Marine Le Pen : cru 2022
Vous pouvez retrouver ci-dessous quelques interventions de Nicolas Lebourg dans le cadre de la dernière semaine de campagne électorale.
Le jour du dernier meeting de Marine Le Pen d’avant premier tour, David Dufresne consacrait une émission à l’état des extrêmes droites :
Un entretien avec Maxime Macé et Pierre Plottu, « Le Pen, propose un libéralisme ethnicisé, aucunement un programme de gauche », Street Press., 14 avril 2022 :
Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan totalisent ensemble 33 pourcents des suffrages. Ça nous dit quoi ?
Ils n’ont de sens que si on les regarde avec le reste de la redistribution du marché électoral. Emmanuel Macron a avalé Les Républicains après le Parti socialiste. Constitutionnellement, il ne peut briguer un troisième mandat. On a donc un super-parti de gouvernement unique, soutenu par les classes moyennes partisanes de l’Union européenne. Et on a des classes populaires qui amènent à ce que Jean-Luc Mélenchon dépasse parfois les 50 pourcents sur des villes et territoires, et un total extrême droite au tiers. Si on regarde à Perpignan ou dans le XVI arrondissement de Paris, une partie de l’électorat filloniste est partie chez Zemmour, par opposition à la société multi-ethnique mais aussi au programme économique et social de Marine Le Pen.
Dans un marché électoral droitisé, le score d’Eric Zemmour (7 pourcents, ndlr) montre ce que l’on avait répété depuis l’automne : l’histoire électorale montre qu’une trop grande radicalité à droite ne prend pas, qu’elle dégage un espace médiatique certes mais que c’est une niche électorale, et que les Le Pen ont beau avoir des faiblesses de second tour, il n’y a pas de place à leur droite au premier tour. Seuls ceux qui confondent Twitter et le corps électoral peuvent être surpris.
Marine Le Pen a tenu à marquer sa distance avec Eric Zemmour tout au long de cette campagne. Pour autant, entre la dénonciation de la « submersion » et la promotion de la « préférence nationale », son programme est-il si éloigné de celui de son rival défait au premier tour ?
Eric Zemmour est plus proche de la vision de Jean-Marie Le Pen que Marine Le Pen. Ceci dit, la politique économique et sociale, la conception de la femme, qui sont les sujets qui différenciaient le plus les deux candidats dans leurs offres programmatiques, n’est pas ce qui est la première motivation du vote pour eux : la critique de l’immigration, et, par-delà, de la société multi-culturelle et multi-ethnique, d’un monde transnationalisé. Ce moteur du vote en leur faveur est bien là pour le second tour, et s’il existait des différences entre les deux candidats – Eric Zemmour voulant expulser les immigrés sans travail au bout de six mois, Marine Le Pen au bout d’un an – il y a clairement une vision du monde compatible. Les deux défendent une France redéfinissant ses rapports internationaux sous l’angle ultra-souverainiste et s’épurant de ses étrangers jugés indésirables. Les deux dimensions étant permises par une extension très accrue des moyens de l’autorité de l’Etat.
Tout en assurant lutter contre « l’idéologie » islamiste et non contre les musulmans, Marine Le Pen lie pourtant dans son programme la « lutte contre l’islamisme et le terrorisme » à la « politique d’immigration »…
Elle n’a effectivement pas la fixette d’Eric Zemmour et elle a l’habileté de lier le combat contre l’islamisme à la proclamation de foi républicaine. La question du combat contre l’islamisme est amplement prise sous l’angle de l’étranger, avec l’expulsion des étrangers fichés S, de la sécurité du quotidien et du principe d’égalité, avec par exemple la dénonciation des pressions communautaires faites aux femmes dans des quartiers qui seraient islamisés.
Selon elle, puisque l’islamisme est une offre politique et sociale globale, la réponse à lui apporter n’implique pas que les aspects sécuritaires mais doit mobiliser tous les ministères : Education, Affaires étrangères, etc. Résultat, il s’agit d’interdire et réprimer l’islamisme partout et de toutes les façons au nom de la République. De prime abord, on pourrait y souscrire, mais la question à ce stade est : qu’appelle-t-on l’islamisme ? Pour la loi de 1905 qui définit la laïcité, une femme a le droit de porter un voile. Pour Marine Le Pen, c’est « un uniforme islamiste » et donc il serait interdit. Son porte-parole Sébastien Chenu a dit qu’une loi définirait ce qu’est l’islamisme. En l’état actuel, le droit français a des éléments de répression de l’expression d’idées (incitation à la haine, à la violence, etc.) et d’actes ou projets d’actes violents. Mais, globalement, ils s’appliquent non pas en définissant une idéologie ennemie de l’Etat. Car, bien sûr, on risquerait dès lors d’y mettre bien trop d’éléments et réduire les libertés publiques.
