Une Littérature postcoloniale d’extrême droite ? Réflexion sur un « braconnage » intellectuel
Première parution : Sylvain Crépon, « Une littérature postcoloniale d’extrême droite ? Réflexion sur un “braconnage” intellectuel », in Collectif Write Back (dir.), Postcolonial studies, modes d’emploi, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2013, pp. 137-149.
Il peut paraître surprenant, voire provocateur, de parler d’une littérature postcoloniale d’extrême droite. Les deux termes (postcolonial, extrême droite) et les mouvements auxquels ils renvoient semblent en effet pour le moins contradictoires, pour ne pas dire antagonistes. On a d’un côté des écrits associés à un « ensemble d’enseignements, de recherches, de revues autour du fait colonial et de son héritage » et qui « abordent les phénomènes de domination culturelle » (Smouts Marie-Claude, « Le postcolonial. Pour quoi faire ? » dans Smouts Marie-Claude (dir.), La Situation postcoloniale. Les postcolonial studies dans le débat français, Paris, Presses de Science po, 2007, p. 34). Cette littérature, qui s’est développée en tant que courant dans les années 1990, essentiellement dans les universités anglo-saxonnes, a prétendu dénoncer et déconstruire « l’hégémonie européenne sur la définition des valeurs et des universaux » (ibid., p. 43). Et ce que ce soit à propos la période proprement coloniale ou « de ce qui survit aujourd’hui de ce passé » (Pouchepadass Jacques, « Le projet critique des postcolonial studies entre hier et demain » dans Smouts Marie-Claude (dir.), La Situation postcoloniale, 2007, p. 174).
De l’autre côté, on a une mouvance politique nationaliste, anti-intellectualiste, associée à des expressions xénophobes, racistes et antisémites, et qui s’est illustrée en France dans les années 1950 et 1960 dans le combat contre la décolonisation. Il est ainsi significatif que plusieurs des fondateurs du Front national, créé en 1972, ont appartenu à l’Organisation armée secrète (OAS) qui s’opposa à l’indépendance algérienne par la voie terroriste.
Entretenir une telle vision irréductible revient toutefois à ignorer le fait qu’une partie de l’extrême droite, certes marginale et composée d’intellectuels, a entrepris a partir de la fin des années 1960 une véritable refonte idéologique et doctrinale. Prenant la mesure du caractère irréversible de la fin de l’empire colonial, cette Nouvelle droite, comme on l’a appelé de façon polémique à la fin des années 1970 (voir Taguieff Pierre-André, Sur la Nouvelle droite. Jalons d’une analyse critique, Paris, Descartes & Cie, 1994, p. 224-240), a tenté de redéfinir, à l’aide de nouveaux fondements intellectuels, sa conception anti-égalitariste du monde afin de pouvoir s’adapter aux évolutions de l’après-empire. Pour ce faire, les intellectuels néo-droitiers n’ont pas hésité puiser dans les sciences sociales des arguments susceptibles de parfaire leur volonté de renouveau idéologique, y-compris auprès d’auteurs franchement marqués à gauche et ayant élaboré leurs considérations éthiques dans le combat anti-impérialiste.
Cet emprunt s’est joué à deux niveaux. Il s’est agit d’une part de renforcer leur critique des valeurs égalitaristes et d’autre part de légitimer leur essentialisme identitaire faisant des « communautés enracinées » le référent absolu au niveau politique. C’est à ce niveau que la critique du colonialisme et de la situation postcoloniale par des auteurs progressistes, pour lesquels le « discours occidental produit le discours impérialiste » (Smouts Marie-Claude, « Le postcolonial. Pour quoi faire ? », 2007, p. 43), et dont les damnés de la terre doivent s’émanciper s’ils veulent retrouver une autonomie tant culturelle que politique, a pu leur être profitable d’un point de vue idéologique. En envisageant les droits de l’homme comme annihilant les cultures traditionnelles aussi bien des peuples du Sud que de l’Europe, désormais mis sur un pied d’égalité, les intellectuels néo-droitiers ont produit un discours original construit à travers une sémantique de l’altérité. Abandonnant la référence à l’impérialisme, ils ont tenté de sauver de la sorte l’essentiel de leur doctrine, à savoir l’opposition à l’universalisme.
