle idéologique : Julius Evola

Le premier type d’écrits de Casseri prend la forme de quelques articles mis en ligne sur internet, en particulier sur le site de la CasaPound Italia2. Au lendemain des meurtres, les journaux ont d’ailleurs mis l’accent sur son appartenance à cette association néofasciste dont l’action se situe principalement sur le terrain social et culturel. Or, Casseri, s’il peut être considéré comme un sympathisant des combats menés par la CasaPound, n’appartient pas stricto sensu à une association dont le profil des militants est plutôt jeune, et les positions défendues clairement ancrées dans le nationalisme révolutionnaire.

Les articles de Casseri laissent percer une autre source d’influence, clairement prédominante : celle du penseur Julius Evola3 – référence également bien connue mais non exclusive des « jeunes » de la CasaPound. Ces articles reprennent les deux principales antiennes du doctrinaire italien : au plan métahistorique, l’Europe ne plonge pas ses racines dans la religion chrétienne, mais dans le paganisme antique et, encore au-delà, dans les plus anciens textes de l’hindouisme (les Védas) ; au plan métapolitique, la véritable lutte oppose les tenants de la Tradition aux représentants de la Modernité, les garants de l’Ordre contre les agents de la Subversion. Cette superstructure idéologique, et volontiers ésotérique, fait de Casseri un traditionaliste évolien, c’est-à-dire un traditionaliste païen qui croit dans la vision apocalyptique d’une Europe en proie à l’hérésie chrétienne et à la subversion moderne. En cela, il ne peut pas être comparé à Breivik pour qui la défense de la civilisation chrétienne, notamment face à l’islam, constituait la raison d’être de son « engagement ».

Un essai d’interprétation : Dracula

La deuxième production de Casseri se présente comme un essai relativement long, mis en ligne sur le site évolien Centro Studi La Runa en 2000, qui s’intitule « Dracula, il guerriero di Wotan » (« Dracula, le guerrier de Wotan »)4. Il s’agit d’une étude substantielle – références historiques, appareil de notes, etc. – qui propose une relecture du roman de Bram Stoker. Sous la plume de Casseri, la figure de Dracula se présente comme la résurgence contemporaine des dieux de la mythologie nordique. Dans une argumentation foisonnante ponctuée de références à l’histoire des religions (Eliade, Ginzburg, etc.), l’auteur tient à démontrer la filiation qui existerait entre la symbolique du loup-garou, la figure du berserkir (guerrier-fauve des peuples germains), l’initiation guerrière et le dieu Wotan. Il reprend, à ce titre, certaines études de Dumézil et de Jung qui interprétaient la montée du nazisme, non sans quelque fascination, comme un surgissement de l’imaginaire païen et nordique dans l’inconscient collectif du peuple allemand.

La lecture de ce texte laisse deux impressions. La première, qui est très fréquente dans les milieux évoliens, réside dans la mise en perspective de deux imaginaires antagoniques : d’un côté, l’appel de la nuit, de la forêt, de la magie, de la force, bref, des profondeurs de la psyché païenne et, de l’autre, l’image d’un Dieu étranger venu des plaines désertiques de l’Orient qui demande croyance et soumission. La seconde est également récurrente puisqu’il s’agit de révéler, à travers un texte à prétention scientifique, l’âme souveraine des peuples indo-européens, celle qui sera capable de se soulever brutalement contre l’ordre établi. Là encore, nous pouvons noter que l’imaginaire de Casseri diffère de celui de Breivik qui se voyait comme un « chevalier templier » prêt à défendre les « populations indigènes d’Europe » face au jihad mondial.

