Anatomie de la théorie du complot

Oeuvre de Thomas Hodd
Le journal Libération a consacré un dossier aux conspirationnismes dans son édition du 11 mars 2016. Stéphane François et Rudy Reichsdat ont tous deux accordé un entretien au journal, que nous reproduisons ci-dessous :
φ Propos de Stéphane François recueillis par Bernadette Sauvaget, «Ce complotisme se pare du voile de l’hypercriticisme» :
Quels sont les principaux ressorts du succès actuel du complotisme ?
En fait, comme le dit le slogan de la série télévisée X-Files («Aux frontières du réel»), la «vérité est ailleurs». Les partisans du complotisme cherchent à combler les «blancs» de l’histoire, c’est-à-dire les faits, qui permettent de comprendre un événement important, par exemple les raisons de l’assassinat du président Kennedy ou des attentats du 11 Septembre.
En fait, pour ses adeptes, la pensée dominante s’impose non par sa force argumentative ou son efficacité empirique, puisqu’elle est perçue comme fausse, mais par l’action d’organisations secrètes qui nous cachent la vérité et nous «désinforment» au travers l’éducation et les médias, comme les supposées sociétés secrètes capitalistes qui contrôleraient la finance mondiale.
L’hypercriticisme domine cette nouvelle phase. On est à la fois dans une société saturée par l’information et sujette à une crise de sens. Ce complotisme, cette paranoïa se pare du voile de l’hypercriticisme : les personnes qui le formulent sont persuadées – et sincèrement persuadées – qu’elles sont des rebelles du système. Les visions conspirationnistes sont indissociables d’une rhétorique de la dénonciation, quelle qu’elle soit. Dans ces discours, celui qui le formule élimine l’incertitude, systématise la méfiance et généralise le soupçon, pour se construire une vision cohérente, du moins à ses yeux, de ce qui se passe dans le monde.
Quels sont les pays les plus «réceptifs» au complotisme ?
Difficile à dire. Dans le «Nord», le pays le plus paranoïaque reste les Etats-Unis, qui, par son histoire, est une cible de choix. Au Sud, les pays arabo-musulmans sont assez sensibles au complotisme, avec comme bouc émissaire Israël et les Etats-Unis, bref ce qu’ils ciblent comme le «sionisme».
Pourquoi ce phénomène a-t-il à voir, selon vous, avec le religieux ?
Il relève de la croyance car il s’inscrit globalement dans une forme de pensée mythique, «bricolée», cherchant un sens au monde et à ses évolutions. On est face à des «cherchants», des adeptes, qui tentent de déchiffrer le monde pour le comprendre et donner un sens à ce qu’ils voient. Il y a un dogme central, infaillible : le complot de la pensée dominante, libérale forcément, pour asservir intellectuellement les masses. Il s’agit d’une forme laïcisée de la peur des démons, avec un ennemi omniscient et omnipotent qu’il faut combattre avant qu’il ne pervertisse les masses. Il s’agit d’un combat entre le «Bien» («ceux à qui ont ne la fait pas») et le «Mal» (la société secrète ploutocratique qui cherche à asservir le monde). De fait, on est clairement dans un registre religieux, de tendance millénariste. En fait, moins les hommes croient au Diable et plus ils ont tendance à le voir partout…
Pourquoi la «croyance» aux Illuminati prend-elle aujourd’hui le pas sur les autres théories du complot ?
Elle touche en particulier les jeunes adultes et les adolescents, moins les personnes plus âgées. Ces jeunes adultes ont du mal à trouver une grille interprétative d’un monde qui change trop vite pour eux. Ils cherchent des clés. Sans vouloir être péjoratif, ce sont surtout des personnes «semi-cultivées», c’est-à-dire qui essaient de se constituer une culture savante, mais de manière autodidacte. Ils se positionnent comme des «hypercritiques» (sur le mode : «à moi, on ne me la fait pas, je ne vais pas gober ça»), qui acceptent la première analyse «dissidente», ils aiment bien ce terme, ou «alternative».