C’est donc à cette orientation postcoloniale1 de la Nouvelle droite que nous nous intéressons dans cette contribution. Après avoir envisagé la genèse du renouveau idéologique de la Nouvelle droite, nous nous pencherons sur ses conceptions « différentialistes » inspirées des travaux d’anthropologues relativistes. Nous verrons ensuite sa remise en cause du fait colonial construite à partir des écrits d’auteurs critiques du colonialisme et du « néo-colonialisme ». Pour finir, nous interrogerons la logique idéologique de cette posture postcoloniale de la part de cette mouvance intellectuelle en nous demandant ce qui la rapproche ou la distingue des conceptions des auteurs progressistes dont elle s’est inspirée.
La rupture idéologique
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’extrême droite se trouve dans une situation de délabrement tant structurel qu’idéologique. Délégitimée en raison de la compromission de nombreux de ses partisans avec le régime collaborationniste, elle n’a plus qu’une aura marginale. Dans les années 1950, elle réussit pourtant à se refaire une santé grâce au mouvement de Pierre Poujade, l’Union des commerçants et artisans (UDCA). Celui-ci parvient en effet, dès le début de la décennie, à cristalliser l’inquiétude de petits entrepreneurs ruraux se sentant menacés par le bouleversement économique des Trente glorieuses. Mais c’est surtout en se faisant le porte drapeau de l’opposition au processus de la décolonisation que le mouvement va drainer à lui l’ensemble de ce que compte l’extrême droite française, celle-ci voyant là une occasion de renaître de ses cendres.
En se raccrochant à la défense de l’Algérie française, la mouvance extrême droitière parvient en effet à remettre au goût du jour certaines de ses idées phares, à commencer par le nationalisme expansionniste, l’exacerbation des valeurs martiales ou encore la haine du parlementarisme. L’accès inexorable de l’Algérie à l’indépendance va pourtant marquer une seconde traversée du désert pour ce courant de pensée. La dérive terroriste de l’OAS, de même que les excès médiatiques de Poujade achèvent de discréditer la mouvance. Celle-ci doit de surcroît affronter la stature de l’homme du 18 juin, désormais au pouvoir, et dont le patriotisme draine une partie de l’électorat nationaliste et conservateur qui se détourne alors de l’extrémisme (Rioux Jean-Pierre, « Des clandestins aux activistes (1945-1965) », dans Winock Michel (dir.), Histoire de l’extrême droite en France, Paris, Seuil, 1993, p. 239).
Durant les années 1960, mis à part quelques sursauts groupusculaires, notamment estudiantins à travers Occident, devenu le Groupe Union droit (GUD) après sa dissolution, ou l’Œuvre française des frères Sidos, l’extrême droite n’a plus qu’une assise symbolique (Chebel d’Appollonia Ariane, L’extrême droite en France, de Maurras à Le Pen, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 315). Dans ce contexte, la candidature de Jean-Louis Tixier Vignancour aux élections présidentielles en 1969 ne constitue qu’un épiphénomène. C’est dans cette situation de déliquescence que de jeunes intellectuels nationalistes vont entreprendre un travail de refonte idéologique afin d’adapter leur mouvement aux évolutions de leur époque. Membre du groupe Europe-Action et rédacteur de la revue éponyme, Dominique Venner est l’un des tout premiers à s’engager dans cette voie. Emprisonné pendant plus d’un an suite à ses activités au sein de l’OAS (Duranton-Crabol Anne-Marie, Visages de la Nouvelle droite. Le GRECE et son histoire, Paris, Presses de Science po, 1988, p. 26), il effectue durant son séjour en prison un véritable aggiornamento tant idéologique que stratégique.
Sur le plan idéologique, il commence par rompre avec le nationalisme traditionnel en revendiquant la constitution d’une nation européenne dont la France ne constituerait qu’un élément secondaire. Au niveau stratégique, il s’inspire des références de ses adversaires gauchistes pour parfaire sa formation doctrinale. C’est ainsi qu’il puise dans le Que faire ? de Lénine son inspiration révolutionnaire (Taguieff Pierre-André, Sur la Nouvelle droite, 1994, p. 118-119). Cette tendance à s’inspirer de la littérature de l’adversaire deviendra par la suite une des caractéristiques de la mouvance que va initier Dominique Venner.