Un roman d’anticipation : La clé du chaos

Le troisième écrit de Casseri diffère à nouveau puisqu’il prend la forme d’un roman fantastico-ésotérique. Co-signé avec Enrico Rulli (écrivain et éditeur), La chiave del caos (« La clé du chaos ») a été publié en 2010 dans une petite maison d’édition spécialisée dans le développement personnel. Ce volume de plus de 400 pages – retiré des ventes – n’a pas un sens explicitement politique ; il surfe plutôt du côté de la vague ésotérique et trouverait aisément sa place aux côtés des nombreux ouvrages publiés à la suite du Da vinci code. L’histoire commence à Vienne à la fin de la Seconde Guerre mondiale et plonge ses protagonistes, suite à une séance de nécromancie, dans la ville de Prague au XVIè siècle. On y croise des personnages célèbres, dont l’alchimiste John Dee et le mage Giordano Bruno, qui devront lutter contre le spectre d’une femme afin de modifier le cours de l’histoire. Un des rares comptes rendus de l’ouvrage fait mention de l’écrivain Lovecraft et parlent d’un « roman unique dans son genre » qui parvient à mêler le fantastique et l’ésotérisme, l’aventure et la magie, la philosophie et l’histoire5. Rien de moins.

C’est peut-être le préfacier de l’ouvrage qui donne sinon la clé de la lecture du moins la raison de lire ce livre. Gianfranco de Turris écrit effectivement que l’ouvrage remet en cause les principaux fondements de la société actuelle en prenant appui sur la mentalité des hommes du XVIè siècle, lesquels étaient encore capables de se référer à la philosophia perennis. Or, il se trouve que de Turris est une personnalité non négligeable de la culture de droite italienne : rédacteur en chef du journal radio de la RAI, conseiller d’édition, spécialiste de science fiction, président du prix Tolkien, etc. Il est par ailleurs le secrétaire de la Fondation Julius Evola et supervise, à ce titre, la plupart des rééditions de l’auteur de La crise du monde moderne. On peut, dès lors, s’interroger sur la teneur des relations entre le solitaire Casseri et l’influent de Turris : simple concours de circonstances ? Réelle amitié ? Communion intellectuelle ? Question d’autant plus légitime que Casseri a participé, comme discutant ou comme modérateur, à plusieurs rencontres et/ou conférences organisées par de Turris. Son nom apparaît également dans un ouvrage collectif consacré à l’œuvre de Tolkien, et dirigé par de Turris.

L’intéressé, devant les réactions de plus en plus pressantes de certains journalistes italiens, s’est expliqué lors d’un entretien donné au Secolo d’Italia6, le 21 décembre 2011. Sa réponse s’articule autour de trois points. D’abord, il reconnaît avoir rencontré une dizaine de fois Casseri dans le cadre, principalement, de congrès relatifs à la science fiction. Ce qui n’en fait pas un ami intime même s’il lui témoigne d’une certaine estime intellectuelle. Ensuite, il a effectivement rédigé une préface pour son « très bon roman fantastique-ésotérique » tout en précisant que son co-auteur se situait clairement à la gauche de l’échiquier politique. Enfin, de Turris rappelle que le passage à l’acte de Casseri est tout simplement incompréhensible tout comme la « chasse aux sorcières » dont il fait l’objet est totalement injustifiée. Il termine son entretien en dénonçant le climat d’intolérance que les milieux de la gauche entretiennent, et renvoie finalement à la lecture de ses nombreux articles écrits depuis cinquante ans.

Un pamphlet aux relents antisémites

Pourtant, et cela reste sans doute le plus révélateur, de Turris a également introduit le dernier livre de Casseri intitulé I protocolli del savio di Alessandria (« Les protocoles du sage d’Alexandrie »). Publié en 2011 aux éditions Solfanelli7, cette quatrième production relève cette fois-ci du pamphlet8. Casseri s’attaque à Umberto Eco – présenté comme le « sémiologue d’Alexandrie » – et plus précisément à son dernier ouvrage : Le cimetière de Prague. Il remet en cause la version proposée par Eco quant à l’origine des Protocoles des Sages de Sion, soit la reprise de la thèse historiquement démontrée d’un faux établi par la police secrète russe, et fortement inspiré par le pamphlet de Maurice Joly contre Napoléon III. Ajoutons qu’il s’agit bien dans Le cimetière de Prague d’une version romancée – et donc très libre – de cette thèse ; ce qui a d’ailleurs valu à son auteur de nombreuses critiques. Pour sa part, Casseri ne remet pas directement en cause la fausseté des Protocoles, mais indique plus subtilement qu’il existe encore des zones d’ombre comme ont pu le montrer certains historiens – Cesare de Michelis et Norman Cohn sont opportunément cités à cette fin.