Cette croyance aux Illuminati est une sorte de mégacomplot qui fusionnerait l’antisémitisme, les extraterrestres, l’occultisme, la franc-maçonnerie, le trafic d’armes ou de drogues, la prostitution… En fait, par sa souplesse, elle relève à la fois du mythe agglutinant, un mythe de l’extrême modernité, qui «ajoute» d’autres mythes politiques-conspirationnistes et du «bricolage» postmoderne où chacun fait sa propre création
φ Propos de Rudy Reichstadt recueillis par Dominique Albertini et «Une vision du monde de plus en plus paranoïaque» :
Les conspirationnistes s’attachent-ils à un type particulier d’événement ?
Tout événement marquant sécrète sa réécriture et sa relecture conspirationniste, et cela ne date pas d’hier. L’expression «théorie du complot» elle-même a presque un siècle et demi. Son utilisation – en anglais – est attestée dès 1870, avec le sens que nous lui connaissons aujourd’hui : une croyance extravagante en un complot imaginaire. En 1894, un article satirique du New York Times tourne déjà en dérision les conspirationnistes en expliquant que la guerre de Sécession est l’œuvre des philatélistes, car qui dit nouveaux Etats dit nouveaux timbres. Parmi les complotistes, certains assurent en revanche que ce thème de la théorie du complot serait le produit… d’un complot téléguidé par la CIA après l’assassinat de JFK [abattu à Dallas en 1963, ndlr], pour mieux ridiculiser les thèses dites «alternatives». Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la diffusion instantanée de ce type de récits, notamment après les attaques terroristes contre Charlie puis le Bataclan.
Quels sont les «centres de production» du complotisme ?
Le complotisme n’appartient pas à un seul camp, un seul milieu. C’est un discours qui peut être mis au service d’intérêts très divers, voire de camps politiques parfaitement rivaux. Cela étant, quand on s’intéresse à la partie la plus active et la plus dynamique de la «complosphère» sur Internet, on observe que son principal thème d’obsession, c’est le «complot américano-sioniste». Avec pour navires amiraux les sites qui gravitent dans la galaxie Soral-Dieudonné, qui fonctionnent en circuit fermé, se reprenant et se citant mutuellement avant que leurs théories ne se diffusent vers d’autres plateformes. Mais le conspirationnisme prend aussi corps dans d’autres milieux extrémistes qui peuvent être diamétralement opposés à ceux-là. Sur un site objectivement islamophobe tel que Riposte laïque, par exemple, qui manie les thèmes du «grand remplacement» et du «complot eurabien». Ou encore sur le site néoconservateur et pro-israélien Dreuz.
Qui est le plus sensible à ces discours ?
Il est difficile de brosser le portrait-type du conspirationniste. Les jeunes, qui s’informent majoritairement sur Internet et n’ont pas forcément les outils critiques leur permettant de trier le vrai et le faux, paraissent plus perméables aux théories du complot. On ne se rend pas assez compte à quel point, par endroits, des gamins ne font aucune distinction entre – disons – le Monde et Egalité & Réconciliation, le site d’Alain Soral. A l’inverse, plus on est diplômé et moins on adhère aux théories du complot – même si, là aussi, c’est un constat qu’il faut nuancer.
Y a-t-il un lien entre conspirationnisme et radicalité politique ?
Des études ont montré que plus on est sympathisant d’extrême droite ou d’extrême gauche, plus ou est susceptible d’adhérer à ces théories. Il semble cependant que le phénomène soit encore plus sensible à l’extrême droite. Le complotisme partage avec ces idéologies son aspect manichéen, binaire. Et en même temps, la caractéristique d’une théorie du complot est d’être intellectuellement «coûteuse» : plus on la pousse dans ses retranchements, plus le nombre de questions qu’elle laisse sans réponses est important. Pour continuer à la soutenir, il faut consentir à toujours plus de spéculations hasardeuses et souscrire à une vision du monde de plus en plus paranoïaque.
Quel rapport le complotisme entretient-il avec la pensée rationnelle ?