En 1962, il rencontre le jeune Alain de Benoist, alors secrétaire des Cahiers universitaires, revue de la Fédération des étudiants nationalistes, qui le suit dans sa volonté de refonte doctrinale. Tout comme son mentor, Alain de Benoist s’est engagé en politique dans le soutien à l’Algérie française. En 1965, il se fait ainsi remarquer avec la publication d’un ouvrage, écrit sous le pseudonyme de Fabrice Laroche et en collaboration avec François d’Orcival, Le Courage est leur patrie (Paris, Saint-Just, 1965), louant la lutte des défenseurs irréductibles de la dernière colonie française. En janvier 1968, les deux hommes forment, au sein d’un groupe de quarante intellectuels, le Groupe de recherche et d’étude pour la civilisation européenne (GRECE). Récusant la posture d’un parti politique, ils préfèrent se constituer en « club de pensée » avec pour objectif de contrer l’omniprésence de la gauche marxiste dans les débats intellectuels de l’époque. En plein mimétisme avec le monde académique, ils organisent colloques et séminaires, publient des revues (Nouvelle Ecole en 1969, Eléments en 1973) et créent une maison d’édition (Les éditions Copernic) afin de préparer, selon la théorie gramscienne – nouvel emprunt au camp d’en face-, la conquête des esprits, préalable à la conquête du pouvoir.
Le différentialisme
Prenant la mesure du caractère inexorable de la décolonisation, les « grécistes » tentent de trouver de nouvelles armes idéologiques pour légitimer la doctrine anti-égalitariste de l’extrême droite. C’est ainsi que, durant les premières années du mouvement, ils légitiment l’inégalité entre les races en faisant appel à des disciplines telles que la sociobiologie et n’hésitent pas à soutenir le régime d’apartheid sud-africain. Mais, bien vite, ils délaissent le postulat racialiste, et donc biologique, pour se tourner vers les sciences humaines, principalement l’histoire et l’anthropologie, pour parfaire leur essentialisme identitaire désormais décliné sur le mode culturel. A partir d’une interprétation assez libre des travaux de Georges Dumézil, ils plaident pour une rupture avec les fondements du christianisme, une religion « importée » du Proche Orient et donc éloignée des fondements de la culture originelle de l’Europe (pour une analyse de l’antichristianisme d’Alain de Benoist, voir Taguieff Pierre-André, Sur la Nouvelle droite, 1994, p. 186-194).
Ils s’orientent dès lors vers une forme de néo-paganisme selon eux plus proche de la tradition indo-européenne. De par sa dimension « intolérante », la religion monothéiste contiendrait de surcroît les germes du totalitarisme. Ils abandonnent par ailleurs le postulat de la hiérarchie entre les peuples pour se rabattre sur leur nécessaire étanchéité, gage de préservation de leur pureté identitaire. Ce « différentialisme » identitaire devient, à partir de la décennie 1980, la marque de fabrique du mouvement dont Alain de Benoist devient rapidement de porte parole indiscutable.
L’adoption du paradigme culturaliste permet à ces intellectuels néo-droitiers d’assoir leur critique des fondements égalitaristes et universalistes à l’aide de théories inédites dans leur cercle idéologique et de s’immiscer adroitement dans les débats lancés, à l’époque, par la gauche intellectuelle marquée par le tiers-mondiste et la défense des identités culturelles (voir Taguieff Pierre-André, Sur la Nouvelle droite, 1994, p. 219-221). Cette posture anti-égalitariste les amène également à récuser aussi bien le communisme que le capitalisme, deux idéologies prétendues universalistes qui, chacune à leur manière, se montreraient rétives à la différence culturelle2. C’est ainsi qu’ils accusent les droits de l’homme de receler les germes du racisme, leur dimension individualiste les rendant intolérants vis-à-vis de l’expression des particularismes culturels des « communautés enracinées ». Alain de Benoist avance en ce sens que « l’universalisme, en même temps qu’il entraîne la négation de l’identité des autres, génère également l’ignorance ou l’inconscience de son identité propre chez celui qui l’énonce » (Benoist (de) Alain, « Le totalitarisme raciste », Eléments, n° 33, février-mars 1980, p. 15).