Qu’est-ce que cette « préférence nationale » que prône Marine Le Pen ?
La préférence nationale est un concept inventé il y a trente ans par un intellectuel d’extrême droite, Jean-Yves Le Gallou, qui a été très actif dans la campagne d’Eric Zemmour. Le Gallou assume une conception ethnique de la nation. Son projet était beaucoup plus étendu que celui des deux candidats aujourd’hui. Par exemple, il proposait qu’une entreprise puisse exiger la nationalité française pour l’embauche ou qu’elle puisse licencier en priorité les travailleurs étrangers. Dans son dernier meeting de premier tour, Marine Le Pen a évoqué une préférence nationale pour le logement et pour l’emploi, et que les allocations familiales soient réservées aux Français. Marine Le Pen demeure fidèle à la vieille idée d’inscrire la préférence nationale dans la Constitution. En l’état du droit, c’est impossible, une simple réforme de la Constitution ne le permettrait pas car il y a un système de garde-fous juridiques. Si, bien sûr, cela était fait au nom du principe lepéniste selon lequel ce que le peuple veut et exprime par référendum vaut acte, l’intégration à la Constitution d’un principe de discrimination selon la nationalité pourrait se décliner dans bien des innovations juridiques.
Marine Le Pen progresse de 500 000 voix par rapport au premier tour de 2017 : où les prend-elle ?
Son succès, c’est avant tout son enracinement dans ses zones de force : ouvriers, employés, etc. En revanche, elle échoue à reprendre la jeunesse à Jean-Luc Mélenchon, et ne mord toujours pas assez chez les retraités. En fait, c’est quand même un scrutin très socialement construit, avec des catégories populaires vent debout contre Emmanuel Macron, d’où la qualification de Marine Le Pen et le score impressionnant de Jean-Luc Mélenchon. Sur ce point, la balle est clairement dans le camp du président sortant : Le Pen se présente comme la protectrice nationale, sociale et populaire (un triptyque qu’elle emprunte à son père, qui lui ajoutait ses trois adjectifs à « droite »). Macron va devoir faire l’effort de dire aux catégories populaires quelle place il y a pour elles dans sa France. Le front républicain n’est plus systématique, Emmanuel Macron va devoir envoyer des signaux à la gauche.
Marine Le Pen a fait campagne sur le volet social de son programme, qu’en est-il réellement ?
Si Marine Le Pen promeut une grande politique sociale en baissant les impôts, comment fait-elle ? C’est grâce à la dénonciation de l’immigration. Selon elle et ses amis, elle nous coûterait 100 milliards. Donc, en mettant fin à l’immigration, elle récupérerait la somme qu’elle pourrait redistribuer aux Français. Du chômeur au patron, chacun se voit promettre d’être protégé de la globalisation et de retrouver la jouissance à la fois des gains du capitalisme entrepreneurial et des protections de l’Etat-providence. C’est bien plus un « ethno-libéralisme » qu’un « virage à gauche ». Les discours mécaniques sur un programme économique FN passé à gauche, ou plus acceptable pour un électeur de gauche que le libéralisme d’Emmanuel Macron, reviennent à accepter un capitalisme fait de l’entente entre Français riches et pauvres par l’exclusion des immigrés pauvres. C’est un libéralisme ethnicisé, aucunement un programme de gauche. L’électeur de gauche qui prétendrait faire barrage au libéralisme en votant Le Pen au mieux se ment à lui-même : il fait le choix politique de la discrimination, qu’il l’assume.
L’émission de Quotidien sur le lepénisme du 13 avril 2022 est disponible ici.
Un entretien avec Ariane Nicolas, « Marine Le Pen dispose de réservoirs de voix qu’elle pourrait mobiliser, avec une bonne campagne”, Philosophie magazine, 14 avril 2022 :
Quand on observe la carte électorale du premier tour, on constate un vote Marine Le Pen plutôt rural et, au contraire, un vote Zemmour urbain. Est-ce le signe d’une extrême droite divisée ou, au contraire, plus forte qu’auparavant, avec de nouveaux électeurs répartis plus équitablement sur le territoire ?
Nicolas Lebourg : Marine Le Pen n’a rien perdu dans ses bastions des classes populaires : vote des employés, des ouvriers, des agriculteurs, etc. À raison, on a beaucoup noté que le vote Zemmour était très typé, surperformant dans l’ouest parisien, par exemple (Éric Zemmour a fait 18,5 % à Versailles). Cela correspond aux données Médiamétrie qu’on avait pour ses émissions, ou au public de ses conférences et meetings, plutôt CSP+ et seniors. Il y aura là des gens qui se seront ainsi acclimatés au vote à l’extrême droite et qui pourront se reporter sur Marine Le Pen. Mais pas tous, car le programme économique de Marine Le Pen, sa conception colbertiste de l’État, ramèneront une partie vers la droite plus libérale. Sur le plan de la sociologie, il n’y a pas de bouleversement : Marine Le Pen demeure très forte chez les ouvriers, les non-diplômés, etc. C’est l’envers du vote Macron. La progression de sa pénétration électorale n’a pas entraîné de changement de fond de sa structure électorale – ce qui, en cinq ans, n’est somme toute pas déshonorant.