En vérité, la thèse de Casseri – comme celle de Turris9 – n’est pas nouvelle dans la mesure où elle reprend, mot pour mot, la position soutenue par Evola dans son introduction à la seconde édition italienne des Protocoles des Sages de Sion (1938). Ainsi, le doctrinaire italien établit une distinction machiavélique : ce n’est pas parce que les Protocoles sont probablement un faux que leur contenu ne correspond pas à une réalité objective. Autrement dit, une histoire inventée de toutes pièces peut très bien recéler une grande part de vérité ; une vérité d’autant plus inquiétante qu’elle cherche à être cachée. Et Casseri de prolonger cet argumentaire pour faire des Protocoles un véritable « roman d’anticipation » qui, en dehors même de son caractère fictif, traduit la main mise des Juifs sur le monde. Cette reprise du complot judéo-maçonnique, assortie d’un point de vue proche de celui des négationnistes, constitue la dernière strate idéologique de Casseri – strate une nouvelle fois éloignée d’un Breivik qui soutenait Israël dans son combat pour l’Occident.

Casseri, « tueur néofasciste » ?

Cette première analyse de l’univers idéologique de Casseri mériterait bien sûr d’être affiné puisque l’on retrouve son nom – sans même parler des éventuels pseudonymes – sur plusieurs forums et sites de l’extrême droite radicale. De même, il faudrait sans doute insister davantage sur sa passion pour la littérature fantastique et les films de science fiction comme, de façon plus étonnante, sa connaissance de la bande dessinée en général, et de Tintin en particulier. Ces éléments a priori hétéroclites forment tout de même un ensemble cohérent dans lequel le mythe côtoie le fantastique, la politique rencontre l’ésotérique et la fiction se joue de la réalité.

Au final, nous pouvons esquisser deux conclusions. La première est un constat qui nous semble difficilement discutable : Casseri appartient à la mouvance néofasciste, dans sa version évolienne, comme le prouvent ses liens avec certaines personnalités de ce milieu d’une part, et comme le révèle le contenu de ses textes d’autre part. La seconde s’exprime sous la forme d’une interrogation : l’identité idéologique de Casseri n’explique pas, en effet, son passage à l’acte. Ses écrits ne manifestent pas une haine intangible contre l’islam et ne stigmatisent pas une catégorie spécifique de la population. Pourtant, son champ d’action qui relève davantage du combat culturel a bien débouché sur une expédition meurtrière dont les victimes étaient toutes d’origine sénégalaise.

Quant à la comparaison effectuée par plusieurs articles de presse avec le cas Breivik, elle n’est pas d’une très grande pertinence, tant sur le plan des actes que sur celui des motivations. Casseri ne semble pas avoir préparé son crime avec minutie. Le contenu de ses textes, par exemple, ne laisse aucunement envisagé un passage à l’acte. De même, il ne s’identifiait pas à un chevalier templier qui repartait en croisade contre l’envahisseur musulman.

Casseri, Breivik : un imaginaire structurant et apocalyptique

En revanche, il existe plus sûrement un rapport entre les deux hommes pour ce qui concerne la place, fondamentale, de l’imaginaire politique dans leurs constructions mythologiques personnelles. Trois éléments communs entrent ici en ligne de compte. D’abord, la projection dans un passé fortement idéalisé, sinon fantasmé, qui sert de structure fondatrice à l’éclosion d’une idéologie à tonalités réactionnaires. Ainsi, l’horizon d’action se situe moins dans l’avenir que dans le retour à un âge d’or : celui d’une Europe blanche, homogène, chrétienne pour l’un, et païenne pour l’autre. Ensuite, le transfert de cette histoire dans un imaginaire typiquement contemporain qui mêle l’heroïc fantasy, les jeux vidéos, la littérature fantastique et la science fiction. Ainsi, la mythologie nordique revisitée par une imagerie volontiers obscure, et parfois même gore (guerriers sanguinaires, culte de la force brute, retour des dieux vengeurs, etc.), contribue à se défier d’une réalité honnie, et à se réfugier dans un monde parallèle10. Enfin, la plongée dans une atmosphère apocalyptique qui prend les atours d’une guerre des civilisations. Les deux hommes se pensent comme les témoins ultimes d’un monde en voie de disparition et se focalisent sur un ennemi à dimension internationale : le complot judéo-américain pour l’un, et l’invasion islamiste pour l’autre.