Ces intellectuels néo-droitiers reprochent en ce sens à la philosophie des droits de l’homme d’être européo-centrée et par conséquent inadaptée au mode de vie de certaines sociétés traditionnelles non européennes3. Ce qui fait que « tout universalisme est gros d’un racisme latent, dans la mesure où il pose en norme, en valeur universelle, la projection démesurée d’un système de valeurs et de normes particuliers [ethnocentrisme] » (Benoist (de) Alain, « Le totalitarisme raciste », 1980, p. 18). C’est ainsi que ces nouveaux intellectuels vont trouver chez certains anthropologue engagés dans la défense des droits des tribus « primitives » des arguments susceptibles de conforter, d’une part, leur essentialisme identitaire, et d’autre, part leur pensée anti-égalitariste.
L’anthropologie comme ressource intellectuelle
Les intellectuels de la Nouvelle droite font abondamment référence dans leurs écrits aux concepts d’« ethnocentrisme », d’ « acculturation » ou encore de « relativisme culturel », popularisés en France par Claude Lévi-Strauss à travers son opuscule contre le racisme Race et histoire, publié en 1952 sous l’égide de l’Unesco. Et ce dans le but de dénoncer les dangers du métissage, qu’il soit biologique ou culturel. Outre Lévi-Strauss, qui a établi une critique de l’universalisme au nom de la préservation de la culture des Indiens d’Amazonie qu’il a étudiés pendant des années (Lévi-Strauss Claude, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 15), Alain de Benoist s’est également inspiré des travaux de l’ethnologue américaniste Robert Jaulin.
Ce dernier a en effet dressé une dénonciation radicale de la philosophie universaliste occidentale, « grand mythe unitaire », responsable, selon lui, à travers son expansion en Amérique du sud, d’un véritable « génocide culturel » au sein des ethnies amérindiennes (Jaulin Robert, La décivilisation. Politique et pratique de l’ethnocide, Bruxelles, Complexe, 1974, p. 11, cité par Alain de Benoist dans « Le totalitarisme raciste », 1980, p. 15). De fait, pour Jaulin, « le privilège de l’individu et des universaux le caractérisant n’ont en fait jamais été que le complémentaire de la destruction des communautés » (Jaulin Robert, Les chemins du vide, Paris, Christian Bourgois, 1977, p. 32). Une critique à laquelle ne peuvent évidemment que souscrire les grécistes4.
La critique de certaines « pratiques coutumières », telle l’excision, qui violeraient les fondements des droits de l’homme, s’avèreraient de surcroît sans fondements puisque lesdites pratiques « jouissent de toute évidence d’une faveur massive au sein des populations concernées » (Benoist (de) Alain, « Droits de l’homme et droits des peuples », Eléments, n° 109, juillet 2003, p. 31). Les grécistes prennent ainsi le parti du relativisme culturel anthropologique contre l’universalisme des droits de l’homme. L’adoption de ce postulat différentialiste a amené logiquement certains d’entre eux à renier leur engagement colonial au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à préserver leur culture originelle. Cet anticolonialisme rétrospectif va ainsi devenir un nouvel axe de critique des fondements universalistes républicains.
La critique du colonialisme
Engagés dans la défense des cultures traditionnelles, les penseurs du GRECE ne pouvaient continuer à défendre sans contradiction le colonialisme, un processus de domination et d’asservissement tant politique que culturel. Si bien que dès la fin des années 1970, nombre d’entre eux condamnent ouvertement le passé colonial de l’Europe en général, et de la France en particulier. Une position qui les amène à se couper d’une partie de l’extrême droite française, à commencer par le Front national. Pour ces intellectuels néo-droitiers, l’entreprise coloniale s’avère inextricablement liée aux valeurs républicaines, universalistes et individualistes. Gilbert Destrée avance en ce sens, à propos des droits de l’homme, qu’ils « légitiment la réunion forcée de ce qui diffère en nature, débouchant, concrètement cette fois, sur une version colonisatrice/exterminatrice des différents modes d’être au monde » (Destrée Gilbert, « Différentialisme contre racisme. Les origines du racisme », 1993, p. 31).