Le quotidien La Croix estime qu’environ 40 % des catholiques ont voté pour l’extrême droite. Traditionnellement, pourtant, on associe cet électorat au centre droit ou à la droite libérale, pro-européenne, aisée… Pourquoi un tel changement ?
La dynamique chez les catholiques a commencé dès le passage de Jean-Marie à Marine Le Pen. Chez les catholiques non pratiquants, le taux de vote lepéniste a évolué de 16 à 20 % entre 1988 et 2012, dépassant ainsi la moyenne nationale. Le fait que ce soit le segment non pratiquant implique d’ailleurs peut-être l’idée d’un moins grand encadrement social et culturel, et donc d’une plus grande appétence à une offre identitaire. Le profil que vous rappelez est effectivement plus zemmourien que lepéniste.
Les commentateurs ne sont pas d’accord pour déterminer si le programme économique de Marine Le Pen est de droite ou de gauche. Qu’en pensez-vous ? Marine Le Pen peut-elle faire peur à une droite identitaire, mais libérale économiquement ?
L’argument sarkozyste selon lequel le programme économique de Marine Le Pen serait « de gauche » a été très performant, ruinant ses transferts de vote de droite lors des seconds tours de 2015, aux régionales et aux départementales. Comme l’argument moral à gauche, il n’est pas certain qu’il soit indéfiniment utilisable. Sur le plan concret, il repose sur une confusion entre le camp de la gauche et la modalité d’intervention économique de l’État. Dans les faits, il s’avère que le régime de Vichy était plus interventionniste que le gouvernement du Front populaire : nul n’ira penser que le premier était le plus à gauche. C’est donc une illusion mais une illusion qui a été efficace. Depuis 2017, le RN a essayé de s’ouvrir économiquement sur sa droite. Ainsi, les parlementaires européens RN ont publié un rapport affirmant qu’en fait la France a pâti de l’euro, de son excessive fiscalité et de la faiblesse qualitative de sa production, mais qu’elle a pu absorber le choc grâce aux « performances d’une belle brochette de grands groupes mondialisés et [à] la contribution immense du tourisme » (passage assez étonnant eu égard à la dénonciation du « mondialisme » par ce parti, mais qui montre bien la recherche d’un discours économique de droite).
Chez les « petits » candidats à droite (Pécresse, Lassalle, Dupont-Aignan), sait-on comment pourrait s’effectuer le report de voix ? De quelles réserves de voix dispose Marine Le Pen, à l’entre-deux-tours ?
Les électeurs de Nicolas Dupont-Aignan avaient suivi leur candidat lors du second tour de 2017 et voté Marine Le Pen. Depuis, le président de Debout la France n’a cessé de s’inscrire un peu plus dans le champ de l’extrême droite : ceux qui ont opté pour lui la semaine passée ont toutes les raisons de prolonger ce vote. Les électeurs de Valérie Pécresse devraient en revanche très majoritairement se reporter sur Emmanuel Macron au nom de la survie de l’Union européenne. Le vote Jean Lassalle, en revanche, est plus compliqué – avec le respect qu’on lui doit ainsi qu’à ses électeurs, son score donne un peu l’impression d’un « vote blanc », d’un pur vote « antisystème ». Par ailleurs, Marine Le Pen n’a pas mobilisé la totalité de son électorat potentiel au premier tour, et une « abstention de droite » pourrait lui être favorable. L’abstention a été plus forte chez les femmes, chez les 25-34 ans, chez les ouvriers… Bref, dans des catégories où Marine Le Pen est performante. De même, on a une abstention forte dans le Nord-Est et le Sud-Est, terres souvent favorables au lepénisme. On peut tout à fait imaginer qu’avec une bonne campagne, Marine Le Pen trouve là des réservoirs de voix à mobiliser.
Deux questions pour conclure : jusqu’où Marine Le Pen peut-elle séduire la droite ? Et a-t-elle vraiment intérêt à le faire, finalement ?
Toute la difficulté de la Ve République, c’est de se baser sur une élection à deux tours. Donc, il faut ramener tout le monde, toutes les classes sociales, des opinions de toutes tendances. Le premier tour a montré, avec les votes Mélenchon et Le Pen, un formidable divorce entre le président sortant et les catégories populaires. La question n’est pas de rassembler des voix de gauche : elle est de convaincre les catégories populaires qu’elles seront moins maltraitées, plus respectées et mieux protégées avec elle en tant que présidente.