Si la part de cet imaginaire reste bien sûr difficile à évaluer dans le passage à l’acte criminel, elle n’en reste pas moins une source encore trop méconnue, et trop peu étudiée, dans les constructions extrémistes contemporaines. En cela, on peut se demander si la métapolitique, initiée dès les années 1950 par Evola, ne continue pas à dérouler ses effets, à savoir l’instrumentalisation de certains segments culturels (héroïc fantasy, histoire des religions, littérature fantastique, etc.) à des fins de justifications politiques. Déjà, à la fin des années 1960, le jeune activiste Giorgio Freda s’était fortement inspiré de Chevaucher le tigre – le dernier essai d’Evola – pour fondre l’esprit traditionnel dans la contre-culture contemporaine, et faire du combat contre la société moderne une œuvre de réalisation à la fois personnelle et terroriste – une sorte de voie héroïque par défaut.

Notes

1 Pour cette étude, nous sommes partis d’un article très éclairant du chercheur Mark Sedgwick que nous avons recoupé avec la lecture des articles de presse, ainsi qu’avec l’analyse de plusieurs textes de Casseri. Cf. Mark Sedgwick, « Gianluca Casseri a Traditionalist, but the explanation lies elsewhere », mis en ligne le 14 décembre 2011 sur son blog : http://traditionalistblog.blogspot.com

2 Cette structure, qui tire son nom du poète américain Ezra Pound, se présente comme une « association » à vocation socio-culturelle et se revendique d’un « fascisme du troisième millénaire ». Depuis la création d’un premier squatt à Rome en 2003, l’association a essaimé dans plusieurs villes d’Italie.

3 Julius Evola (1898-1974) est un penseur atypique du fascisme italien. Il se fonde sur la tradition primordiale – définie par le français René Guénon – pour développer un fascisme ésotérique qui s’articule autour de La révolte contre le monde moderne, titre de son principal ouvrage. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il devient une référence incontournable des droites radicales européennes.

4 L’article, s’il a été retiré du site, est assez facilement trouvable sur la toile électronique. Le site en question, Centro Studi di la Runa, se présente comme une association culturelle (fondée en 1994) entièrement dédiée à l’œuvre de Julius Evola en particulier, et à la pensée traditionnelle en général. Cf. http://www.centrostudilaruna.it

6 Web journal dont la ligne politique est proche de celle de Turris. Ce dernier y est d’ailleurs présenté comme « un journaliste et intellectuel qu’il est difficile de prendre pour un extrémiste ». Cf. http://www.secoloditalia.it

7 Cette petite maison d’édition dispose d’un catalogue assez hétéroclite qui comprend des essais politiques, des romans fantastiques, des ouvrages historiques et quelques rééditions d’écrivains reconnus (Jack London, Henry James, etc.). Elle se situe plutôt du côté de la droite catholique conservatrice et reste, donc, éloignée de la mouvance néofasciste. Cf. http://www.edizionisolfanelli.it

8 Notons que ce texte d’une trentaine de pages est consultable sur plusieurs sites internet (dont : http://olo-dogma.myblog.it/gianluca-casseri), ce qui manifeste la volonté de le faire circuler au sein, notamment, des milieux négationnistes.

9 Dans l’entretien précité, de Turris justifie l’écriture de cette préface de façon tout à fait claire : il partage entièrement la conception de Casseri sur ce point.

10 Sur ce point, Breivik nourrit également une réelle fascination pour l’héritage païen nordique même s’il lui semble difficile de se regrouper derrière le marteau de Thor pour commencer la reconquista. Aussi écrit-il : « Je crois que le christianisme est essentiel pour des raisons culturelles. Après tout, le christianisme est la seule plateforme culturelle qui peut unir tous les Européens, qui sera nécessaire dans la période à venir durant la troisième expulsion des musulmans » (2083, p. 1362). Cf. Jean-François Mayer, « Terrorisme en Norvège : la religion d’Anders Breivik », mis en ligne le 28 juillet 2011 sur le site : http://religion.info/french/articles/article_540.shtml

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