L’instauration puis le renforcement de la République parlementaire « coïncideraient » en ce sens avec la « politique d’assimilation coloniale » (Benoist (de) Alain, « Le totalitarisme raciste », 1980, p. 18) à travers la diffusion, pour ne pas dire l’imposition des valeurs occidentales au reste du monde jugé en retard sur l’échelle du progrès. Une vision qui ne serait pas dénuée de racisme. Les intellectuels néo-droitiers se plaisent ainsi à citer de façon sarcastique les propos des grands républicains tels Jules Ferry, qui stipulait à propos de la colonisation que la « race supérieure ne conquiert pas pour le plaisir, dans le dessein d’exploiter le faible, mais bien de le civiliser et de l’élever jusqu’à elle » (cité par Benoist (de) Alain, « Le totalitarisme raciste », 1980, p. 18) ; ou encore ceux de Léon Blum qui admettait « le droit et même le devoir des races supérieures d’attirer à elles celles qui ne sont pas parvenues au même degré de culture et de les appeler aux progrès réalisés grâce aux efforts de la science ou de l’industrie » (cité par Marlaud Jacques, « Laïcité et société post-migratoire : le divorce », Eléments, n° 77, avril 1993, p. 72).
Bien après l’achèvement du processus de la décolonisation, Alain de Benoist exhorte les peuples du Tiers-monde à continuer à « se décoloniser », à se libérer de la tutelle de l’Occident afin de rompre définitivement avec la perpétuation d’un « néo-colonialisme » (« Vers de Nouvelles convergences », entretien avec Alain de Benoist, Eléments, n° 56, décembre 1985-février 1986, p. 16, cité par Taguieff Pierre-André, Sur la Nouvelle droite, 1994, p. 266). Un point de vue qu’il résume dans les années 1980 dans son ouvrage Europe Tiers-monde, même combat (Paris, Robert Laffont, 1986).
Le GRECE continue aujourd’hui de dénoncer les nouvelles formes d’impérialisme, notamment à travers le processus de la globalisation, qui contribueraient à uniformiser les comportements et les cultures sous la domination du modèle culturel et économique nord-américain. Si la problématique est sensiblement différente, son discours reste globalement identique, préserver l’intégrité des cultures. Mais les néo-droitiers ne se sont pas contentés de puiser dans les travaux des anthropologues relativistes pour parfaire leur critique de la philosophie des Droits de l’homme et du colonialisme ainsi que du « néo-colonialisme ». Ils se sont également inspirés des écrits d’intellectuels ancrés à gauche (philosophes, juristes, écrivains, essayistes, etc.) et ayant marqué, chacun dans leur domaine, la remise en cause de l’entreprise coloniale européenne. Outre l’apport d’une caution savante, ces écrits ont permis aux intellectuels grécistes d’affiner leurs critiques à l’égard des droits de l’homme.
Passeurs d’idées ou usurpateurs ?
Gilbert Destrée n’hésite pas à citer Albert Memmi, non pas à propos du colonialisme, mais plutôt du racisme, que l’auteur du Portrait du colonisé a défini comme constitutif de la « peur de l’Autre » (Memmi Albert, Le racisme, Paris, Gallimard, 1994, cité par Destrée Gilbert, « Différentialisme contre racisme », 1993, p. 27). Et de reprendre, sans le discuter, son concept d’ « hétérophobie » pour stigmatiser, à nouveau, l’individualisme des Droits de l’homme, jugés ontologiquement rétifs au pluralisme culturel5. Lelio Basso, avocat anti-impérialiste italien qui condamna, en son temps, les crimes commis par les dictatures sud-américaines ou l’armée américaine au Vietnam, est également invoqué pour fustiger, encore et toujours, l’individualisme des Droits de l’homme6.
L’orientaliste Jacques Berque est invoqué quant à lui pour célébrer « l’échec d’une tentative de “mondialité unilatérale et fallacieuse” » (Benoist (de) Alain, « Le totalitarisme raciste », 1980, p. 20 – la citation n’est accompagnée d’aucune référence). Hannah Arendt, qui a eu une grande influence sur les postcolonial studies (Assayag Jackie, « Les études postcoloniales sont-elles bonnes à penser ? », dans Smouts Marie-Claude (dir.), La situation postcoloniale, 2007, p. 234-235), revient souvent dans les écrits d’Alain de Benoist. Le fait qu’elle situe l’impérialisme comme l’une des principales sources du racisme moderne ayant alimenté par la suite l’idéologie totalitaire nazie, n’est évidemment pas anodin dans l’intérêt que lui porte de chef de file des grécistes.