Les conspirationnistes sont moins irrationnels qu’on s’accorde généralement à le penser. Les théories du complot empruntent à la fois à la pensée magique – on est là dans le domaine de ce que Karl Popper identifiait comme des superstitions sécularisées – et à la science moderne, qui s’est construite comme entreprise de dévoilement et sur l’idée que la réalité doit être recherchée derrière les apparences. Le problème ne réside pas dans la démarche critique, mais dans la méthode très discutable utilisée par les complotistes, dont le doute n’a rien de méthodique précisément. La philosophe Aurélie Ledoux parle à leur égard de «scepticisme dogmatique». De sorte que leur doute est très sélectif. Pierre-André Taguieff parle quant à lui d’«asymétrie cognitive» : ils retiennent tout ce qui va dans le sens de leur théorie et en écartent tout ce qui la contredit. Ils sont hyper critiques sur des points secondaires, mais manifestent une très grande crédulité pour des arguments pourtant fragiles, à condition que ceux-ci confortent leur théorie.
Mais à qui profite la théorie du complot ?
A certains Etats, par exemple. Le négationnisme est un axe de propagande de l’Etat iranien, même si cela a été un peu mis en sourdine depuis la fin de la présidence Ahmadinejad [en 2013]. A Téhéran ont eu lieu des rencontres réunissant des figures du négationnisme international et des conspirationnistes du 11 Septembre. La Russie ou le Venezuela, à travers leurs médias ou leurs élites politiques, versent également dans ce type de discours. Et puis le conspirationnisme est aussi un discours de consolation qui permet d’éluder un réel jugé insupportable : lorsqu’on est de confession musulmane, il est, d’une certaine manière, plus «rassurant» de penser que les attentats commis au nom de l’islam sont en réalité des mises en scène destinées à stigmatiser les musulmans. Ou de penser que Daech [l’acronyme arabe de l’Etat islamique] est contrôlé en secret par des services secrets occidentaux.
La défiance propre à notre époque est-elle particulièrement propice au complotisme ?
Il y a sans doute un lien entre l’essor du complotisme et la crise de légitimité des grandes autorités constituées (la science, la presse, l’Etat…). De même qu’un lien entre le conspirationnisme et l’extrême complexité de nos sociétés. Peu de gens ont une idée très nette de la manière dont se fabriquent l’information ou le savoir scientifique. Sans parler des multiples fantasmes que nous projetons sur la sphère politique. L’exigence de transparence qui caractérise nos sociétés modernes semble également avoir pour effet de rendre de plus en plus intolérable, et donc suspecte, toute forme d’opacité ou de secret, et de stimuler en conséquence des représentations de type conspirationniste.
Le combat contre les théories conspirationnistes peut-il être mené par des organes décrédibilisés ?
Si vous faites référence aux pouvoirs publics, je vous dirais qu’ils ne peuvent évidemment pas se substituer aux initiatives issues de la société civile, mais qu’ils peuvent tout à fait les encourager et les accompagner. L’avantage comparatif du complotisme, c’est qu’il propose une forme de «réenchantement du monde», comme l’a vu Pierre-André Taguieff, tandis qu’aucun grand récit ne lui fait face. On aurait tort cependant d’être nostalgique des grands récits qui n’ont pas toujours été la panacée et ont parfois eux aussi charrié leur part de fantasmes et de mensonges. En démocratie, les problèmes ne se résolvent pas en empêchant les gens de s’exprimer, sauf lorsqu’ils contreviennent à la loi. C’est pourquoi tous les citoyens doivent s’emparer de ce problème et prendre conscience qu’ils sont confrontés à un véritable défi civique.
A-t-on une idée de l’ampleur du phénomène complotiste en France ?
Une enquête de l’institut de sondage OpinionWay publiée il y a trois ans suggérait que le phénomène touchait entre 20 et 50 % des Français, mais il reste encore beaucoup à faire pour cerner cette réalité et la mesurer. Quant à la dynamique complotiste, il y a une méthode simple pour l’appréhender objectivement : s’intéresser à la croissance du chiffre d’affaires généré par ce business de la crédulité. En France, Soral en est un bon thermomètre.