Dans sa célèbre étude sur L’impérialisme, deuxième volet des Origines du totalitarisme, elle pointe en effet la dimension paradoxale des droits de l’homme, qui, en se référant à un être « abstrait qui ne semble exister nulle part », et par ailleurs institués dans des Etats-nations modernes, ne permettent pas de concevoir les peuples sans Etats comme tout à fait humains (Arendt Hannah, Les origines du totalitarisme. L’impérialisme, Paris, Fayard, 1982, p. 246). Une analyse naturellement très fréquemment reprise dans les écrits grécistes7. A travers des citations relativement courtes, souvent retirées de leur contexte et qui ne restituent pas la complexité de la pensée des auteurs mentionnés, les intellectuels néo-droitiers parviennent à dérouter le lecteur peu familier avec leur mouvance et à immiscer le doute quant à leurs positions idéologiques.
Il reste qu’il serait un peu trop simple de ne voir dans ces emprunts qu’un pur opportunisme stratégique dénué de toute adhésion un tant soit peu idéologique. Il est indéniable que l’usage de ces auteurs par les intellectuels grécistes a contribué à la refonte de leur idéologie. Doit-on pour autant conclure à une identité de point de vue sur la question coloniale, voire postcoloniale ou néocoloniale, entre les néo-droitiers et les auteurs « progressistes » dont ils s’inspirent ? Si la lecture des intellectuels de l’« autre camp » constitue l’une des caractéristiques des auteurs néo-droitiers, il faut la mettre en perspective avec leurs lectures précédant la conceptualisation du différentialisme culturel duquel découle la critique du colonialisme et du néo-colonialisme. Et ce afin de vérifier s’il s’en dégage certaines continuités idéologiques ou, au contraire, une rupture radicale. Les recherches axées sur la réception des œuvres littéraires, pour peu que l’on prenne la peine de les adapter à notre problématique, peuvent apporter sur ce point des éléments d’analyse intéressants.
Les « horizons d’attente » de la Nouvelle droite
Les travaux sur la réception des œuvres littéraires ont montré que la lecture d’un auteur n’est jamais anodine. Son choix, de même que son impact sur le lecteur est souvent tributaire des « horizons d’attentes » de ce dernier, selon la fameuse formule de Hans Robet Jauss. Ces horizons se donnent à voir à travers les « expériences littéraires antérieures » du lecteur, mais aussi « ses intérêts, désirs, besoins d’expériences tels qu’ils sont déterminés par la société et la classe à laquelle il appartient aussi bien que par son histoire individuelle » (Jauss Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 259). Jean-Marie Goulemot indique dans la même perspective que « le livre prend son sens de ce qui a été lu avant lui » (Goulemot Jean-Marie, « De la lecture comme production de sens », dans Chartier Roger (dir.), Pratiques de la lecture, Marseille, Rivages, 1985, p. 97). En ce sens, « lire ce serait donc faire émerger la bibliothèque vécue, c’est-à-dire la mémoire des lectures antérieures et des données culturelles » (ibid., p. 96). Quels étaient les horizons d’attente, en l’occurrence ici idéologiques, des intellectuels de la Nouvelle droite, lorsqu’ils se sont penchés sur la littérature critique du colonialisme ? Si l’on part du principe que ces horizons se donnent à voir dans la « mémoire des lectures antérieures », il faut donc s’attacher à cerner les auteurs qui ont inspiré l’idéologie des grécistes avant leur entreprise de renouveau idéologique aboutissant à la critique du colonialisme et du « néo-colonialisme ».
En remontant aux débuts de la trajectoire intellectuelle d’Alain de Benoist, dont on rappelle qu’il peut être considéré comme l’intellectuel en chef de la Nouvelle droite, deux sources littéraires émergent. D’une part les écrivains liés à l’Action française, Maurice Barrès et Charles Maurras (Taguieff Pierre-André, Sur la Nouvelle droite, 1994, p. 111), éternelles ressources intellectuelles de l’extrême droite française. Et d’autre part, les théoriciens racialistes tels que Georges Vacher de Lapouge, dont on trouve de nombreuses références dans les Cahiers universitaires et Europe-Action, revues auxquelles il a participé étudiant, Gustave Le Bon, théoricien raciologue et par ailleurs adepte du darwinisme sociale, ou encore le Renan « première période », avec sa critique du « sémitisme » (Taguieff Pierre-André, « Le chercheur, l’extrême droite et les sciences sociales », dans Crépon Sylvain et Mosbah-Natanson Sébastien (dir.), Les sciences sociales au prisme de l’extrême droite. Usage et enjeux d’une récupération idéologique, Paris, L’Harmattan, coll. « Les cahiers politiques », 2008, p. 64). Autant de sources découvertes grâce à son principal mentor intellectuel, le philosophe conservateur Louis Rougier.
Ajoutons que très jeune, de Benoist lit également les raciologues allemands tel que Hans F. K. Günther, ou américains comme Arthur R. Jensen (ibid., p. 64). C’est donc toute une conception du déterminisme identitaire, qu’elle soit traditionaliste avec le nationalisme catholique de Barrès et Maurras, ou biologisante avec les racialistes, que ces lectures révèlent. Au-delà de leurs différences paradigmatiques, ces deux courants, traditionalisme catholique et racialisme, se rejoignent en conceptualisant une symbolique de la pureté ethno-raciale proscrivant le métissage, qu’il soit physique ou culturel. D’où leur allergie à la philosophie des droits de l’homme dont les principes s’inscrivent en porte à faux avec leur irrédentisme identitaire. Il n’est en ce sens pas anodin que de Benoist rappelle que « parmi les premiers adversaires du colonialisme, aient figuré de fermes critiques de l’égalitarisme : Gustave Le Bon, Léopold de Saussure, Oswald Spengler » (Benoist (de) Alain, « Le totalitarisme raciste », 1980, p. 18).
Conclusion
Ce que les intellectuels néo-droitiers vont chercher, pour l’essentiel, chez les auteurs critiques de l’impérialisme et du colonialisme, c’est avant tout une caution à leur rejet absolu de l’égalitarisme, qui sous-tend l’universalisme et l’individualisme. Soit le triptyque sur lequel se fondent les droits de l’homme. Il est en ce sens symptomatique qu’ils ne se réfèrent pas aux auteurs ayant conceptualisé la question identitaire dans une perspective inter-segmentaire et/ou dynamique, comme a pu le faire une certaine anthropologie d’influence wébérienne8. C’est à ce niveau que l’on peut stipuler que ces nouveaux intellectuels n’ont pas définitivement rompu avec les fondements antimodernes de leur mouvance politique, bien qu’il faille reconnaître qu’ils se sont écartés du racisme biologique ainsi que du nationalisme expansionniste de leurs débuts. Il reste qu’à un principe de citoyenneté postulant l’égalité des droits entre individus, et donc offrant la possibilité de s’émanciper (ou pas) des dogmes communautaires, de bricoler son identité, ils préfèrent un déterminisme traditionnaliste assignant les individus à leur communauté d’origine9. Une posture qui a permis à cette Nouvelle droite de devenir l’une des principales ressources idéologiques du Front national à partir de la fin des années 1980 (Crépon Sylvain, La nouvelle extrême droite, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2006, p. 42-50), en dépit du fait que ce dernier continue d’entretenir la nostalgie de l’Algérie française, essentiellement dans les régions où demeure une importante population de personnes rapatriées d’Algérie (voir Moumen Abderahmen, « Les pieds noirs et le Front national », Fragments sur les temps présents, 18 mai 2009 : https://tempspresents.wordpress.com/2009/05/18/abderahmen-moumenles-pieds-noirs-et-le-front-national/).
Ce braconnage10 intellectuel, sur un territoire littéraire qui n’est pas celui de leur famille idéologique, a permis toutefois aux néo-droitiers d’interagir adroitement dans les débats intellectuels contemporains et de glaner des arguments, et peut-être aussi des soutiens, au-delà de leur cercle idéologique. On relèvera en ce sens que certaines critiques adressées aux auteurs postcoloniaux, notamment leur tendance à ignorer la distinction « entre le projet des Lumières et l’action politique conduite en son nom », à refuser de « comprendre comment le même acteur a pu être les deux à la fois » (Busekit (von) Astrid, « Quelle place pour les études postcoloniales dans la science politique françaises ? », dans Smouts Marie-Claude, La situation postcoloniale, 2007, p. 432) n’est pas sans rappeler la position anti-égalitariste des grécistes. Sans postuler une identité de point de vue entre les deux courants, certains points de convergence ne manquent pas de conduire à s’interroger sur les aboutissants éthiques de cette mouvance postcoloniale.
Notes
1 Nous employons ce terme dans une acception à la fois historique et sociologique qui renvoie aussi bien à « ce qui vient après la colonisation » qu’à ce qui « procède du fait colonial, sans distinction de temporalité » (Akhil Gupta, « Une théorie sans limite », dans Smouts Marie-Claude, La situation postcoloniale, 2007, p. 218-219). Notre objectif consiste en ce sens à analyser les représentations du fait colonial par les intellectuels néo-droitiers.
2 Pour Gilbert Destrée, collaborateur de la revue Eléments, le matérialisme marchand ne ferait que contribuer à la société cosmopolite destructrice des identités culturelles : « La mixité raciale n’a donné naissance à ce jour à aucune culture particulière – si ce n’est celle de l’Occident libéral pour qui l’échange culturel n’est que la cerise sur le gâteau de l’échange marchand » (« Différentialisme contre racisme. Les origines du racisme », Eléments, n° 77, avril 1993, p. 32).
3 Une dimension qui n’est pas sans contradictions puisque les droits de l’homme sont jugés, d’une part, inextricablement liés à la culture occidentale, et d’autre part, extérieurs à cette même culture, étant issus d’un processus de sécularisation de la tradition judéo-chrétienne que les grécistes estiment importée du Moyen-Orient et donc contraires aux fondements originels de l’Europe.
4 Alain de Benoist a d’ailleurs publié une interview de Robert Jaulin dans la revue qu’il a fondée en 1988 Krisis (« La communauté : être avec et fonction de vie. Entretien avec Robert Jaulin », Krisis, n° 16, juin 1994).
5 « Comment un tel individualisme, pourchassant la différence, ne serait-il pas hétérophobe ? L’individualisme apparaît au contraire comme le socle idéologique du racisme contemporain ». Destrée Gilbert, « Différentialisme contre racisme », 1993, p. 30 (c’est nous qui soulignons).
6 « Pour Lelio Basso, grand défenseur du droit des peuples, les vrais “sujets de l’histoire sont les peuples, qui sont également les sujets du droit”. Cité par Edmond Jouve dans, Le droit des peuples, Paris, PUF, 1986, p. 7 et repris par Alain de Benoist dans « Droits de l’homme et droits des peuples », art. cit., p. 32.
7 « On retrouve une critique [des droits de l’homme] analogue chez Hannah Arendt, lorsqu’elle écrit que “le paradoxe des droits abstraits est qu’en déclinant les droits d’une humanité sans attache, ils risquent de priver d’identité ceux qui sont précisément victimes des déracinements imposés par les conflits modernes” ». Cité par Benoist (de) Alain, « Droits de l’homme et droits des peuples », 2003, p. 34 (la citation d’Hannah Arendt n’est accompagnée d’aucune référence).
8 Nous pensons, entre autres auteurs, à Clifford Geertz, Georges Balandier, Marc Augé. Voir Crépon Sylvain, « Du racisme biologique au différentialisme culturel. Les sources anthropologiques du GRECE », dans Crépon Sylvain et Mosbah-Natanson Sébastien (dir.), Les sciences sociales au prisme de l’extrême droite, 2008, p. 185-187.
9 Ce n’est donc pas un hasard si Alain de Benoist défend aujourd’hui, au niveau national, l’instauration d’une politique « communautariste » qui dissocierait la nationalité de la citoyenneté. Voir sur ce point Crépon Sylvain, « Du nationalisme au communautarisme », Raison présente, n° 174, 2e trimestre 2010, p. 77-88.
10 Nous empruntons ce terme à Michel de Certeau qui voit l’acte de lecture comme un « braconnage », une appropriation d’éléments symboliques glanés sur des terres étrangères. « Lire, un braconnage », dans L’invention au quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 251.